Pendant la Deuxième Guerre mondiale, des militants du Parti ouvrier internationaliste ont poussé au regroupement de soldats allemands. Le double objectif était une résistance au nazisme de l’intérieur et la préparation de la Révolution. C’est à Brest que cette expérience est allée le plus loin.
Les militants trotskistes du Parti ouvrier internationaliste (POI, Section française de la Quatrième Internationale) avaient, pendant la guerre 1939-1945, la quasi-certitude qu’elle déboucherait sur la Révolution, tout particulièrement en Allemagne. Leur objectif était donc de tenter de regrouper au sein même de l’armée allemande les militaires, sans doute nombreux, qui n’avaient pas oublié la riche expérience du mouvement ouvrier allemand. Il s’agissait de préparer ainsi des groupes de militants révolutionnaires prêts à agir en Allemagne dès que les événements se précipiteraient et, au moins, de favoriser une certaine démoralisation de l’armée allemande. Il n’était donc pas question d’accepter aussi peu que ce soit le mot d’ordre nationaliste du Parti communiste français, « À chacun son Boche », mais bien plutôt celui plus marxiste de « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Les militants du POI n’étaient pas plus d’une quinzaine sur la région brestoise, mais ce n’était pas une raison pour ne pas se lancer dans ce que l’on peut bien appeler une aventure.
Une tâche à haut risque
C’est donc à Brest que cette expérience de regroupement de soldats dans l’armée allemande fut poussée le plus loin. C’est sans doute le fait que Brest soit une ville où la garnison demeurait longtemps sur place pour la défense antiaérienne, l’entretien des sous-marins et la construction du mur de l’Atlantique qui permit à cette expérience de se développer. Sous l’influence et la direction de Robert Cruau, postier nantais venu à Brest pour échapper à la Gestapo de Nantes et qui parlait l’allemand, une partie des groupes de Brest et de Quimper fut affectée à cette tâche extrêmement risquée et dangereuse. Les autres militants étaient occupés par le travail habituel de propagande en direction du mouvement ouvrier, avec pour support le journal Front Ouvrier. Le cloisonnement entre ces deux groupes devait être étanche, mais il ne le fut sans doute pas assez. Les chiffres dont nous disposons, mais qui sont approximatifs, font état d’une quinzaine de soldats regroupés en cellule, dont sept ou huit se réclamaient de la IVe Internationale. En tout, il semble que de 25 à 30 militaires furent d’accord pour participer à la diffusion du journal en langue allemande Zeitung für Soldat und Arbeiter im Westen en direction de l’armée et de la marine. Les articles étaient rédigés par les militaires allemands.
Cette activité ne dura pas très longtemps puisque, démarrée en mars 1943, elle s’est achevée en octobre de la même année par l’arrestation de la plupart des militants du groupe trotskiste et de tous les soldats impliqués dans cette démarche. Le seul nom de soldat allemand qui reste en mémoire est celui qui vendit le réseau, Konrad Leplôw de Hambourg, dont on ne sait pas s’il était infiltré ou bien s’il avait été retourné par la police allemande. Le résultat en fut que tous les militaires ont été arrêtés et ont disparu sans que personne encore aujourd’hui ne sache ce qu’ils sont devenus. Fusillés, a dit un officier allemand à un membre du groupe français au cours de son interrogatoire à la prison de Rennes. Peut-être, mais il est aussi possible qu’ils furent expédiés directement sur le front de l’Est où il fallait beaucoup d’hommes pour faire face à l’offensive de l’armée rouge. […]
Les militants français, on sait ce qu’ils sont devenus. Robert Cruau fut abattu dès son arrestation, à l’école Bonne-Nouvelle de Brest, qui servait de prison à la Gestapo. Il est raisonnable de penser qu’il a provoqué sa mort en tentant de s’évader sans aucun espoir de réussite. Il était le seul à connaître la totalité du réseau. Yves Bodénès, Georges Berthomé, André Floc’h sont morts dans les camps. D’autres encore furent déportés mais sont revenus. Éliane Ronel, Henri Berthomé, Gérard Trévien, André Darley, Anne Kervella... Tous ceux-là et celles-là, je les ai très bien connus.
Des militants de la direction nationale du POI, Marcel Beaufrere et son épouse Odette, de passage à Brest, y ont aussi été arrêtés, provoquant une série d’arrestations importantes dans la région parisienne. À Brest, quelques militants ont échappé aux arrestations, André Calvès, Jean Mallégol et Micheline Trévien, du groupe Front ouvrier. D’autres ont été arrêtés et gardés en prison à Rennes durant trois ou quatre mois. Au total, l’addition fut très lourde. […]
Extraits de l'article paru dans Rouge n° 2073, 15 juillet 2004)
Témoignage d'André Calvès dans son livre Sans bottes, ni médailles. Un trotskyste breton dans la guerre
Un groupe de copains nantais est arrivé. Robert Cruau, les deux frères Berthomé, et un autre gars qui ne restera pas. Ils ont dû quitter Nantes à la suite de je ne sais quelle affaire. Robert Cruau est d'une activité débordante. Il constitue une seconde cellule et recrute, un peu trop vite de l'avis (peut-être timoré) des militants brestois.
Robert Cruau parle allemand et envisage de développer la propagande en direction des militaires nombreux à Brest.
Il prend contact avec Paris et nous recevons Arbeiter und Soldat, journal clandestin animé par le camarade émigré Paul Widelin (de son vrai nom Martin Monat) qui sera arrêté et fusillé par la Gestapo en juillet 1944.
Robert rédige aussi des tracts en allemand. Je n'ai pas oublié la pénible corvée qui consiste à taper un stencil dans une langue qu'on ignore. En outre, je tape cela dans une cachette aménagée près de la maison dans le jardin. C'est peu confortable. Pourtant, elle n'est pas mal faite. Un premier puits de deux mètres de profondeur. Sur un côté de ce puits commence la cachette qui descend encore un peu, fait 1,50 mètre de long, 1 mètre de large et 1,60 mètre de haut. La cachette est cimentée. Le plafond est renforcé pour éviter des chutes de terre. Un fil électrique va, à travers la terre, jusqu'à la cave. Une prise est dissimulée entre deux pierres du mur de la cave. En cas d'alerte, on peut vite débrancher et remettre un peu de terre sur la prise. Le courant ne sert pas seulement à éclairer, mais à chauffer parfois, car l'humidité abîmerait vite le matériel.
On sort de la cachette par une petite ouverture donnant dans le puits. Cette ouverture est camouflée par une plaque de bois bien terreuse. On sort du puits et on pose une plaque métallique recouverte de terre et même de fleurs. Si quelqu'un a l'idée de gratter là, et de retirer la plaque, il voit seulement un puits avec, au fond, quelques vieilles boîtes de conserves. Bien entendu, il faut être jeune pour se glisser dans cette cache. Elle est bonne et ne sera pas découverte.
En principe, seuls quelques camarades s'occupent de placer des tracts allemands dans de bons endroits.
Mon oncle Marcel, n'ayant plus d'embarquement, travaille à Brest. Il a perdu confiance dans le Komintern et milite avec nous. Un soir, il arrive avec un œil bien poché. Il a eu la folle idée de donner directement des tracts à quatre Allemands dans un bistrot. Un des soldats lui a donné un coup de poing et l'a poussé dehors.
Marcel met quelque temps à réaliser que ce soldat était sans doute antinazi. Un nazi l'aurait arrêté aussitôt. Marcel jure qu'il est revenu en faisant mille détours et en s'assurant qu'il n'était pas suivi.
Robert Cruau a la chance de contacter un sergent dont le père était responsable communiste. Ce sergent est déjà assez politisé. Il peut utiliser parfois certains cachets et rendra bien des services à plusieurs copains. André Darley contacte un autre Allemand de la DCA.
Très vite, il y aura un petit groupe qui rédige une feuille que nous tirons à une centaine d'exemplaires, Arbeiter im Westen. Selon Robert, la feuille touche très directement vingt-sept soldats et marins.
Mais les cloisonnements sont mal assurés. Un jour, Robert réunit dix soldats chez une copine fraîchement recrutée et qui a une maison sur la route du Vallen. Dix soldats ensemble ! C'est de la folie. Personne ne le dit. On croit tous, bêtement, que tout ira toujours bien.
Pourtant, c'est une année qui ferait dire à un passionné de turf : « La chance passe. Je ne joue plus pendant un temps.»