Il y a près de 50 ans, la police parisienne réprimait et assassinait près de 200 Algériens qui manifestaient contre le couvre-feu dont ils étaient victimes, en pleine guerre d’Algérie. «Ici on noie les Algériens » : l’inscription, tracée à la peinture noire sur les quais de Seine dans les semaines qui ont suivi la manifestation du 17 octobre 1961, a été choisie comme emblème par le collectif « 17 octobre contre l’oubli », qui a obtenu de la mairie de Paris la pose d’une plaque commémorative du massacre par la police française de près de 200 Algériens. Ce terrible événement, qui a été l’objet de travaux historiques et de luttes pour la mémoire, est aujourd’hui bien connu. Il est d’autant plus regrettable qu’il soit présenté de manière fausse, dans Hors-la-loi, le film de Rachid Bouchareb, comme une manœuvre délibérée de la part du FLN afin d’entraîner la répression de la part de la police française. C’est une des raisons pour lesquelles les historiennes Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault, spécialistes de la guerre d’Algérie, expliquent, dans une interview filmée croisée publiée sur le site Mediapart, qu’il s’agit d’un mauvais film, avec de nombreuses erreurs historiques, même s’il faut le défendre contre les attaques aux relents colonialistes de la droite.
Manifester contre les humiliationsLe 17 octobre 1961 s’inscrit dans un contexte d’impopularité croissante de la guerre d’Algérie. En 1960, le procès des « porteurs de valises » du réseau Janson, soutenus par les intellectuels et artistes du Manifeste des 121, la manifestation pour la paix organisée en octobre par l’Unef, sont des preuves du rejet croissant de la guerre. Les ultras de l’Algérie française sentent que la situation leur échappe, savent que le pouvoir négocie avec le FLN, et se radicalisent de façon violente. Si négociations il y a, la répression contre le FLN ne cesse pas pour autant. En région parisienne, où vivent de nombreux travailleurs algériens, le préfet Maurice Papon, celui-là même qui avait organisé les rafles de Juifs sous Vichy, donne carte blanche à la police pour harceler les Algériens. Des groupes para-policiers, composés de partisans de l’Algérie française, enlèvent, frappent et assassinent des Algériens. L’anti-communisme est un critère de recrutement pour entrer dans la police parisienne et l’influence de l’extrême droite s’y fait largement sentir. Le 5 octobre 1961, Papon met en place une législation spéciale imposant un couvre-feu pour les « travailleurs algériens musulmans » qui doivent « s’abstenir de circuler » en région parisienne entre 20h30 et 5h30. Cette décision réactive un couvre-feu déjà instauré en 1958, mais qui n’est plus appliqué. Alors que de manière choquante, dans Hors-la-loi, cette phrase est mise dans la bouche d’un dirigeant du FLN, c’est bien Papon qui prononce le célèbre : « Pour un coup reçu nous en rendrons dix ». La situation devient intenable pour les Algériens à Paris : contrôles d’identité incessants, brimades, arrestations et perquisitions. Poussés par leur base, excédée par ces humiliations, les responsables locaux du FLN demandent au Comité fédéral l’autorisation d’organiser une manifestation afin de défier le couvre-feu en défilant après 20h30. L’objectif est ainsi d’en démontrer l’inanité. Le Comité fédéral accepte mais, dans une période où l’opinion publique française est un enjeu, veut éviter tout risque de débordement. Les manifestants, dont beaucoup viennent des bidonvilles de la région parisienne, sont fouillés au départ afin d’éviter tout port d’armes. Ils ont revêtu leurs plus beaux habits, par souci de dignité. La présence des femmes, gage d’esprit pacifique, est autorisée, et des militants français, membres des réseaux de solidarité, sont présents comme observateurs.
Un massacre organiséLes manifestants sont très nombreux, plus de 20 000, et ils empruntent plusieurs parcours : des Champs-Élysées vers Concorde, de la place de la République et Saint-Lazare vers Opéra, dans le quartier latin. Ce chiffre témoigne d’un succès qui dépasse les simples consignes d’un FLN qui « tiendrait » la population algérienne. Mais la police reçoit l’ordre d’empêcher la manifestation par tous les moyens. Les arrestations sont massives : plus de 11 500 selon la préfecture, avec des autobus réquisitionnés. Les charges policières sont violentes, les agents tirent sur la foule, notamment dans le boulevard de Bonne-Nouvelle. Les Algériens, victimes d’une véritable chasse au faciès, sont entassés dans des gymnases dans des conditions déplorables. Nombre d’entre eux décèdent des suites de leurs blessures, des cadavres sont encore charriés par la Seine plusieurs jours après la manifestation. Le signal a été donné et les violences et les meurtres continuent après cette date. La presse et la gauche déplorent cette violente répression. Mais, dans la mémoire de la gauche, la répression de la guerre d’Algérie est longtemps symbolisée par les huit morts communistes du métro Charonne, tués lors d’une manifestation anti-OAS le 8 février 1962. Dans les années 1980, ce sont les associations qui réactivent la mémoire de ce crime, témoignage des pratiques d’un État colonial en guerre, du mépris dans lequel les Algériens étaient tenus par le pouvoir et par la police. Sylvain PattieuÀ lire : Jean-Luc Einaudi, Octobre 1961. Un massacre à Paris, Fayard, 2001.Sylvie Thénault, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Flammarion, 2005.