La journée nationale de mobilisation du 8 février restera dans les annales. À Athènes, la manif, qui avait regroupé le 25 janvier au plus fort 10 000 manifestantEs, a dépassé cette fois les 20 000, atteignant peut-être 25 000
On s’attendait à une grosse manif, comme le méritent les réponses de Mitsotakis à la très forte mobilisation universitaire contre son projet ancestral de facs privées : répression (charge sauvage des flics à la fac de droit de Komotini à la suite apparemment d’une demande des étudiants de la droite de Mitsotakis contre la décision majoritaire d’occupation !), menaces de procureurs contre des étudiantEs, des enseignantEs, des présidentEs d’université, calomnies officielles et médiatiques sur une « minorité » qualifiée de « voleurs de l’université ». On n’a pas été déçus.
En tête, derrière une banderole claquante (« La majorité a parlé : Non aux facs privées! Gratuité des études, valorisation de nos diplômes! »), les étudiantEs de Komotini et d’une fac de Salonique victime elle aussi de la violence policière. Quelques milliers d’étudiantEs sont venuEs de plusieurs villes du pays (gros cortèges de la Crète, de Patras…), même si s’y déroulaient en même temps de belles manifs. Un des slogans résume et la situation et la combativité de masse : « L’histoire, nous l’écrivons avec les AG, les occupations, les manifs ». Et cette fois, les enseignantEs étaient très nombreuxEs, des centaines avec OLME (syndicat unique du secondaire) et POSDEP (idem pour l’université), mais défilaient aussi des délégations de soignantEs de l’hôpital, d’avocatEs…
C’est un tournant évident dans cette mobilisation qui est évidemment difficile : la gauche radicale et révolutionnaire et le KKE soutiennent pleinement le mouvement et y sont engagés. Même si une délégation de Syriza était présente dans le cortège athénien (ainsi qu’une délégation du groupe de députés Nea Aristera, qui ont quitté récemment Syriza), certains de ses députéEs ne cachent pas qu’ils sont pour les facs privées (avec tout le blabla sur leur respect pour les facs publiques !). Et le Pasok prétend s’opposer au projet de Mitsotakis sous l’angle constitutionnel : il ne faut pas contourner l’article 16 comme voudrait le faire Mitsotakis, il faut une révision constitutionnelle, mais pour le reste, le Pasok voit d’un œil favorable les facs privées ! Pourtant, ce qui apparaît plus clairement semaine après semaine, c’est que cette bataille historique peut être gagnée face à un gouvernement en difficulté (mobilisation croissante des agriculteurEs, vote cinglant du Parlement européen cette semaine condamnant les graves atteintes à l’État de droit sous Mitsotakis défendu par – pas toute ! – la droite et l’extrême-droite européennes (divergences internes, etc.).
Un projet à long terme
Le ministre de l’Éducation Pierrakakis a enfin présenté le projet : des facs étrangères seraient autorisées à créer des annexes en Grèce sous statut privé, avec droits d’inscription et diverses pseudo-obligations qui ne peuvent cacher l’essentiel. La clientèle visée (car il s’agit de cela !) ressemble à un catalogue à la Prévert, et l’objectif immédiat, qui peut faire douter du succès de l’entreprise, ce sont des lycéenNEs ayant obtenu des notes faibles aux examens d’accès à la fac publique...mais pouvant débourser des dizaines de milliers d’euros pour s’inscrire dans un établissement privé dispensant « des services universitaires », dont les diplômes seront reconnus par l’État grec.
Pour l’heure, le seul projet évoqué concrètement est celui d’une fac privée chypriote qui voudrait créer une annexe en médecine, avec semble-t-il le soutien d’un groupe financier américain qui contrôle déjà des hôpitaux privés grecs ! On a donc du mal à percevoir l’intérêt et l’objectif profonds d’un projet explosif et de toutes façons miné par l’article 16 de la Constitution, très clair sur l’impossibilité de créer en Grèce une fac privée, alors que par ailleurs la législation européenne (prétextée par Mitsotakis) n’oblige pas un état à autoriser la création de facs privées.
Il semble que l’objectif est double. En passant par-dessus la Constitution, la droite veut certes offrir d’immédiats profits à ses amis patrons : dans le cas de la fac privée chypriote participerait aussi Lamda Development, un des principaux groupes grecs d’investissement immobilier, sans oublier, pour admirer encore une fois le réseau familial, que la fille de Mitsotakis a travaillé dans le groupe américain comme « manager »... Et surtout, le projet de fond semble être d’affaiblir toujours plus l’université publique : manque de moyens (les enseignantEs de l’université Polytechnique d’Athènes soulignent qu’en quelques années, ils sont passés de 750 à 450), financements en baisse, mensonges sur son niveau et ses coopérations internationales, alors que celle-ci est partout engagée depuis longtemps dans des projets et des liens à l’international… Et cette politique a pour but de pousser à aller vers le privé, qui aura droit par des combines à des financements publics. Tout cela en masquant la réalité : si on regarde les classements internationaux (et quoi qu’on pense de ceux-ci !), le bilan est sans appel pour les actuels « collèges universitaires » privés qui existent depuis pas mal de temps et qui pourraient bientôt avoir droit à la reconnaissance académique de leurs « diplômes » grâce au protocole de Lisbonne : toutes les universités publiques sont loin devant le premier de ces collèges, dont la plupart sont dans les abîmes des classements ! Pour essayer de rendre « attirantes » les facs privées que veut imposer Mitsotakis, une seule solution pour lui : casser complètement l’université publique.
Les étudiantEs ont tout compris !
Or, les étudiantEs ont immédiatement compris le danger. Dans un contexte d’affaiblissement continu des moyens, le danger est moins la « concurrence immédiate » du privé que l’aggravation accélérée de la sélection sociale et des problèmes de l’université publique, qui sera peu à peu soumise au régime du privé. Ainsi, à côté de mesures comme des « réformes » managériales des organes de direction, viennent d’être décidés des frais d’inscription pour les étudiantEs étrangerEs. À terme, c’est l’exclusion du droit aux études pour les enfants des classes populaires, et l’étouffement des libertés pédagogiques.
L’enjeu de la bataille en cours ici nous renvoie aux débats en France en 1984, où seuls des courants autour de l’École émancipée ou de la LCR exigeaient la nationalisation de l’école privée, précisément pour éviter qu’à terme, ce soit l’école privée qui gangrène et fasse périr l’école publique ! On voit où se trouve aujourd’hui l’école publique en France, au bord de l’effondrement, alors que se multiplient les cadeaux au privé… Ce qui commence à devenir désormais clair pour beaucoup en France au bout de quarante ans, est immédiatement perçu ici par le mouvement contre les facs privées. Ainsi le Conseil des présidentEs des départements de la Faculté méditerranéenne en Crète déclare-t-il : « Nous considérons que la discussion sur l’enseignement supérieur devrait se concentrer sur l’avenir des universités publiques, sur les grands problèmes qu’elles rencontrent et principalement sur le soutien effectif de l’État », appelant le ministère à ne pas déposer de dispositions de loi pour fonder des facultés privées en contournant l’article 16, mais à prendre immédiatement de substantielles mesures de soutien aux universités publiques (cité par le quotidien Ef Syn). De même, le regroupement Syspirossi des enseignantEs du supérieur déclare : « La seule université libre est l’université publique » (idem) ! Sans oublier que des facs comme celle de Patras refusent d’organiser les examens à distance que veut imposer le pouvoir pour casser le mouvement étudiant ou la déclaration unanime (y compris le courant de la droite) du congrès de POSDEP de condamnation du projet de facs privées. Avec une conscience des enjeux aussi nette et fort massive, le mouvement non seulement peut résister aux attaques continuelles de la droite et de ses médias aux ordres, mais il est une invitation à ce que la question de l’école publique soit (re)posée au niveau européen : le catastrophique libéralisme dans le secteur de l’éducation s’appuie sur des directives européennes, telles la « stratégie de Lisbonne » ou « processus de Bologne »...
Dans les jours ou les semaines qui viennent, le mouvement étudiant et universitaire et ses alliéEs veulent accentuer les mobilisations pour gagner, et cela alors que plus de 250 départements universitaires sont occupés. Ils devront bien sûr veiller à éviter les divisions internes. Après les manifs de jeudi s’est tenue la coordination nationale, en présence de 2 000 étudiantEs, mais dans une autre fac se tenait une coordination à l’appel du courant de la KNE (JC grecque, dont le courant syndical a remporté les élections universitaires). Cette division, agrémentée d’ailleurs de quelques échanges de coups dans la manif entre KNE et un groupe d’extrême gauche, est d’autant plus malvenue que les revendications sont unanimes, facteur de confiance pour tout le mouvement. Même si la KNE et quelques groupes de gauche radicale veulent inclure Syriza dans leurs condamnations, la lutte se concentre sur l’objectif de renvoyer à la poubelle un projet porté violemment par la droite, qui gouverne depuis 2019 et attaque frontalement la jeunesse scolarisée et les personnels de l’Éducation….
Un des axes sur lesquels tout le monde s’accorde aussi est le lien aux luttes des travailleurEs, et le mouvement voit ainsi comme une étape importante la grève de la Fonction publique appelée pour le 28 février par ADEDY (Fédération du secteur public) et aussi par des branches du privé et des unions locales. Mais sans attendre, un objectif dans cette situation brûlante devrait être contre la marchandisation de l’enseignement incitée par l’Europe libérale, la grève de toute l’Éducation nationale : les attaques contre l’enseignement secondaire (bachotage permanent pour les élèves, inspections sanctions contre les enseignantEs…) et le manque de moyens (fréquentes chutes de vieux plâtres dans des classes…) exigent une riposte urgente de tout le secteur.
Et bien sûr, un facteur clé sera aussi la solidarité internationale : contre l’Europe du capital et de l’école privée, les étudiantEs montrent la voie en Grèce, pour une Europe des jeunes et des travailleurEs, pour l’école publique et gratuite, le droit aux études pour toutes et tous, et pour le plein emploi avec respect de tous les droits sociaux !
Athènes, le 11 février 2024