Le déchaînement de la police qui a tué, le 6 mai 2021, 28 personnes dans une favela a une fois de plus mis en évidence le racisme et la violence à l’égard des pauvres à Rio de Janeiro. Mais elle suggère également une offensive nationale contre la division des pouvoirs, opération dans laquelle les agents en uniforme jouent un rôle clé.
Chacina: meurtre collectif, action de tuer plusieurs personnes en même temps, massacre. C’est ce qui s’est passé le jeudi 6 mai à Jacarezinho, une favela de la zone nord de Rio de Janeiro, lorsque la police civile [par «opposition» à la police militaire] a tué 28 personnes lors d’une opération qui visait, soi-disant, à capturer les chefs du Commandement rouge (Comando Vermelho). Selon les forces de sécurité, les membres du groupe armé y recrutaient des enfants et des adolescents pour le trafic de drogue. Il s’agit du plus grand massacre perpétré par la police dans l’histoire de l’État de Rio de Janeiro.
«Il était prévu de rechercher des criminels connus et de les exécuter, mais au début de la procédure, un policier civil a été tué. Cela a probablement transformé quelque chose qui pouvait déjà être hautement meurtrier en une opération incontrôlée», a déclaré à Brecha Silvia Ramos, sociologue et coordinatrice du réseau de l’Observatoire de la sécurité du Centre d’étude de la sécurité et de la citoyenneté (CESEC) de l’université Cândido Mendes. Lorsqu’un policier est tué dans une communauté, la vengeance suit généralement, par le biais de groupes paramilitaires ou de policiers privés. Mais dans ce cas, selon l’analyse de Silvia Ramos, l’opération est devenue une vengeance au moment même où l’opération officielle a été exécutée. Sur les 21 mandats d’arrêt, les agents n’en ont exécuté que trois. Les scènes de crime ont été modifiées par la police et les informations qui ont transpiré jusqu’à présent reposent, avant tout, sur la parole des forces de l’ordre.
Mesurer les forces
L’action de la police allait contre la décision du Tribunal suprême fédéral (STF- Supremo Tribunal Federal) de juin 2020 d’interdire les opérations dans les favelas pendant la pandémie, sauf dans les cas d’«exception extrême». Cette décision a contribué à faire baisser le taux de létalité de la police. Allan Turnowski, secrétaire d’État de la police civile, a déclaré lors de sa prise de fonction, en septembre 2020, que la situation à Rio était exceptionnelle et que, par conséquent, ils mèneraient des actions répressives malgré l’opposition du Tribunal suprême fédéral. Dès le mois suivant, le nombre de décès causés par les agents dans l’État de Rio de Janeiro a augmenté de manière exponentielle. En 2021, selon les données de l’Institut de sécurité publique du gouvernement de l’État de Rio, la police a tué 149 personnes en janvier, 147 en février et 157 en mars, soit le pire bilan trimestriel jamais enregistré.
Silvia Ramos établit un lien entre l’investiture du gouverneur Cláudio Castro, membre du Parti social-chrétien (PSC) de droite, et la participation accrue de la police civile aux opérations de haute létalité, qui sont généralement menées par la police militaire. En fait, ce massacre «était une démonstration de force corporatiste par une institution qui commençait à avoir un rôle très important et qui avait déjà montré des signes qu’elle ne respecterait pas la décision du STF», a déclaré l’analyste.
Depuis l’extinction du Secrétariat à la sécurité publique en 2018, décidée par l’ancien gouverneur Wilson Witzel (un homme d’ultra-droite qui a été destitué pour des accusations d’irrégularités dans les contrats de santé passés pendant la pandémie), «la police a commencé à s’adresser directement aux autres branches du gouvernement», explique la sociologue. Dans ce cas, dit-elle, «la police civile s’adresse au Tribunal suprême, dans une position de confrontation franche et explicite.» Cette déclaration de Silvia Ramos est étayée par un rapport des Services de renseignement militaires révélé par la grande chaîne d’information Uol lundi 10 mai, dans lequel les officiers en uniforme établissent un lien entre les restrictions imposées par le STF et le renforcement du trafic de drogue. Pour Federico Rivas, ce qui se cache derrière le massacre est un signal: «La police civile a dit: “Nous allons travailler comme nous le voulons et nous allons tuer ce que nous devons tuer”. C’est un message très fort pour la république, pour l’existence d’autres pouvoirs, de freins et de contrepoids.»
Discours et consensus
«C’étaient tous des criminels», s’est empressé de dire le général Hamilton Mourão, le vice-président brésilien, à propos des personnes tuées à Jacarezinho. Le président Jair Bolsonaro – qui avait rencontré Cláudio Castro la veille du massacre – a félicité la police sur Twitter: «En traitant les trafiquants qui volent, tuent et détruisent des familles comme des victimes, les médias et la gauche les assimilent au citoyen ordinaire et honnête qui respecte la loi et les autres. Il s’agit d’une grave offense à la population, qui a longtemps été prise en otage par le crime. Félicitations à la police civile de Rio de Janeiro!» Pour sa part, Cláudio Castro a affirmé que l’opération représentait «l’accomplissement fidèle de dizaines de mandats et de dix mois de travail d’enquête qui ont révélé la routine de terreur et d’humiliation que le trafic imposait aux habitants.»
La coordinatrice du CESEC a déclaré à Brecha qu’«il existe une relation dans le discours entre la police, les forces armées et le bolsonarisme qui cherche à légitimer la police par la protection supposée des enfants et des adolescents». Cependant, selon Folha de São Paulo, le rapport de la police civile a retiré des objectifs de l’opération la lutte supposée contre le recrutement d’adolescents pour le trafic de drogue». Qu’ils soient ou non des criminels, la loi brésilienne prévoit des procès équitables, pas des exécutions.
Dans un entretien publié dans l’édition brésilienne du quotidien El País, Joel Luiz Costa, avocat pénaliste né à Jacarezinho et coordinateur de l’Institut pour la défense de la population noire, déclare: «La peine de mort n’est autorisée au Brésil qu’en temps de guerre. Et si je ne me trompe pas, le Brésil n’est pas en guerre. A moins que le Brésil ne soit en guerre contre son propre peuple. Dans ce cas, il s’agit d’un peuple très bien défini. Un peuple noir, pauvre, favelado et périphérique». Et il a ajouté: «S’il n’y a pas de guerre, nous ne pouvons pas «naturaliser» une mort ou une exécution. Même si c’est dans des scénarios de conflit, vous ne pouvez pas tuer 24 personnes à la suite en l’espace de trois heures. Ce n’est pas un conflit, c’est une exécution.»
Les cibles
«Il y a un radicalisme raciste: la police entre dans la favela et tue systématiquement les jeunes hommes noirs. Les politiques de sécurité sont ouvertement violentes, racistes et discriminatoires à l’égard des communautés», déclare Federico Rivas. Il explique que «ce qui alimente ce type de politique institutionnelle de sécurité, c’est l’inexistence de toute sanction, de tout contrôle et de toute évaluation du travail de la police, et la tentative quotidienne de chercher une légitimité à cette barbarie.» Mais il ajoute: «Cette logique, en plus d’être injuste et anti-civilisationnelle, est inutile et inefficace. La police de Rio utilise une politique extrême, qui a pour conséquence de renforcer le trafic et les milices». Le Bureau des droits de l’homme des Nations unies a condamné l’opération et a appelé à «une discussion large et inclusive au Brésil sur le modèle actuel de maintien de l’ordre dans les favelas, qui sont prises dans un cercle vicieux de violence meurtrière, avec un impact dramatiquement croissant sur les populations pauvres et marginalisées».
Dans ce sens, un autre événement récent a attiré l’attention sur la violence contre la population noire dans le pays: deux jeunes hommes noirs, âgés de 29 et 19 ans, oncle et neveu, ont été retrouvés assassinés et portant des marques de torture dans le coffre d’une voiture après avoir volé de la viande dans un supermarché de Salvador de Bahia. Trois agents de sécurité du supermarché ont été emprisonnés, ainsi que quatre autres personnes, des trafiquants de drogue présumés auxquels les jeunes hommes avaient été remis. Ils sont tous présumés responsables des meurtres. Voilà des cartes postales d’un pays où la lutte contre la criminalité sert de combustible à un feu de joie dans lequel brûlent toujours les mêmes personnes.
Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 14 mai 2021; traduction de la rédaction d’A l’Encontre