Publié le Samedi 19 octobre 2019 à 10h00.

Catalogne. Plein succès pour la journée de grève générale de ce vendredi 18 octobre. Pour quelle suite?

Appelée par les indépendantistes Intersindical-CSC et Intersindical Alternativa de Catalunya (IAC) mais boycottée par les historiques et non exclusivement catalanes Commissions Ouvrières et UGT, elle a été estimée par la Généralité globalement à 30% chez les fonctionnaires, dont 43% chez les profs du public et 35% chez ceux du privé, toutes les facs ont été fermées, les étudiants ayant bouclé aujourd’hui leur 3e jour de grève active. Dans les hôpitaux les chiffres se sont situés à 25% pour le public et 19% pour les centres privés. 13,2% aussi chez les cheminots, 9% pour métro et bus de Barcelone. Les dockers du port de Barcelone, un des secteurs à s'être le plus massivement prononcé pour la grève, ont manifesté le matin sur la Via Laietana. La direction de Seat avait, quant à elle, décidé de cesser toute production pour la journée. La moitié du petit commerce de Barcelone est restée fermée et, selon le président de son syndicat, ce chiffre devrait augmenter dans la journée. Au total la participation à la grève a dépassé, selon les syndicats à l’origine de l’appel, celle du 3 octobre 2017 qui, pourtant avait constitué un record de participation sur les 25 dernières années (lire : https://blogs.mediapart.fr/antoine-montpellier/blog/191217/catalogne-retour-sur-une-greve-generale-comme-nen-pas-connu-depuis-longtemps)

Marche et grève !

Les marches pour la Liberté, parties il y a 3 jours depuis 4 villes, situées plus ou moins à 100 km de la capitale, sont entrées, rejointes, sur la fin, par une colonne structurée par les CDR depuis la proche Castelldefels, dans un impressionnant flot de manifestants, dans la capitale et ont rassemblé, en convergeant avec les grévistes et autres mobilisés sur la ville, 500 000 personnes selon la Police Urbaine, 750 000 selon les organisateurs. La tête du cortège, qui s’est ébranlé à 17h, portait la revendication « Pour les droits et les libertés, grève générale ». Les slogans les plus repris, « Indépendance ! » et « Liberté ! », ont couvert le bruit des hélicoptères de la police qui survolait le centre de la ville.

Le moment politique de la mobilisation sociale et civique

A la fin de la manifestation, parmi les interventions des orateurs, on relèvera celle, combative, de la présidente de l’ANC qui, depuis quelque temps déjà, n’hésite pas à prendre à rebrousse-poil les partis indépendantistes tentés, comme les républicains d’ERC mais, on le sent bien, aussi chez certains « puigdemontistes » du PDeCAT ou de Junts per Cat, de renvoyer l’indépendance aux calendes grecques. Elle  leur a demandé sans ambages de se préparer, dans la démarche non-violente qu’elle revendique, à  « défendre et soutenir, le moment venu, la déclaration d’indépendance car, a-t-elle ajouté, les gens, eux, se sont mis en marche et répondront présents. Nous sommes prêts, nous demandons à nos partis que cela devienne leur priorité ». Sévère, elle a demandé à ceux qui seraient « fatigués », de se mettre sur le côté pour que d’autres prennent le relais car « collectivement nous ne pouvons pas cesser d’aller de l’avant » ! Et pour enfoncer le clou « Peu nous importe le nombre de députés que, chacun, vous avez ».  De fait, les « politiques » n’étaient pas au rendez-vous, si l’on excepte le républicain vice-président de la Généralité, Pere Aragonès, arrivé à la toute fin du rassemblement. Le dirigeant de l’autre grande organisation de la société civile, Òmnium Cultural, a réitéré son appel à organiser la désobéissance et la résistance non-violente tout en déclarant, dans un optimisme quelque peu forcé, que « les prisonniers politiques n’incarnaient aucunement une défaite mais bien plutôt l’idée qu’un pas de plus vers la victoire avait  été fait ». A quoi lui a répondu le cri scandé par la foule « Le peuple uni ne sera plus jamais opprimé ! ». Il a, par ailleurs, lu un message de Jordi Cuixart, le président emprisonné de cette organisation , qui disait, entre autres choses, que « la menace de la prison ou de la répression ne sera jamais un frein aux aspirations démocratiques de la société catalane » . En conclusion l’orateur soutint que « le droit de grève se gagne en faisant grève, le droit de manifester se gagne en manifestant et le droit de vote se gagne en votant » !

Les représentants des syndicats se sont félicités du succès des grèves, en particulier dans l’éducation où celles des étudiants et autres élèves ont  été parmi les plus importantes de ces dernières années.

Il serait enfin injuste d’oublier l’importance des manifestations qui, malgré les départs massifs vers la capitale, se tenues dans d’autres villes comme à Girona ou à Tarragona (30 000). 

Des voies de communication ont été coupées en divers points comme au port de Tarragona où l'entrée des camions a été rendue impossible. L'entrée dans la prestigieuse Sagrada Familia de Barcelone a également été bloquée et la direction a décidé sa fermeture pour la journée. A la mi-jounée, 57 vols avaient été annulés au départ de Barcelone El Prat.

En soirée de violents affrontements étaient en cours dans la capitale entre des groupes de manifestants construisant des barricades, faisant brûler des conteneurs… face aux charges de la police espagnole et catalane.

Enfin, mis à part quelques tentatives courageuses, mais très minoritaires, de soutien, ici ou là, en particulier au Pays Basque et dans le Pays valencien, le reste de l’Etat espagnol ne s’est pas senti concerné par la mobilisation catalane. Lourde et handicapante donnée structurelle dont tire profit le Gouvernement de Madrid et les faux frères ennemis espagnolistes du PSOE, du PP et de Ciudadanos, tous aimantés, sur l’un de ses grands sujets de prédilection, l’unité de l’Espagne, par l’extrême droite.

Une victoire sur Madrid … en pleine crise de l’indépendantisme et de quelques autres

Cette mobilisation coïncide avec un approfondissement de la grave crise que connaissent le Govern et les partis indépendantistes : le président de la Généralité, Quim Torra, a annoncé, en surprenant son propre entourage, que la proclamation de l'indépendance, via un nouveau référendum, devait être mis à l'ordre du jour avant la fin de la législature. Idée rejetée à la fois par ERC et la CUP, pour des raisons différentes, voire opposées. Les Communs d'Ada Colau se sont joints à ceux qui, comme le PSOE, le PP et Ciudadanos, demandent la démission de Quim Torra. Division aussi sur la responsabilité des violences policières, spécialement celles des Mossos : l'ANC demande, pour le comportement répressif de ceux-ci, la démission du "conseller" de l'Intérieur du Govern qui a, en revanche, reçu le soutien de Junts per Cat et du PDeC. Au milieu, dans une position inconfortable, Quim Torra n’a pas hésité à défiler hier avec les « marcheurs », en appelant à mobiliser toujours plus, tout en finissant par condamner la violence de certains manifestants sans cependant s’étendre sur celle des policiers. Certains à ERC appellent tout net à de nouvelles élections au Parlament catalan pour que se dégage une majorité permettant de sortir l’indépendantisme du chaos dans lequel il est immergé. Vers où ? Vers une négociation avec Madrid que ce parti défendait avant les condamnations de lundi alors que Pedro Sánchez en rajoute, surenchère électorale avec la droite oblige, sur la nécessité absolue de respecter la sentence du Tribunal Suprême et sur son refus net d’envisager  une quelconque amnistie ?

En clair la riposte populaire massive aux condamnations, initialement impulsée par Tsunami Democràtic, mais par la suite prise en charge surtout par les CDR, met en porte-à-faux l'indépendantisme majoritaire qui était déjà très divisé avant le prononcé des sentences contre les prisonniers politiques. Le débat sur violence/non violence finit de déstabiliser et fracturer plus encore cette représentation politique de l'indépendantisme : tout un secteur de la jeunesse est en rupture1 avec le pari de la modération et des manoeuvres institutionnalistes qui la caractérise. Résultat : Madrid déstabilisé par la massivité et, pour une partie non-négligeable quoique très minoritaire, la radicalité de la protestation populaire a le pouvoir, voire la tentation, d’accentuer la répression en assumant de donner de l’écho aux « radicaux ». Cela, dans une logique délibérée de politique du pire visant à accentuer les contradictions et les divisions d’un indépendantisme institutionnel désarçonné et divisé sur la stratégie à adopter comme par cette émergence de la violence populaire qu’il condamne. Reste à voir si des entités comme l'ANC, Omnium, Tsunami Democràtic ou les CDR ont la capacité politique de contribuer à résoudre cette complexe situation de crise sans décevoir une mobilisation populaire où les non-violents et les « violents » coexistent, pour l’instant, sans se gêner. Mais sans qu’il soit interdit de penser que le vide politique du côté des partis indépendantistes légalistes et/ou des provocations de Madrid fassent pencher une partie des premiers vers les seconds, une autre partie assumant que la complémentarité des deux ait, tout compte fait, sa raison d’être. 

Une nouvelle fois, cette grève générale en est l'illustration mais plus éclatante que jamais, est faite la démonstration de l'énorme écart existant entre ce que, d’une part, exprime avec force la rue (voir aussi la dernière Diada), qui, semble-t-il, met en mouvement, nouveauté de la situation, des secteurs non-indépendantistes exaspérés par le "système" (selon eux, Govern compris), et, d’autre part, sa supposée, et si peu satisfaisante, représentation politique. Etant entendu que ceux qui, comme Podemos ou les Communs, ont dilapidé l’attractivité première que leur donnait d’être le prolongement indirect des Indignés au profit de pratiques institutionnelles de plus en plus conventionnelles et « systémiques », ne sont pas en mesure de peser dans cette situation. La Catalogne, au demeurant, aura très tôt signifié leur manque d’opérativité stratégique sur le terrain, certes historiquement conflictuel mais pourtant bien balisé par une partie de la gauche des années 30, des questions nationales.

Extrader ou pas Carles Puigdemont ?

Enfin ne sous-estimons pas les possibles conséquences de la nouvelle tentative de la justice espagnole d’obtenir de la Belgique l’extradition de l’ancien président de la Catalogne Carles Puigdemont qui est ressorti libre de sa comparution ce matin du bureau du juge instruisant la demande de Madrid. Motivée par l’idée que les condamnations prononcées légitiment désormais que le principal responsable des évènements de 2017 rende à son tour des comptes, cette démarche expose l’Espagne à un nouveau camouflet européen, qui serait perçu comme une victoire redonnant des couleurs à l’indépendantisme politique, ou, à l’inverse, si elle  débouche sur une extradition, elle risque de mettre le feu aux poudres à plus large échelle que ce qui se voit en ce moment dans les nocturnes barcelonaises. Avec quelle reconfiguration du rapport de force entre les forces en présence ? 

Antoine Rabadan

  • 1. Independentistas desengañados, anarquistas y jóvenes apolíticos: el núcleo duro de los disturbios (Indépendantistes désillusionnés, anarchistes et jeunes apolitiques : le noyau dur des émeutes)