Publié le Jeudi 12 mai 2011 à 23h34.

->Contribution de Grégoire Chamayou : les révolutions arabes sont-elles solubles dans les démocraties à l’américaine ?

Alors que les révolutions arabes battaient déjà leur plein, le New York Times dressait un tableau comparatif entre plusieurs pays, sur plusieurs indicateurs, afin de cerner les facteurs déclenchants de la révolte. La leçon était que la combinaison entre de fortes inégalités sociales, un coût élevé de la nourriture, un régime politique autoritaire et un taux significatif d’accès à internet formait, sans surprise, un cocktail explosif. Mais le même tableau, un peu involontairement, suggérait aussi autre chose. De ces alignements simplistes de chiffres, ressortait encore le fait suivant : dans le panel des pays considérés, les États-Unis (qui n’y figuraient qu’à titre indicatif, en bas de page), présentaient, par contraste avec les pays arabes, un profil atypique, cumulant à la fois des niveaux stratosphériques d’inégalités sociales – loin devant l’Égypte ou la Tunisie –, des standards élevés de « démocratie », et une grande stabilité politique. Ce qui était indirectement suggéré par là, c’est que la démocratie électorale à l’américaine, qualifiée un peu hâtivement par le quotidien new-yorkais de « démocratie complète », constituait un excellent moyen pour étouffer dans l’œuf d’éventuelles poussées révolutionnaires. Cette idée est à mettre en relation avec le message envoyé par Barack Obama, à la même période, à Hosni Moubarak, alors que celui-ci s’agrippait encore désespérément à son pouvoir : « tous les gouvernements doivent maintenir leur pouvoir par le consentement, et non par la coercition »1. Conformément à ce qui était et ce qui reste l’agenda de la diplomatie occidentale dans la région, l’argument n’était pas de dire que la démocratie électorale fondée sur la fabrique du consentement était un système plus juste que la dictature, mais un système plus stable – ce qui est tout à fait différent. La stabilité, la pérennité du pouvoir, c’est le critère classique de Machiavel : la question du régime politique, vue sous l’angle de la realpolitik, n’est jamais une question de justice, mais toujours d’efficacité dans la perpétuation d’un rapport de pouvoir. Or, de ce point de vue, il est probablement vrai que la démocratie libérale constitue aujourd’hui, comparée aux rouages grossiers de la dictature, un antidote plus efficace et plus subtil pour conjurer le risque de contestation populaire et d’irruption soudaine des masses sur la scène politique. Ce paradoxe devrait interroger de façon assez large tous ceux qui « croient en la démocratie » et qui n’ont pas abandonné le combat pour l’égalité sociale. La question de fond serait la suivante : en quoi le fonctionnement des régimes électoraux contribue-t-il, de façon spécifique, à circonscrire les phénomènes de révolte populaire ? Par quels procédés et par quels mécanismes ? De quelles armes spécifiques les gouvernants disposent-ils en pareil cas ? Comment y faire face ? Une telle enquête aurait sans doute des implications stratégiques importantes, surtout pour des organisations dont les modèles de prise du pouvoir proviennent en très grande partie, via une double filiation bolchevique et guévariste, d’expériences révolutionnaires menées en contexte d’autocratie ou de dictature. Il faudrait aussi analyser en détail les effets que le jeu électoral tend à produire sur les organisations qui y prennent part, chercher à identifier de façon très précise les logiques perverses qu’il impulse, ceci pour mieux les contrecarrer. Se demander, autrement dit, ce que fait à la vie politique son « électoralisation », et comment une gauche de transformation sociale peut y résister, en déjouer les mécanismes, et y survivre politiquement.

Grégoire Chamayou1. Discours de Barack Obama « On the situation in Egypt », 28 janvier 2011.