Publié le Lundi 19 février 2024 à 08h00.

Élections 2024, déformation et dysfonction

 

Dans une Amérique polarisée, pleine de colère, rongée par l’anxiété et la crise, de vastes secteurs d’un électorat fragmenté et divisé se retrouvent au moins sur ce qu’ils ne veulent pas, à savoir,une version 2024 du duel électoral entre Joe Biden et Donald Trump pour la présidentielle. À dix mois de l’échéance, cependant, et avec des évolutions encore possibles mais peu probables, c’est le spectacle auquel il faut nous attendre.

Cette perspective, entre les comparutions en justice de Trump et les ratés de Biden, permet de comprendre le climat général singulier, entre agitation politique et apathie. Des millions d’électeurs/trices de milieux populaires (les inconditionnels de Trump mis à part) vont devoir voter pour ceux des candidats et des partis qu’ils méprisent le moins, et non pour des programmes qu’ils apprécient.

C’est ce malaise, loin de tout enthousiasme, qui explique aussi pourquoi le candidat antivax et raciste Robert F. Kennedy Jr, cliniquement dérangé, obtient 24 % d’intentions de vote en tant qu’indépendant, ou pourquoi le sénateur démocrate de droite, Joe Manchin, envisage une campagne « sans étiquette » pour « mobiliser le centre » et pourrait décider du sort de l’élection.

Nul ne doit prendre à la légère ce qu’une seconde présidence Trump pourrait signifier, avec son personnel politique ; ses camps de déportation/concentration déjà annoncés, destinés à l’internement des demandeurs d’asile ; ses exclusions d’étudiant·es pour militantisme propalestinien ; ses attaques ciblées sur la presse ; ses licenciements en masse de personnels gouvernementaux que viendront remplacer des loyalistes du régime ; ses amnisties collectives pour les aspirants à l’insurrection du 6 janvier 2021 ; et tout le chaos que l’on peut attendre de sa politique impérialiste globale.

La campagne menée par Nikki Haley, la principale rivale de Trump ayant émergé, est soutenue (comprendre, achetée) par les frères Koch et leur publication Americans for Prosperity (comprendre, ploutocratie). Il s’agit d’une tentative de consolidation d’une option tout aussi ouvertement réactionnaire, mais plus en phase avec le néoconservatisme officiel que ne l’est la dérive criminelle de Trump et de son possible deuxième mandat. Cette candidature de Haley a de bonnes chances d’être bien accueillie par une bonne partie des classes dirigeantes capitalistes étatsuniennes. Un commentateur de droite, Nolan Finley, dans Detroit News, encourage d’ailleurs Haley à devenir la candidate « sans étiquette ».

Entre succès militants et ironie d’un échec politique

Pour ne pas tomber dans une vision trop sombre de la situation, il nous faut revenir sur les exemples positifs d’interventions sociales qui ont permis des avancées. On pense d’abord au retour des luttes du monde du travail qui ont fini par obtenir des acquis importants pour les ouvriers de l’automobile, chez UPS, et qui ont abouti à un début d’implantation syndicale chez Tesla et Amazon.

Deuxièmement, en ce moment même, on pense aux grandes manifestations en faveur du cessez-le-feu dans la guerre israélienne à Gaza et en Palestine.

Enfin, il y a le dégoût général qu’inspire l’extrémisme anti-avortement de la droite, cynique et profondément malfaisant, prêt à sacrifier la vie des femmes à la cause « pro-vie », à quoi s’ajoutent les censures contre des publications et les mesures visant à faire disparaître des électeurs des listes dans certains États.

Ces exemples montrent que les mouvements sociaux sur une base de classe ne faiblissent pas, comme le montrent aussi toute une multitude de luttes locales, dans des quartiers, autour du droit à l’avortement, de la question trans et du droit au logement, entre autres. Le fait que ces luttes ne parviennent pas à dynamiser le débat électoral au niveau national est la marque d’un système politique déformé et dysfonctionnel.

On ne se livrera pas ici à l’exercice des pronostics, ni à une analyse détaillée des sondages, ni (du moins pour l’instant) à une discussion en bonne et due forme de l’éventualité d’une candidature progressiste indépendante. Cette dernière possibilité, d’une importance capitale, devra faire l’objet d’une réflexion approfondie à l’avenir. Dans l’immédiat, nous nous intéresserons aux multiples ironies de ce début de saison électorale.

S’il y a un domaine dans lequel le gouvernement Biden-Harris devrait au moins recevoir une mention passable, voire avoir peut-être droit à quelques applaudissements, ce devrait être la santé générale de l’économie post-pandémie. Pourtant, c’est là que les sondages indiquent « une plus grande confiance dans les républicains », dont l’action est la plus caricaturalement favorable à l’enrichissement des riches, à l’appauvrissement des pauvres, aggrave les déficits tout en se prétendant fiscalement responsable.

Succès éclatant en termes de relations publiques pour la ploutocratie se présentant sous les traits d’un populisme. Les éditorialistes et le personnel du parti démocrate désespèrent manifestement de constater que la politique économique de Biden (les « Bidenomics ») ne parvient pas à obtenir l’adhésion qui devrait lui revenir. Les raisons de cette anomalie apparente, cependant, ne se limitent en rien à un simple problème de mauvaise « com ».

Il est vrai que ce gouvernement est arrivé au pouvoir avec un programme d’investissement et de reconstruction (Build Back Better) digne d’un réel intérêt, voire potentiellement porteur de transformations profondes (ce en dépit de toutes ses envolées nationalistes dirigées contre la montée en puissance de la Chine). Empruntant aux propositions de Bernie Sanders et aux partisans de la transition verte, le programme prévoyait une dépense fédérale substantielle (en matière d’infrastructures et de transition énergétique) correspondant à environ la moitié du budget annuel de défense.

Grâce au sénateur Manchin, entre autres, l’essentiel du programme fut revu à la baisse pour être réduit à ce qui allait devenir l’Inflation Reduction Act. Par exemple, la disparition progressive des aides attribuées pour faire face à la pandémie, qui virent la pauvreté infantile réduite de moitié – véritable succès face à la violence de l’inégalité de cette société ! Ainsi, dans l’État de Manchin lui-même, et selon les estimations officielles des services du recensement, le taux de pauvreté infantile en Virginie occidentale, le plus élevé du pays, est passé de 20,7 à 25 % entre 2021 et 2022.

Plus significativement encore, les dividendes mesurables de la reprise sont très majoritairement canalisés vers les secteurs de la population à hauts revenus qui en ont le moins besoin. Les personnes aux revenus moyens inférieurs et plus faibles encore, ne constatent quasiment aucune différence dans leur vie quotidienne.

L’inflation est à des niveaux bien inférieurs à son pic momentané de 8 %, mais les prix des produits de première nécessité restent bien plus élevés qu’auparavant, tandis que de leur côté, les hausses de taux d’intérêt de la Réserve fédérale, présentées comme nécessaires pour « réduire l’inflation », ont exacerbé la crise du logement qui frappe en priorité les jeunes (ainsi qu’un grand nombre de seniors aux revenus limités).

Pris dans leur globalité, ces statistiques macroéconomiques paraissent relativement bonnes à ce stade, mais pour des dizaines de millions de gens, la réalité économique quotidienne est différente. Les perspectives électorales de toute équipe au pouvoir en seraient rendues incertaines ; ce qui est vrai pour Biden en 2024 l’était pour Trump en 2020.

Ironie sans fin : question démographique

S’il devait y avoir un facteur jouant en faveur d’une marginalisation définitive du parti républicain (et tandis qu’il s’enfonce à grande vitesse dans une démence d’extrême droite), celui-ci a à voir avec le fait que sur le plan démographique les États-Unis ne seront bientôt plus un pays « blanc », et que chaque nouvelle génération est plus diverse encore que la précédente.

Ce sont précisément les jeunes africain·es-américain·es et les autres communautés immigrées non-blanches, les LGBT et les populations non-binaires, qui sont les principales cibles des idéologies suprémacistes blanches, chrétiennes nationalistes et de la droite religieuse, qui dominent entièrement le parti républicain, ainsi que le milieu fanatisé autour de Trump mais sans se limiter à lui.

Cependant, ce sont précisément ces secteurs plus jeunes, moins blancs et moins avantagés, parmi lesquels la majorité écrasante, dont sont censés bénéficier les démocrates, est en train de se réduire. Les sondages montrent que près d’un quart des africains-américains préfèrent Trump à Biden, signe remarquable de perte de confiance (quand bien même le phénomène resterait éphémère).

Que s’est-il donc passé ? Nous pensons principalement que les démocrates ont promis trop pour n’accomplir que trop peu de changements concrets, que ce soit sur le terrain de la justice raciale, de la réponse au problème de la dette étudiante, de la réforme de l’immigration, de la lutte contre le changement climatique, entre autres. Par ailleurs, le sentiment de soulagement lié à la fin du cauchemar de la (première) présidence Trump ne pouvait durer indéfiniment.

Dans une certaine mesure, l’âge comme l’apparence figée de Biden sont dissuasifs. Cela dit, sur les questions essentielles face auxquelles les démocrates voient leurs chances s’assombrir pour 2024, le problème de sénilité n’est pas tant celui de Biden que celui des politiques américaines elles-mêmes.

Le problème est particulièrement visible au regard de la guerre génocidaire en cours à Gaza. Le secteur de la jeunesse, crucial pour la base électorale démocrate, est de plus en plus solidaire de la Palestine, incapable de se reconnaître dans le soutien aveugle traditionnel du parti à Israël, et refuse désormais de se laisser duper par les gémissements sur une « solution à deux États » morte depuis des lustres. La reprise de l’offensive générale israélienne le 1er décembre dernier, en plus de la multiplication des violences meurtrières commises par les militaires et les colons, ne font qu’aggraver le dégoût profond et absolument nécessaire à l’égard de la complicité de Washington dans ce massacre.

Quant aux arabes américain·es et aux communautés palestiniennes, la fureur qu’inspire « Genocide Joe » Biden est difficile à décrire lorsque l’on n’en a pas été témoin soi-même. Les dirigeants de communautés telles que Dearborn dans le Michigan, qui avaient joué un rôle clé dans la victoire démocrate en 2020, déclarent sans ambages que « nous ne voterons plus jamais pour Biden même si l’autre candidat est pire ». Il est impossible de prédire dès à présent le choix électoral – vote ou abstention – que ce sentiment induira en novembre prochain (gardant à l’esprit que « les réalités politiques sont toujours locales »), mais les démocrates font preuve d’aveuglement volontaire s’ils en sous-estiment l’importance.

Un autre facteur qui exigera de rester vigilant concerne les flots d’argent bipartisan déversés par l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) et en provenance de diverses sources à droite, pour que des représentantes progressistes propalestiniennes au Congrès telles que Rashida Tlaib (Michigan), Cori Bush (Missouri) et Ilhan Omar (Minnesota) perdent dans leur primaire. AIPAC s’est engagé à mettre 20 millions de dollars à disposition de tout candidat qui se confrontera à Tlaib. Toute complicité démocrate dans cette entreprise aurait des conséquences électorales fatales.

Crise de l’immigration

À l’évidence, la crise de l’immigration et de l’asile représente un autre souci récurrent du gouvernement Biden. Voilà un exemple éclatant de la manière dont l’impérialisme crée un problème qu’il est dans l’incapacité de résoudre. Les grands centres urbains des États-Unis et du nord du Mexique, les plus petites villes et les réseaux de solidarité ne parviennent pas à faire face au nombre des réfugié·es et des demandeurs/ses d’asile désespéré·es cherchant à passer la frontière sud et qu’il faut héberger et nourrir.

La crise des réfugié·es est intégralement le produit bipartisan de décennies de politiques destructrices dont nous avons parlé dans ces pages : des décennies de « libre échange » qui ont anéanti une grande partie des exploitations agricoles familiales du Mexique, de guerres contre-révolutionnaires génocidaires en Amérique centrale, de sanctions économiques qui ont largement contribué à l’effondrement du Venezuela et de Cuba, d’interventions catastrophiques à répétition à Haïti, et ainsi de suite.

Mais pire encore que tout le reste, il y a la folie des cinquante années de guerre américaine « contre la drogue », une parfaite réussite si l’idée était de remettre le commerce de la drogue entre les mains de cartels criminels violents tout en détruisant des vies et des villes à travers l’Amérique du nord. En plus de tout ceci, l’aggravation des effets du changement climatique réduit à néant des moyens de subsistance tels que, par exemple, les plantations de café au Honduras. Nous avons déjà eu l’occasion de dire que les calamités liées aux trajectoires de ces migrations désespérées sont d’ordre planétaire, comme le montrent les souffrances endurées en Méditerranée ainsi que la cruauté de l’Italie, de la Grande-Bretagne et d’autres gouvernements européens.

Cette crise, au niveau de la politique intérieure, érode la confiance dans la capacité du gouvernement Biden à maîtriser la situation, même si celle-ci n’est pas de sa responsabilité et même si la solution de rechange consiste dans le sadisme assumé des républicains.

Récemment adoptée au Texas, une loi permet à la police locale d’arrêter des « illégaux » présumés, avec ou sans aucun motif, et permet aux cours locales de procéder à des détentions et des expulsions. En usurpant ce qui relève clairement de la juridiction fédérale en matière d’immigration, cette loi est si manifestement anticonstitutionnelle dans son application, et si ouvertement fasciste dans ses implications, que seule la composante majoritaire de la Cour Suprémaciste Blanche de États-Unis1 serait susceptible de la valider (l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) a entamé des procédures en justice avant que la loi ne prenne effet ce mois-ci).

Reste un domaine dans lequel la droite et le parti républicain paraissent déterminés à s’autodétruire. On pense en l’occurrence à leurs efforts pour mener à son terme l’interdiction et la criminalisation de l’avortement aux États-Unis. D’un État à l’autre, là où le droit à l’avortement est laissé à la décision des électeurs et des électrices, ce droit l’emporte, et nettement. Les implications effroyables d’une victoire républicaine à la Maison Blanche et au Congrès maintiendront non seulement les femmes mais aussi une grande partie de l’ensemble de l’électorat du côté des démocrates. La détermination républicaine à s’infliger des défaites dans sa croisade anti-avortement tient à la place centrale de cette question dans la « guerre culturelle » lancée contre la diffusion des thématiques du genre, de la race, du social, dans les bibliothèques, les écoles, les universités, et dans l’ensemble de la société.

Ce spectre pourrait – tout juste – permettre aux démocrates de se maintenir au pouvoir après un choix électoral en 2024 que quasiment personne ne souhaite réellement avoir à faire, la secte autour de Trump mise à part. Voilà une branche bien fragile à laquelle s’agripper, et dans tous les cas, rien sur quoi une gauche progressiste pourrait compter. La lutte pour une autre orientation doit regarder dans d’autres directions, en commençant par le retour de la combativité dans le monde du travail, en solidarité avec la Palestine, avec les migrants, et pour la justice reproductive ! o

 

Publié dans Against The Current n°228, janvier-février 2024, traduction T.M. Labica.