Publié le Lundi 24 octobre 2011 à 20h58.

La gauche et la polémique sur la Libye. Internationalisme à géométrie variable

Il est difficile, à partir des catégories habituelles de la gauche (lutte des classes binaire, représentation de la classe ouvrière par un parti, socialisme, etc.), de comprendre les révolutions dans le monde arabe et les mouvements sociaux qui, sous leurs formes diverses, se développent aujourd’hui en Europe, en Espagne et en Grèce, mais aussi en Grande-Bretagne. Des mouvements sociaux d’un type nouveau qui vont probablement continuer à s’étendre et qui ont de nombreux points communs avec ce que nous avons déjà pu constater lors des différentes crises politiques latino-américaines : le « caracazo » (insurrection populaire au Venezuela en 1989, NdT), le décembre argentin (de 2001, NdT), les luttes pour l’eau en Bolivie, etc.

Il s’agit de luttes qui, malgré la distance géographique et culturelle et des différences dans les discours politiques dans lesquelles elles se traduisent, répondent à une même situation : la domination tendanciellement absolue du capital financiers sur les économies nationales et sur les vies de leurs habitants. On ne peut donc pas s’étonner que les appareils de propagande de l’Empire ont fait tout ce qui était en leur pouvoir jusqu’ici pour occulter les connexions effectives entre les différents pôles d’un énorme raz-de-marée  de résistances qui menacent le système capitaliste dans son ensemble.

Plus surprenant, et presque lamentable, est le fait que ces connexions sont indéchiffrables pour un vaste secteur de la gauche latino américaine et européenne.

Dans le monde arabe, les rapports entre les différents processus ont toujours été assez clairs. Parmi les références existantes chez de nombreux manifestants tunisiens et égyptiens, il y avait la révolution bolivarienne du Venezuela ou la révolution cubaine : le parallélisme historique était perceptible.

Du côté latino américain, cependant, on n’a pas vu, en général, ces révolutions populaires spontanées et auto-organisées avec la même sympathie. La réaction principale fut celle de la méfiance, quand ce n’était pas la crainte qu’après les dirigeants arabes renversés viendrait le tour des gouvernements latino américains de gauche, comme s’il existait une liste secrète de la CIA.

La théorie du complot a eu plus de poids que l’analyse des luttes de classes effectives qui se développaient en Tunisie, en Egypte et dans un grand nombre de pays arabes, ainsi qu’en Europe. La réaction défensive a prévalu à l’encontre de la perception d’une conjoncture révolutionnaire, par ailleurs évidente. Si les despotes tombent les uns après les autres et que les processus révolutionnaires s’étendent comme une traînée de poudre d’un pays à l’autre, cela ne pouvait être que l’œuvre d’un pouvoir occulte.

Personne, dans ces secteurs, n’a réalisé qu’il puisse exister un espace géopolitique et de civilisation spécifiquement arabe, avec des structures et des conjonctures sociales et politiques communes dans lesquelles l’effet de contagion est relativement facile. Dans un pays aussi peu francophone que l’Egypte, on pouvait lire sur des pancartes ; « Moubarak dégage », en bon français de Tunis. Ou dans Benghazi libérée, une vieille dame chantant l’hymne national… tunisien, honorant les martyrs de l’indépendance. Il existe une « culture » et une littérature commune aux révolutions dans le monde arabe, exactement comme dans le cas des processus latino américains.

Malgré tout cela, pour un secteur de la gauche habitué par la période de la Guerre froide à penser en termes de « blocs », l’improbable conspiration de l’empire contre des régimes amis et y compris vassaux comme ceux de Ben Ali ou de Moubarak, pouvait être l’antichambre d’une attaque contre les gouvernements progressistes d’Amérique latine. Face au bloc impérialiste, il n’y a de place que pour la méfiance face à ces nouvelles révolutions, d’autant plus que leurs principaux protagonistes ne sont pas des « ouvriers organisés et conscients », mais en grande partie des travailleurs précaires, des étudiants et des classes moyennes urbaines paupérisées par l’économie financiarisée au travers de l’arme implacable de la dette, avec sa cohorte de liquidation des droits sociaux et des services publics.

La théorie du complot, cependant, sembla trouver sa confirmation quand un secteur important du peuple libyen s’est soulevé contre le despote local et dirigeant d’une prétendue « révolution ». Cette fausse posture « révolutionnaire » n’a pourtant jamais empêché Mouhamar Kadhafi d’assassiner des communistes et d’autres militants de l’opposition, ni de conclure des pactes avec personnages tels que Berlusconi et d’autres dirigeants de l’Union européenne sur la « gestion des frontières de l’UE » dont les clauses font froid dans le dos.

Kadhafi n’a pas eu beaucoup de scrupules pour soutenir l’invasion de l’Irak, et il n’a jamais refusé son aide aux services secrets étatsuniens et britanniques dans leur « guerre contre le terrorisme », offrant les services de ses experts en torture pour mener à bien les « minutieux interrogatoires » des prisonniers qu’on lui livrait. Sans parler des mesures de politique intérieure, comme la remise du pétrole libyen aux mains d’entreprises occidentales.

Rien, absolument rien mis à part cette lointaine identification avec une « révolution » de pacotille et la peur d’être les suivants sur la liste, ne justifie la solidarité qu’à exprimé, dès les premiers instants, le président Hugo Chavez envers le tyran libyen ébranlé par le soulèvement d’une bonne partie de son peuple. Kadhafi a pourtant offert à l’impérialisme l’opportunité dont il avait besoin pour intervenir dans la région et tenter d’interférer dans les processus révolutionnaires en cours. Il l’a fait en réprimant avec une brutalité sanglante la population soulevée contre lui, la forçant ainsi à se défendre par les armes, ce qui ne s’était pas produit dans les autres révolutions arabes.

La France et, dans une moindre mesure, la Grande-Bretagne, ont su profiter de cette opportunité inespérée de récupérer aux yeux des peuples arabes un peu d’influence puisque les révolutions tunisienne et égyptienne avaient précisément renversé leurs protégés dans la cette région. Pour intervenir en Libye, ils durent, naturellement, métamorphoser à nouveau Kadhafi et en faire en quelques jours d’un « ami de l’occident un peu extravagant » selon les termes d’Aznar, un despote qui opprime et assassine son peuple.

L’aide à la population soulevée contre ce despote a suivie le scénario habituel des interventions de l’OTAN : bombardements d’objectifs civils et militaires, violation de la Charte des Nations Unies et de la Charte de l’Atlantique elle-même, en poursuivant l’objectif d’un « changement de régime » dans une opération décrite comme visant à « protéger les populations civiles », et le long « étcétéra » que nous  connaissons depuis la guerre contre la Serbie et les guerres du Golfe, en passant par l’Afghanistan.

Pour l’insurrection libyenne, le coût de cette « aide » au travers de « bombardements humanitaires » est évident. Le risque est également énorme de voir la révolution libyenne séquestrée par ceux qui ont aidé à la faire triompher. Ce n’est pas une nouveauté pour ceux qui connaissent l’histoire de Cuba ou des Philippines, pays où les Etats-Unis avaient « aidé » les populations à se libérer des Espagnols pour mieux ensuite les recoloniser à des degrés divers.

Malgré ce coût et ce risque, Santiago Alba a raison, tout comme ont raison nos amis et camarades arabes quand ils affirment que les choses auraient été bien pires si l’on avait laissé Kadhafi écraser la révolte, le parcours répressif de cet ami d’Aznar et Berlusconi ne laissant aucun doutes là-dessus. Sans parler du terrible exemple qu’il aurait offert  aux autres tyrans arabes.

La situation en Libye et dans les autres révolutions arabes est certainement complexe. Mais, y a-t-il eu jamais un seul processus révolutionnaire qui ne l’ait été ? Y a-t-il eu une seule révolution qui se soit déroulé selon un schéma préétabli ? La révolution cubaine elle-même a été vue à ses premiers moments par la gauche comme une simple révolution démocratique et anti-impérialiste bourgeoise.

En ce moment, tant en Egypte, en Tunisie ou en Libye existent des gouvernements qui ne représentent plus entièrement la dictature, mais qui ne sont pas non plus l’expression de la volonté du peuple insurgé. Le Conseil National de Transition, alliance instable d’opportunistes pro-occidentaux, d’islamistes plus ou moins radicaux et de transfuges du régime de Kadhafi, ne représente pas l’authentique révolution libyenne, dont les véritables protagonistes sont les « shebabs » (les jeunes) qui ont résisté contre Kadhafi et qui n’ont pas encore dit leur dernier mot.

Ce qui est certain, c’est que nous sommes dans les premières phases de ces processus révolutionnaires et qu’il existe une énorme incertitude sur leur avenir. Mais cela constitue, justement, une sérieuse raison pour que les pays qui ont déjà traversé de tels épisodes et sont parvenus à mener à bien d’importantes transformations prêtent leur appui à ces processus et, en leur sein, aux forces de gauche qui, enfin, sont enfin en train de renaître dans le monde arabe.

Notre cher ami et camarade Santiago Alba ne dit pas autre chose et, pour cela, certains l’ont traité « d’agent de la CIA » ou d’être un émule du philosophe de comptoir Bernard-Henri Lévy. On en apprend chaque jour : j’ignorai que la CIA employait des partisans proclamés du communisme et des processus révolutionnaires anticapitalistes et anti-impérialistes dans le monde entier, ni qu’il fallait accueillir Bernard-Henri Lévy dans le camp de ceux qui luttons contre le capital. Que le sectarisme ne nous aveugle pas : la CIA n’est pas stupide et Bernard-Henri Lévy n’est pas tombé de son cheval… sur la route de Damas.

John Brown. Le 23 septembre 2011. Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be. Source:

http://iohannesmaurus.blogspot.com/2011/09/la-izquierda-y-la-polemica-sobre-libia.html