Publié le Lundi 7 octobre 2024 à 18h00.

La gauche française et l’internationalisme

Les guerres impérialistes font de nouveau l’actualité. Dans ce contexte, l’importance de la France dans les équilibres internationaux oblige la gauche française à se positionner sur ces questions. Nous devons insister sur la libération des peuples de la domination impérialiste, israélienne comme russe, tout en maintenant une pression contre notre propre impérialisme à travers notre participation aux réseaux de solidarité qui soutiennent la gauche de rupture en Ukraine et les luttes palestiniennes sans flancher devant leur diversité.

Dans le Manifeste du parti communiste en 1848, la dernière phrase avait comme slogan : « Prolétaires de tous les pays unissez-vous ». A l’intérieur du manifeste lui-même plusieurs phrases éclairent ce slogan. Par exemple : « On a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut pas les priver de ce qu’ils n’ont pas ». Ou encore sur l’attitude des communistes (de l’époque) : « 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité ».

Dans L’idéologie Allemande1, Marx précise encore: « Tandis que la bourgeoisie de chaque nation possède encore des intérêts nationaux particulier, la grande industrie créa une classe dont les intérêts sont les mêmes dans toutes les nations et pour laquelle la nationalité est déjà abolie, une classe qui s’est réellement débarrassée du monde ancien et qui s’oppose à lui en même temps ».

Dans les premiers écrits du marxisme, est décrit un phénomène d’uniformisation dû au capitalisme qui crée une seule classe aux intérêts communs et universels face à l’expansion et la domination d’une classe internationale de possédants. Ainsi les militantEs communistes ont pour tâche de développer la solidarité internationale et doivent lutter contre la concurrence entre travailleurEs dans l’entreprise, entre les entreprises et entre les États associés à ces entreprises. Iels soutiennent l’union de la classe par delà les frontières. 

Pour autant, cette même théorie soutient des positions paternalistes quant aux pays jugés «arriérés» face au développement capitaliste. En effet, le capitalisme représenterait, dans ses contradictions, la matrice d’un progrès universel, téléologie qui entérine la continuité (critique) du marxisme avec les Lumières européennes.

 

Gauche coloniale 

La gauche française, qui ne sera profondément influencée par le marxisme-léninisme qu’après le Congrès de Tours et la création d’une section communiste séparée, a ainsi exprimé des positions oscillant entre un soutien enthousiaste et une opposition a minima morale. Même la figure de Jaurès, souvent plébiscitée pour son pacifisme et sa position « Zimmerwaldienne», par exemple, a d’abord défendu les colonies avant de s’y opposer, tandis que les socialistes historiques (comme Jules Guesde) seront très friands de soutenir l’État français dans sa mission « civilisatrice»2. Une importante clarification aura lieu lors de la Première Guerre Mondiale : la plupart des socialistes (sous-entendu révolutionnaires) se rangeront du côté de leur État et de leur bourgeoisie. C’est la première (si on oublie les colonies) « trahison» du camp socialiste et de la Deuxième Internationale qui avait pourtant promis la solidarité internationale contre sa propre bourgeoisie. Cet évènement est un tournant, et la gauche « socialiste» française ne se distanciera plus vraiment de la solidarité avec son État malgré le développement d’Internationale dite socialiste et quelques incantations morales sur l’internationalisme. 

Dans une note qui demeure éclairante pour notre situation politique, Lénine3 écrit : « sur cette question [de l’immigration] également se fit jour en commission une tentative de soutenir d’étroites conceptions de corporation, d’interdire l’immigration d’ouvriers en provenance des pays arriérés [...]. C’est là le reflet de l’esprit "aristocratique" que l’on trouve chez les prolétaires de certains pays "civilisés" qui tirent certains avantages de leur situation privilégiée et qui sont pour cela enclins à oublier les impératifs de la solidarité de classe internationale ».

 

L’internationale communiste 

À l’issue de cette trahison s’est développée l’Internationale communiste par opposition à la guerre et à la colonisation. Les communistes notamment français commencèrent à développer un argumentaire de soutien aux luttes de libérations nationales et d’indépendance. Rapidement cependant, en France comme en URSS, la direction stalinienne met fin aux années de militantisme international et anticolonial pour s’aligner les positions sur les intérêts stratégiques de la Russie, et par extension de l’URSS. C’est le thème du « socialisme dans un seul pays ». On voit ainsi, dès après le Front populaire, toute la gauche française dont le PCF dénoncer les premières tentatives d’émancipation anticoloniale en Algérie, en Tunisie et en Indochine4. Pendant la vague de décolonisation post-Seconde Guerre mondiale, une partie de la gauche française va changer de statut. 

 

De l’accompagnement au maintien de l’empire Français

D’accompagnatrice de l’empire français elle devient un supplétif de la colonisation, du maintien de l’empire et des intérêts français. Le cas le plus emblématique sera celui de Mitterrand qui, passé par les milieux de droite conservatrice avant guerre, deviendra ministre plusieurs fois. Dans plusieurs ouvrages sur la décolonisation, il explique sa stratégie qui est celle de redéployer la domination5. Ainsi, il trouve un moyen de perpétuer la présence française qui, dans les années 1950, est mise à mal par la pression des mouvements de libération, mais aussi la compétition inter-impériale avec les États-Unis et l’URSS. Il sera ministre de « la France d’Outre-Mer », et poursuit son action coloniale comme ministre de l’Intérieur, puis de la Justice, pendant les premières années de la Guerre d’Algérie. Il considère qu’il faut renoncer à la domination française en Indochine, trop coûteuse et incertaine, en mettant fin à la guerre contre le Viêt Minh. Mais ce retrait de l’Asie doit à ses yeux viser au renforcement de l’emprise française en Afrique. Il propose ainsi un assouplissement de la gouvernance coloniale blanche au bénéfice des élites colonisées à condition que ces dernières renoncent à toute séparation de la métropole. 

Cette vision raciste et coloniale va imprégner une partie de la gauche française, appuyée sur la préservation de la « puissance » de l’État et sur le sentiment d’une légitimité de l’intervention du « pays des droits de l’homme ». Elle conduira bien plus tard Mitterrand Président de la République à rendre la France complice du génocide de 1994 (près d’un million de personnes tuées en trois mois) des Tutsis au Rwanda par son soutien indéfectible à la dictature rwandaise Hutu. Il impose ainsi le soutien politique et militaire de la France au régime génocidaire, jusqu’au bout. Le Parti socialiste a donc une longue tradition « coloniale » et d’alliance de classe avec l’appareil étatique français dans son ensemble. Cette alliance est profonde et durable : le soutien du PS à Israël est indéfectible, tandis que le président socialiste Hollande ne se cachait pas d’être l’ami personnel de Blaise Compaoré et de Idriss Deby tous les deux dictateurs. 

Pour la gauche communiste, le soutien à la décolonisation sera bien plus net quoique soumis aux fluctuations de l’URSS (par exemple pour l’Afghanistan). Un peu plus ancrés dans la solidarité ouvrière que les partis socialistes, il demeure que les communistes du PCF qui ont survécu à la crise de la fin de l’URSS ont conservé une conception teintée de colonialisme et de paternalisme dans leur rapport aux anciennes colonies, tout comme aux descendantEs de colonisé·es sur le sol français. Le consensus autour du potentiel émancipateur de l’État français demeure ainsi vivace.

 

Lutte de libération nationale 

Sans retracer toute l’histoire concernant la gauche communiste révolutionnaire, les conceptions de la solidarité internationale ont elles aussi varié, en raison notamment de la difficulté de certaines traditions révolutionnaires à organiser le soutien à la lutte d’indépendance nationale qui est une alliance ponctuelle avec sa bourgeoisie ou sa petite bourgeoisie locale et arriver à organiser une certaine indépendance organisationnelle pour avoir assez d’influence pour poser les bases d’une alternative crédible face aux courants nationalistes. 

Cette ligne de crête demeure une difficulté en raison des fondements du marxisme. Elle nous commande de nous situer dans une des contradictions des développements du capitalisme. D’un côté, le capitalisme uniformise et crée les conditions d’une classe ouvrière « unique » ayant des intérêts communs matériels. De l’autre côté, l’histoire montre que les dynamiques nationales même interdépendantes ont des particularités fortes, du fait du contexte socio-historique (colonialisme, impérialisme…) qui rendent difficile un positionnement qui ne tient compte que des « classes ». 

Enfin, la neutralisation des individus et des cultures par le travail et la satisfaction des besoins ne représente plus tant pour nous un pays de Cocagne qu’un universel développement d’une société de consommation qui n’est plus ni soutenable ni souhaitable, tandis que la transformation post-coloniale des unités ethno-nationales interroge sur de nouvelles bases la formation de l’identité de classe du prolétariat et des minoriséEs oppriméEs par le Capital. 

Il reste que le soutien internationaliste est une boussole transitoire qui indique l’importance de la lutte contre l’impérialisme notamment le nôtre et remettre au centre l’agentivité des opprimés comme base d’analyse, contre la social-démocratie accompagnatrice de l’impérialisme et contre un pseudo anti-impérialisme qui revient à soutenir un camp plutôt qu’un autre. 

  • 1. pour une discussion intéressante de ces points lire le dossier « Les prolétaires n’ont pas de patrie ? L’internationalisme vu du Manifeste du Parti communiste » sur le site contretemps.eu.
  • 2. Jean-Numa Ducange, « La gauche et la question coloniale », Le Monde diplomatique, avril 2021.
  • 3. Le Congrès socialiste internationale de Stuttgart, publié le 20 octobre 1907 dans le n°17 de Proletari.
  • 4. Denise Bouche « Alain Ruscio, Les communistes français et la guerre d’Indochine, 1944-1954», Revue d’histoire moderne & contemporaine, tome 34 n°4, octobre-décembre 1987.
  • 5. L’Afrique d’abord, T Deltombe, Ed. La découverte.