Publié le Vendredi 17 avril 2020 à 16h26.

La situation des médecins et de la santé en Égypte à la lumière de la crise du coronavirus

L'Égypte a été le premier pays africain affecté par la pandémie de coronavirus en février. Depuis lors, la chape de plomb déjà imposée au pays par le maréchal Sissi s'est encore alourdie : une répression et une censure médiatique systématique fait prendre avec beaucoup de réserves les statistiques officielles présentant à ce jour 2673 contaminéEs et 196 morts du Covid-19 (au 17 avril). Le régime a été obligé de reconnaître du bout des lèvres que l'armée elle-même est spécialement touchée, quand deux généraux au cœur du pouvoir ont succombé à cette maladie. La situation d'une population très pauvre, précaire et concentrée dans les zones urbaines, avec un système de santé ruiné, est très inquiétante, et encore plus pour les détenus, dont les prisonniers politiques (plus de 70 000 selon certines estimations), enfermés dans des conditions terribles.

Chaque jour, des dizaines de membres du personnel médical sont infectés par le nouveau virus Covid-19 en Égypte, de l’Institut d’oncologie à l’hôpital Sadr de Dikirnis en passant par l’Institut de cardiologie, et bien d’autres. Il y a une très forte augmentation du nombre de contaminations dans le corps médical. L’Association médicale a fait état de 43 médecins infectés et de 3 décès. La mortalité et le taux de contamination des médecins sont généralement estimés à environ 15% du total des cas déclarés à ce jour.

Sanctions et applaudissements 

D’autre part, les membres du corps médical sont désignés comme responsables de la contamination, comme l’indiquent la déclaration de la Commission sanitaire au Parlement et une publication de la Direction de la santé de Kafr el-Sheikh. Un médecin qui se plaint de l’absence de matériel de lutte contre la pandémie est sanctionné. En représailles, ce médecin du gouvernorat de Sherkia a été muté de force par la Direction de la santé. Des médecins sont menacés de licenciement par les renseignements généraux en cas de grève pour exiger du matériel, comme cela s’est produit à l’Institut de cardiologie et à l’Institut d’oncologie, pour ne parler que de cas connus. 

Il est à constater également qu’au niveau local, il y a une disparité dans les réactions des populations vis-à-vis des médecins. CertainEs expriment de la considération envers le rôle des médecins comme l’a montré la vidéo d’applaudissements pour un médecin d’Assouan. Mais à l’opposé, on trouve aussi un manque de reconnaissance, comme lorsque les habitants du village de Kafr el-Dawar ont refusé d’enterrer la mère d’un médecin, décédée du coronavirus, ou que des résidents d’un immeuble menacent un médecin d’appeler la police s’il ne déménage pas, comme cela s’est produit à Port-Saïd et Sohag…

Rancune du gouvernement envers le corps médical

Que se passe-t-il ? Quelle est la raison de ce grand nombre d’infections ? Quelle est la raison des disparités des réactions populaires face aux médecins et au corps médical  ?

La vérité est que les membres du corps médical, ainsi que les patients, payent maintenant la facture d’années de négligence sanitaire des pauvres en Égypte et le prix du transfert, via les médias d’État, la crise sanitaire sur le corps médical.

Après la révolution de janvier [2011], les médecins et les personnels médicaux ont lutté pour améliorer le système de santé, et le slogan « le droit à la santé » et le slogan « la santé est un droit, pas une prime » était au cœur de cette lutte. Ils exigeaient que les médecins voient leurs salaires augmenter, parallèlement à l’augmentation du budget de la santé pour se mettre en conformité avec les normes internationales. Dans cet objectif, Ils ont mené trois grèves importantes en 2011, 2012 et 2014. Ils ont également fait de très nombreuses actions de protestations autour de ces deux revendications, entre autres, de sorte que le rôle des médecins à cette époque s’est transformé en un levier sociétal pour l’ensemble du secteur de la santé. Ils ont réussi à bloquer les tendances opportunistes qui exigeaient la dissociation de la revendication d’augmentation des salaires du reste des revendications des médecins, longtemps après la révolution. C’est l’une des raisons les plus importantes qui alimentent la rancune constante du gouvernement envers les médecins.

Salaires au plus bas

L’objectif de la revendication de l’amélioration de leur statut était principalement de chercher à verser un salaire correct aux médecins, pour leurs permettre d’exercer leur profession à plein temps, de mener des recherches scientifiques dans leur domaine et de développer leur expertise médicale, au lieu de se disperser sur plusieurs postes afin d’avoir un niveau de vie décent. Pour être plus clairs, imaginons la situation d’un médecin qui touche un salaire d’à peine 156 euros, toutes indemnités comprises. Même avec la maigre hausse approuvée par Sissi en mars dernier pour augmenter la prime versée aux professions médicales de 75%, l’augmentation n’a pas dépassé 400 livres, soit 23 euros seulement. Et il convient de noter ici que la prime pour les professionnels de médecine a, initialement, été approuvée en 2014 après une lutte mémorable de médecins et une grève de tous les agents de santé qui a duré 60 jours.

Les médecins reçoivent également une indemnité mensuelle de contamination estimée à 19 livres (un euro) tandis que l’indemnité de contamination versée à un jeune procureur se monte à 3000 livres (175 euros). Rappelons qu’il existe une décision de justice datant de 2015 ordonnant de verser une indemnité de contamination de 1000 livres (58 euros) pour les médecins (c’était avant la décision de libéraliser le taux de change) mais le gouvernement refuse d’appliquer cette décision, et pire encore, le ministère de la Santé l’a contestée ! Quant aux salaires des infirmierEs, ils sont également faibles et atteignent au maximum, selon les déclarations de leur syndicat, 1300 livres (75 euros) pour unE infirmierE nouvellement diplôméE et 3000 livres (175 euros) pour unE ancienNE infirmierE.

Le personnel médical sous pression 

Les méthodes de management et de contrôle révèlent de fortes pressions sur les soignantEs, comme la mise en place du pointage digital (biométrique), les mutations forcées de médecins et leur affectation à des tâches difficiles sans tenir compte de leur situation. Le dernier exemple est l’accident du minibus transportant des femme médecins de Minya. Une des rescapées raconte qu’elle et ses collègues ont été averties de l’horaire de leur session de formation seulement quelques heures avant. Elles n’ont pu obtenir de place en train, ce qui les a obligées à voyager en minibus de Minya au Caire sur une route dangereuse. Elles avaient reçu un avertissement du ministère de la Santé, les sommant de se débrouiller et d’assister à la formation de quelque manière que ce soit, les menaçant, en cas d’absence à la session de formation à la date spécifiée, de sanction pour avoir refusé d’obtempérer aux ordres et de déferrement pour instruction, ou de mutation forcée. 

Bien sûr, ce contexte peu avenant a fait fuir de nombreux médecins et personnels médicaux, de sorte que le nombre de médecins démissionnaires a augmenté, passant de 1044 pour l’année 2016 à 2049 en 2017, puis à 2397 en 2018. Le nombre de médecins égyptiens travaillant à l’étranger s’élève à 100 000, dont 65 000 pour la seule Arabie Saoudite. Tout cela a contribué à réduire  à 80 000 le nombre de médecins travaillant dans les hôpitaux, les directions des services de santé et les établissements universitaires en Égypte, sur un total de 213 000 médecins inscrits. Le  total du personnel infirmier travaillant dans le secteur public s’élève à 187 000 sur un total de 243 000 inscrits. Beaucoup ont démissionné ou sont partis travailler à l’étranger après avoir pris un congé sans solde, ce qui a entraîné de graves pénuries de personnel soignant. 

Dans le secteur médical, le taux est tombé à 10 médecins pour 10 000 habitantEs, alors que le ratio mondial pour le nombre minimum de médecins nécessaire s’élève à 23 médecins pour 10 000 habitantEs. En Europe, le taux est de 32 médecins pour 10 000 habitantEs. Le personnel infirmier a diminué pour atteindre le taux de 22 infirmierEs pour 10 000 habitantEs, alors que le ratio minimum mondial d’infirmierEs pour fournir un service acceptable est évalué à 45 pour 10 000 habitantEs.

Instrumentalisation politique

Tout cela a conduit à la déclaration de la ministre de la Santé, Hala Zayed, selon laquelle nous avons le plus faible pourcentage de médecins au monde, et à l’appel du Parlement à retarder l’âge de leur départ à la retraite, et aussi à envisager la promulgation d’une loi qui interdirait aux médecins de voyager, un projet qui n’a pas vu le jour. Mais les médecins et les membres des professions médicale travaillant à l’étranger versent à l’État l’équivalent de 1000 dollars (920 euros) par an pour l’assurance, les retraites et le renouvellement des congés sans solde. Le transfert de leur épargne en Égypte n’est pas inférieur à 3 milliards de dollars par an, selon le docteur Ahmed Hussein, ex-membre du syndicat des médecins. Une nouvelle loi de septembre 2019, concernant les médecins qui ont fait leur spécialisation pendant leur internat, a augmenté leur rétribution à 2200 livres (130 euros) avec une contrepartie contraignant ce médecin (stagiaire) à travailler dans les hôpitaux publics pendant deux ans, au lieu d’un an, pour remédier à la pénurie. Évidemment, l’augmentation est une bonne chose, si ces médecins peuvent travailler dans les hôpitaux sans supervision, mais il reste que cette décision est une tentative de couvrir le scandale de la pénurie de médecins. Dans les hôpitaux, il faut mentionner aussi l’instrumentalisation politique de cette décision, car si la loi a été promulguée en septembre 2019, Sissi l’a annoncée à nouveau le 3 avril dernier pour s’en servir politiquement en pleine crise du coronavirus.

Une situation catastrophique depuis des années

Le deuxième axe des revendications du corps médical est l’augmentation du budget de la santé pour se conformer aux standards internationaux, soit 15% du budget général de l’État. Alors que le budget actuel de la santé est de 4%, dont un tiers va aux des salaires des employéEs et des consultantEs du ministère, le reste étant absolument insuffisant pour couvrir les besoins des hôpitaux en matériel et autres besoins des patientEs et du corps médical, ce qui crée une situation de pénurie ou de pannes de certains appareils. Combien d’entre nous sont allés à l’hôpital public et ont fait les frais d’une grave pénurie de matériel ! Le corps médical demande aux proches des patientEs de l’acheter à l’étranger, ce qui alimente chez les patientEs une colère sévère contre l’état du secteur de la santé en Égypte, colère qui se retourne contre les soignantEs qui n’y sont pour rien. Et cette colère augmente quand les hôpitaux publics recourent au financement du Fonds pour l’amélioration des services en élargissant les services rémunérés au détriment des services gratuits, en application de la loi sur l’organisation du travail hospitalier, et parfois en rendant payant le secteur gratuit. 

Un autre point important est que le déficit permanent de matériel de protection et anti-infectieux font des hôpitaux des foyers de propagation de la contagion, en particulier pour les virus respiratoires et la méningite. Des dizaines de médecins sont déjà morts, victimes d’une contamination sur leur lieu de travail, comme le docteur Ahmed Abdellatif, le docteur Osama Rashid et le docteur Dalia Mehrez, et d’autres, dans la période pré-coronavirus. Ces médecins ont été contaminés dans des hôpitaux transformés en bouillon de culture, une situation notoire depuis des années et bien antérieure au déclenchement de l’épidémie de Covid-19.

La santé des pauvres absente des priorités du régime

Pour plus de précisions, voici quelques statistiques qui dépeignent la situation sanitaire en Égypte. Alors que le rapport global du nombre minimum de lits à la population est 36 lits pour 10 000 habitantEs, le taux en Égypte est de 16 pour 10 000. En ce qui concerne les lits de soins intensifs, contrairement à la déclaration d’un des membres du comité de lutte contre le Covid-19 du ministère de la Santé à la télévision sur la disponibilité de ces lits, le fait est que l’Égypte est bien dans une position inférieure à la moyenne mondiale. Alors que la moyenne mondiale est d’un lit pour 7 000 habitantEs, le nombre est estimé en Égypte à un lit pour 17 000 habitantEs. Tout cela a entraîné le recul du classement de l’Égypte dans le « Rapport sur la compétitivité mondiale » pour l’année 2019 au chapitre de la santé. Le pays est passé de la 99e place (sur 141 États) en 2018 à la 103e place en 2019.

En effet, la réalité nous rappelle que nous avons un déficit très sévère de personnels de santé, et que le niveau des services de santé est très faible. C’est le résultat de l’absence, parmi les priorités du régime, de la santé des citoyenEs pauvres, avec un pouvoir occupé à construire des palais présidentiels, des prisons pour ses opposantEs et à soutenir son entourage d’hommes d’affaires et généraux. Nous payons la facture d’années de militarisation de l’État, de son soutien à son capitalisme, au détriment des droits des citoyenEs pauvres en matière de santé, d’éducation et de recherche scientifique. Pendant des années, les patientEs égyptiens ont supporté le fardeau des « réformes » économiques et des aides au patronat. Nous constatons aujourd’hui le fossé qui s’est creusé entre, d’une part, la propagande pour la réforme économique et les promesses de lendemains qui chantent et, d’autre part, l’amère réalité à laquelle elle a conduit. Cette facture est lourde, et il reviendra à tous ceux qui ont bénéficié des « réformes » économique dans les années passées de s’en acquitter.

Le lundi 13 avril 2020, traduction de l’arabe par Luiza Toscane

Source : https://reversoir/politics/42257