Un des plus grands mouvements de contestation populaire dans ces dernières décennies a éclaté au Liban depuis plus d’une semaine. La cible est claire : un système politique et économique qui appauvrit le plus grand nombre et enrichit une petite minorité.
Le Liban est secoué par un mouvement de protestation populaire massif, plus important que tout ce que le pays a connu depuis des décennies. Les manifestations ont éclaté après l’annonce du gouvernement de nouvelles taxes, notamment sur les applications de messagerie instantanée telles que WhatsApp. Dans un contexte de politique d’austérité et d’une crise socio-économique de plus en plus grave, les travailleurEs et plus généralement les classes populaires ont manifesté pour affirmer leur ras-le-bol face à cette situation…
Contre l’injustice sociale et le confessionnalisme
Les manifestantEs se sont mobiliséEs dans les rues à travers le pays pour dénoncer les fondements même du système politique et économique. À leurs yeux, tous les partis confessionnels de la classe dirigeante sont responsables des détériorations de leur condition socio-économiques.
À la fin de la première décennie des années 2000, l’économie politique du Liban était marquée par les résultats très polarisés des réformes néolibérales. En 2008, on estimait que 28 % de la population vivait dans la pauvreté, ne percevant que 4 dollars, voire moins, par jour. Les revenus des ménages les plus pauvres avaient stagné ou baissé de 25 à 30 % entre 2010 et 2016. Le niveau du chômage était également élevé, seul le tiers de la population en âge de travailler disposant d’un emploi, les moins de 35 ans dépassant les plus de 35 %. Entre 40 et 50 % des résidents libanais n’avaient pas accès au Fonds de la Sécurité sociale nationale ou à toute autre aide sociale publique. Les travailleurEs temporaires étrangerEs, dont le nombre était estimé à un million, n’avaient aucune protection sociale. Selon une étude de l’Administration centrale de la statistique, la moitié des journalierEs et plus d’un tiers des agriculteurEs du pays étaient sous le seuil de pauvreté.
Les inégalités restaient considérables : en 2004 et 2005, les 20 % les plus riches ont reçu 43,55 % du revenu national alors que les 20 % les plus pauvres n’en ont perçu que 7,07 % . Entre 2005 et 2014, les 10 % les plus riches avaient ainsi perçu, en moyenne, 56 % du revenu national généré au cours de la période. À eux seuls, les 1 % les plus aisés, soit un peu plus de 37 000 personnes, avaient capté 23 % des revenus, tandis que les 50 % les plus pauvres, soit plus d’un million et demi de personnes, se partageaient la moitié des revenus des 1 % les plus riches.
Cette situation politique et économique du Liban a déclenché de nombreuses manifestations ces dernières années : début 2011, au début des processus révolutionnaires dans la région, avec le mouvement pour le renversement du système confessionnel ; entre 2011 et 2014, des nombreuses manifestations et grèves en raison des conditions de travail, des salaires et autre éléments en relation avec la situation des salariéEs ; et à l’été 2015, le mouvement populaire « Vous puez », qui a débuté dans la cadre d’une crise de la gestion des ordures pour remettre en cause le système confessionnel et bourgeois dans son ensemble.
Mais l’ampleur et la profondeur des manifestations populaires actuelles dépassent de loin les précédentes. Les manifestations ont explosé non seulement dans la capitale Beyrouth, mais également dans tout le pays : Tripoli, Nabatiyeh, Tyr, Baalbeck, Zouk, Saida et autres. Le dimanche 20 octobre, environ 1,2 million de personnes se sont rassemblées à Beyrouth, et un peu plus de 2 millions de personnes ont manifesté dans tout le pays – dans un pays de 6 millions d’habitantEs.
Un mouvement ancré dans les classes populaires
La composition sociale du mouvement le distingue également des mouvements de protestations précédents : il est beaucoup plus ancré au sein de la classe salariée et populaire que les manifestations de 2011 et 2015, dans lesquelles les classe moyennes avaient un rôle plus important. Comme l’écrivait la militante et universitaire libanaise Rima Majed : « Les mobilisations de ces derniers jours ont montré l’émergence d’une nouvelle alliance de classe basée sur les chômeurs, les sous-employés, les classes populaires et les classes moyennes contre l’oligarchie au pouvoir. C’est une percée. »
Les énormes manifestations organisées dans la ville de Tripoli, dans le nord du pays, et dans ses environs, rendent compte de cette réalité. Les ménages du Nord ont quatre fois plus de risques d’être pauvres que ceux de Beyrouth. Le Nord, qui regroupe 20,7 % de la population libanaise, concentre 46 % de la population en situation d’extrême pauvreté et 38 % de la population pauvre. Les soins de santé sont inférieurs à la moyenne nationale, tandis que les taux d’abandon scolaire, le chômage et l’analphabétisme féminin comptent parmi les plus élevés du pays. Aucun projet de développement à grande échelle n’a eu lieu depuis les années 1990.
Pourtant, les manifestations de Tripoli ont été qualifiées de « carnaval de la révolution », avec une atmosphère de fête et des DJ jouant sur la place principale de la ville devant des dizaines de milliers de manifestantEs. Le jeudi 24 octobre, des représentantEs de syndicats professionnels de médecins, d’ingénieurs et d’avocats ont publié une déclaration commune dans laquelle ils ont déclaré appuyer le mouvement de protestation populaire dans la ville.
Un autre aspect important du mouvement populaire est son caractère non confessionnel. Les appels et les messages de solidarité entre les régions et entre les différentes confessions religieuses se sont multipliés depuis le début des manifestations, par exemple entre les quartiers de Bab al-Tabbaneh à Tripoli (majorité alaouite) et Jabal Mohsen (à majorité sunnite), où des conflits armés ont été nombreux ces dernières années ; et entre Tripoli, en majorité par des populations sunnites, et les villes du Sud à majorité chiite telles que Nabathieh et Tyr. Les manifestantEs ne dénoncent pas seulement les politiques économiques néolibérales et la corruption, mais tout le régime confessionnel et bourgeois. Comme le dit l’un des slogans du mouvement populaire : « Tout le monde signifie tout le monde ».
Les appels par les manifestantEs à des grèves générales se sont multipliés depuis le début de de la contestation populaire. Cela a été suivi dans certains secteurs où les salariéEs se sont misEs en grève. Les manifestantEs ont également bloqué certaines routes pour empêcher toute activité économique, tandis que certaines administrations publiques et privées sont restés closes, notamment des écoles, universités, compagnies et banques.
Le président Michel Aoun s’était déclaré prêt à engager un dialogue avec les manifestantEs pour « aider à sauver le pays de l’effondrement » et a suggéré un remaniement ministériel.
De son côté le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a déclaré que le mouvement de contestation n’est plus « un mouvement populaire spontané », mais qu’il serait financé par des parties étrangères et mené par certaines formations politiques souhaitant en tirer profit. Il a également refusé la démission du gouvernement, une des principales revendications des manifestantEs, et accusé le mouvement de contestation de pousser le pays dans le chaos. À la suite du discours de Nasrallah, le mouvement du Hezbollah a mobilisé sa base populaire dans les régions à majorité chiite dans une démonstration de force et pour apporter leur soutien aux positions du parti.
Cela n’a pas arrêté la détermination du mouvement populaire qui se poursuit. Samedi 26 octobre, la mobilisation du « samedi des places publiques », comme elle avait été intitulée sur les réseaux sociaux, a attiré des centaines de milliers de personnes, qui se sont rassemblées sur l’ensemble du territoire.
La réponse de la classe dirigeante
La représentation politique au Liban est organisée suivant des lignes confessionnelles et cela en commençant aux plus hauts échelons de l’État. Le Président doit être maronite chrétien, le Premier ministre sunnite et le Président de la chambre des députés chiite. Le système confessionnel libanais (comme le confessionnalisme de manière générale) est l’un des principaux instruments utilisés par les partis dominants au pouvoir pour renforcer leur contrôle sur les classes populaires, afin de les maintenir subordonnées à leurs dirigeants confessionnels.
Dans le passé, les élites dirigeantes ont été capables de mettre fin ou d’écraser des mouvements de contestation populaire par la répression ou en jouant sur les divisions confessionnelles. Cette fois-ci, les partis confessionnels au pouvoir ont réagi en appelant à des « réformes », et surtout par la répression et le discrédit jeté sur les manifestantEs.
À la suite des premières manifestations, le gouvernement a annulé certaines des taxes proposées. Alors que les mobilisations continuaient de s’étendre et de se développer, le Premier ministre Saad Hariri a donné un ultimatum de 72 heures à son propre gouvernement pour soutenir ses choix de « réformes ». Il a annoncé par la suite son plan budgétaire pour 2020 : pas de nouvelle taxe, la réduction symbolique de moitié des salaires des ministres et des législateurs, des mesures de réduction des coûts telles que la fusion ou la suppression de certaines institutions publiques et la privatisation du secteur de l’électricité.
Ces mesures, appuyées par tous les principaux partis confessionnels et bourgeois, n’amélioreront pas la vie des classes populaires. Il s’agit en grande partie de la satisfaction des exigences de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international et de l’accord du CEDRE (Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises), que le Liban a signé à Paris en avril 2018. En échange de 11 milliards de dollars de prêts, le gouvernement libanais a accepté de nouer des partenariats public-privé, de réduire le niveau de la dette et de promulguer des mesures d’austérité.
En l’occurrence, le Groupe international de soutien au Liban (France, Allemagne, Italie, Russie, Royaume-Uni, États-Unis, Chine, Union européenne, Nations Unies et Ligue arabe) ont exprimé leur soutien à ces réformes. Ces États et institutions ne veulent clairement pas qu’un autre gouvernement de la région soit contesté ou renversé par un mouvement de protestation massif.
Outre cette série de réformes, les partis confessionnels au pouvoir ont lancé une série d’attaques à la fois verbales (accusant certains secteurs du mouvement d’être des « infiltrés » ou représentant une « cinquième colonne » servant des intérêts étrangers) et physiques (faisant l’objet d’une répression sévère contre les manifestantEs). Amnesty International a condamné les forces de sécurité du pays pour leurs attaques violentes contre des manifestations pacifiques à Beyrouth : elles ont tiré d’énormes quantités de gaz lacrymogène sur la foule, pourchassé des manifestantEs sous la menace d’une arme à feu, frappé des gens. Dans la ville de Nabatiyeh, dans le sud du pays, des manifestants ont été agressés par des partisans et des employés municipaux d’Amal et du Hezbollah, deux partis politiques chiites. À Beyrouth, des manifestantEs ont aussi été agresséEs par des partisans du Hezbollah, tandis que d’autres membres de partis confessionnels ont également attaqué certainEs manifestantEs pour avoir dénoncé leur chefs respectifs (zaim).
Les forces de sécurité et l’armée ont également tenté de rouvrir par la force certaines routes et autoroutes bloquées par les manifestantEs, blessant et arrêtant certainEs d’entre eux et elles au cours de ces opérations.
Au total, des centaines de manifestantEs ont été blesséEs et six ont été tuéEs depuis le début des manifestations. Sans oublier les centaines d’arrestations.
Attentes et défis
Tout en continuant à se développer et prendre en intensité, le mouvement de protestation populaire libanais fait face à des défis organisationnels considérables s’il souhaite réaliser des objectifs démocratiques et progressistes. Le principal est le manque d’institutions populaires capables d’exprimer les revendications, d’organiser les manifestantEs à travers les différences géographiques et confessionnelles, et de gagner face aux éléments plus conservateurs, qui appellent déjà à un gouvernement technocratique ou à un régime militaire.
La faiblesse des institutions de la classe ouvrière est un problème de longue date. Les partis confessionnels ont activement contribué à affaiblir le mouvement syndical depuis les années 1990, en formant des fédérations et des syndicats distincts dans un certain nombre de secteurs afin d’obtenir un pouvoir significatif au sein de la Confédération générale des travailleurs libanais (CGTL). En conséquence, la CGTL n’a pas été en mesure de mobiliser les travailleurEs malgré l’intensification des politiques néolibérales. Ils sont complètement absents du mouvement de protestation actuel.
Le Comité de coordination syndicale (CCS), principal acteur des manifestations syndicales entre 2011 à 2014, a été mis en échec par des méthodes similaires. Lors de l’élection du CCS en janvier 2015, les partis confessionnels et bourgeois se sont unis contre la syndicaliste combative Hanna Gharib, qui n’a réussi à obtenir que le soutien des indépendantEs et du Parti communiste libanais. Depuis l’élection, l’UCC a perdu de son influence et de son activité syndicale.
Ce dont les travailleurEs ont besoin, c’est d’un mouvement syndical démocratique et indépendant, autonome par rapport aux partis politiques confessionnels et incorporant également les travailleurEs étrangers. Des structures alternatives de représentation et d’organisation sont absolument essentielles pour défier la domination des partis confessionnels et bourgeois au pouvoir.
Il y a néanmoins des signes encourageants. Des organisations féministes et étudiantes ont pris part aux manifestations et sont intervenues de manière coordonnée à travers le pays. Les femmes en particulier ont participé massivement aux mobilisations, avec les féministes faisant pression pour promouvoir les droits des femmes et l’égalité au sein du mouvement.
Contre l’élite dirigeante
Les revendications du mouvement de protestation populaire en faveur de la justice sociale et de la redistribution économique ne peuvent être dissociées de leur opposition au système politique confessionnel, qui garantit les privilèges des riches et des puissants. Les partis confessionnels dominants et les différentes fractions de la bourgeoisie ont exploité les processus de privatisations, politiques néolibérales, et du contrôle des ministères pour construire et développer leurs réseaux de patronage, de népotisme et de corruption, tandis que la majorité de la population, libanaise et étrangère, souffrait de la pauvreté et de l’absence de dignité.
En se mobilisant de manière massive à travers le pays, les manifestantEs libanais ont fait entrer le pays dans la dynamique des processus révolutionnaires régionaux qui ont débuté en 2010 et se poursuivent encore aujourd’hui, comme on le voit au Soudan, en Algérie ou en Irak. Leur demande est à la fois sans ambiguïté et ambitieuse : « Le peuple veut la chute du régime ».
Joseph Daher