Le 30 décembre 2020 restera un jour historique pour l’Argentine. Refusée de justesse en 2018 sous le gouvernement néolibéral de Mauricio Macri, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est enfin légalisée par le Sénat avec 38 votes pour et 29 contre.
L’événement a été célébré par une marée verte, la couleur identifiant le mouvement populaire pour le droit à l’avortement qui a émergé dans le pays en 2005.
Une pierre angulaire de la lutte féministe
L’engagement de campagne a donc été tenu par le président péroniste Alberto Fernández qui saisit l’occasion pour se démarquer dans le continent : l’Argentine est en effet le troisième pays d’Amérique latine à avoir légalisé l’IVG après Cuba et l’Uruguay.
Obtenu en Irlande et dans une vingtaine d’autres pays du monde depuis le début du 21e siècle, ce droit doit être constamment défendu contre les attaques des conservateurs comme le montrent les récents mouvements aux États-Unis et en Pologne.
Les militantes argentines pour le droit à l’avortement considèrent la loi comme une dette historique de l’État et précisent « [qu’]il s’agit également d’une avancée en termes d’égalité des droits »1 car les risques liés aux avortements clandestins concernent avant tout les femmes issues des classes populaires. Selon une enquête menée par The Guardian en 2016, plus de 40 000 femmes ont été hospitalisées en Argentine suite à des complications dues aux IVG clandestines. Ces données sont confirmées par le ministère de la Santé selon lequel l’interruption de grossesse est la principale cause de mortalité féminine.
Le chemin tortueux de la loi sur l’IVG
Dans un pays où l’influence de l’Église catholique et le poids des conservateurs dans certaines provinces sont encore très forts, la légalisation de l’IVG est promulguée cent ans après la loi de 1921 reconnaissant l’impunité de l’avortement en cas de viol ou démence de la femme. Précurseure à son époque, celle-ci eut une application difficile et devint progressivement désuète. Il faudra attendre 2012 pour que la Cour suprême ratifie la légalité de l’interruption de grossesse indépendamment de la condition physique et mentale de la femme.
Le pas a été enfin franchi grâce à plusieurs décennies de luttes féministes auxquelles se rattache, au début des années 2000, la campagne pour le droit à un avortement légal, sans risques et gratuit, un mouvement populaire qui a été renforcé, à partir de 2015, par le collectif contre les violences de genre « Ni Una Menos » (« Pas une de moins»). Lancé par la journaliste Marcela Ojeda suite au féminicide de Chiara Páez, le hashtag « Ni Una Menos » a fait le tour du monde en inaugurant une vague puissante et inédite de mouvements contre les violences machistes.
Un pays de combattantes
Les traditions socialistes et anarchistes ont joué un rôle central dans la construction d’un discours sur l’émancipation de la femme et la mise en visibilité des formes d’oppression de genre et de classe comme le suggère la devise légendaire de la presse anarchiste de la fin du 19e siècle « Ni Dios, Ni Patrón, Ni Marido » (« Ni dieu, ni patron, ni mari »).
Sous l’impulsion d’Eva Perón mais surtout suite à un siècle de luttes, le droit de vote fut reconnu aux femmes argentines en 1947. Fragilisées par la dictature militaire (entre 1976 et 1983), les femmes réussirent à se placer à la tête des principales organisations pour les droits humains : « las Madres » et « las Abuelas de Plaza de Mayo » s’organisèrent pour offrir un droit de mémoire aux 30 000 disparuEs et punir leurs bourreaux. Tournée cette page sombre, l’Argentine fut le premier pays du monde à introduire les quotas dans les listes électorales. En 2010, sous la présidence de Cristina Fernández de Kirchner, il a été le premier d’Amérique latine à reconnaitre le mariage homosexuel. L’intégration dans la loi de la catégorie politique du « féminicide » constitue une autre conquête importante du féminisme précisément car elle désigne le caractère genré de la violence.
En annonçant qu’elles ne vont pas se contenter d’une seule mesure, le collectif « Ni Una menos » s’attaque à l’ensemble des dispositifs, politiques, économiques et sociaux, dans lesquels s’inscrit la condition de subalternité de la femme. Par son caractère inédit, l’appel à la grève internationale des femmes lancé en octobre 2016 et réitéré en 2018, réinvente ce répertoire historique pour tisser des liens entre différentes formes et sphères de domination.
Pour les militantes argentines, l’approbation de l’avortement légal constitue en effet une « conquête collective susceptible d’ouvrir un espace plus large de revendication et d’action politique »2.