Retour sur l'année 2018, qui s’était ouverte avec une révolte en Iran, contre la vie chère, les inégalités sociales, la corruption et l’autoritarisme du régime des Mollahs. Des manifestations réprimées dans le sang, à l’instar de celles qui se déroulent actuellement au Soudan. Le processus insurrectionnel ouvert dans la région Moyen-Orient-Afrique du Nord à l’hiver 2010-2011 est loin d’être achevé, même si force est de constater, et l’année 2018 l’a malheureusement de nouveau illustré, que les forces contre-révolutionnaires, soutenues par leurs alliés impérialistes, sont toujours à l’offensive.
L'année 2018 a confirmé que le soulèvement amorcé à la fin de l’année 2010 était tout sauf un épiphénomène. Ce sont bien l’ensemble des structures de domination régionale qui n’ont, depuis, cessé de vaciller, et tout indique qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Une brèche a été ouverte, dans laquelle se sont successivement engouffrés les peuples de la région qui, malgré la violence de la répression, refusent de se résigner. Du Maroc à l’Irak, du Rojava au Soudan, de la Palestine à la Tunisie, la révolte gronde, pour la bonne et simple raison que les conditions qui ont précipité le soulèvement de l’hiver 2010-2011 n’ont pas changé, quand elles ne se sont pas tout simplement aggravées.
« Je vais m’immoler par le feu »
« Vous oubliez les chômeurs et vous engagez ceux qui ont des ressources et de l’argent. Il y a des gens qui n’ont rien. Il y a des régions marginalisées et appauvries. […] Je vais manifester seul. Je vais m’immoler par le feu. Je vais m’immoler. Si quelqu’un trouve un emploi grâce à moi, alors ça n’aura pas été pour rien. » Dans une vidéo enregistrée le 24 décembre, le journaliste tunisien Abdel Razzaq Zorgui (32 ans) annonçait son intention de se donner la mort, seul moyen selon lui de se faire entendre face à un pouvoir n’offrant aucune perspective à la jeunesse et réprimant et/ou délégitimant toute contestation. Le jeune journaliste s’est ensuite immolé par le feu, tout un symbole dans le pays duquel était parti le soulèvement de 2010-2011, suite à l’immolation d’un jeune vendeur ambulant qui s’était fait confisquer sa marchandise et son outil de travail par la police du dictateur Ben Ali. Un symbole du fait que, huit ans plus tard, rien ou presque n’a changé.
Le même constat pourrait être être opéré dans la plupart des pays de la région, à commencer par l’Égypte, autre berceau du soulèvement régional, dans lequel le dictateur Sissi réprime sauvagement toute opposition, et où les inégalités sociales continuent de se creuser à mesure que le pouvoir applique les recettes économiques du FMI. En Syrie, la « victoire » de Bachar al-Assad ne fait guère illusion : l’écrasement de la révolte syrienne s’est fait au prix de centaines de milliers de mortEs et de millions de réfugiéEs et déplacéEs. L’un des dignes représentants du régime, le responsable des services de renseignement de l’armée de l’air Jamil al-Hassan, déclarait cet été : « Une Syrie avec 10 millions de personnes fiables, obéissant envers ses dirigeants est mieux qu’une Syrie avec 30 millions de vandales. […] Après huit ans, la Syrie n’acceptera pas la présence de cellules cancéreuses, celles-ci seront entièrement extirpées. » Autant dire qu’à long, voire à moyen terme, rien n’est réglé.
Reconstruire une solidarité internationale
Il suffit ainsi de prendre un peu de recul pour se rendre compte que ceux qui veulent (faire) croire à un possible retour à la stabilité par la force brute se trompent lourdement, et font preuve d’un coupable et criminel mépris à l’égard des peuples de la région. Les ingérences étrangères, le renforcement des autoritarismes et le climat de guerre froide entre l’Iran et l’Arabie saoudite sont en effet des symptômes d’un approfondissement de la crise régionale ouverte par les soulèvements de l’hiver 2010-2011.
En Turquie, le nationalisme autoritaire d’Erdogan ne réussit pas à masquer les fortes contradictions sociales qui fragilisent le régime, dont l’exemple le plus récent est la grève des ouvriers du chantier du 3e aéroport d’Istanbul et la solidarité dont ils ont bénéficié face à la répression féroce du régime. Qui plus est, les forces kurdes du Rojava continuent d’être un élément de déstabilisation pour les plans d’Erdogan et de ses alliés, même si le retrait annoncé des forces US laisse présager du pire pour les Kurdes, ballotés au gré des velléités impérialistes.
En Irak, pays ravagé par l’invasion de 2003, la guerre civile qui s’en est suivie et l’incurie d’autorités corrompues et jouant la carte confessionnelle, des mobilisations d’ampleur se sont développées, à l’exemple de Bassorah où des manifestations de masse contre la pauvreté et pour la répartition des richesses ont dégénéré cette année en émeutes, incluant l’incendie du consulat d’Iran, pourtant considéré comme le « maître du jeu » en Irak.
Du côté du Yémen enfin, la guerre sanglante menée par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, qui a conduit à une catastrophe humanitaire sans précédent, fait figure d’exemple tragique de l’incapacité des puissances régionales à reprendre le contrôle d’une situation qui leur échappe, de facto, depuis 2010-2011.
Le tableau est sombre, mais cela ne doit en rien entamer, bien au contraire, notre détermination internationaliste. En Syrie comme ailleurs, les facteurs qui ont entraîné les soulèvements de 2010-2011 sont toujours présents et, s’il ne s’agit pas de verser dans une vision mécaniste qui voudrait que les mêmes causes débouchent toujours sur les mêmes effets, nul doute que les peuples de la région n’ont pas dit leur dernier mot. Et une chose est certaine : la solidarité internationale, même si elle n’est pas forcément à la mode, y compris à gauche, est l’une des urgences de l’heure, a fortiori dans un pays impérialiste comme la France, dont les responsabilités sont immenses, entre autres et notamment en raison de son rôle de pourvoyeur en armement de tous les bouchers de la région, au premier rang desquels l’Arabie saoudite qui mène sa sale guerre au Yémen au moyen d’armes et de technologies made in France.
Julien Salingue