Publié le Dimanche 5 novembre 2023 à 18h00.

Multipolarité impérialiste, blocs militaires et autoritarisme, campisme

Quand on tente une description « géopolitique » du monde, on a souvent tendance à comparer la situation actuelle avec celles de configurations antérieures. Beaucoup rapprochent en effet les tensions entre les principales puissances d’aujourd’hui avec les rivalités inter-impérialistes qui ont précédé la Première Guerre mondiale (et qui l’ont provoqué). D’autres imaginent un retour à la guerre froide (1945-1991), au monde tripolaire, quand, en plus de la division Est-Ouest, émergeait un tiers-monde plus ou moins anticolonial et plus ou moins non aligné. Aujourd’hui ne parle-t-on pas de « Sud global » ?

 

La planète a connu plusieurs types de mondialisations, au moins depuis le dix-huitième siècle. La globalisation capitaliste néolibérale actuelle en place depuis la fin des années 1970, est beaucoup plus prégnante et générale que les précédentes. Elle est bien décrite par ce qu’Immanuel Wallerstein a appelé le « système monde », dans lequel tout le monde est plongé et auquel tout le monde contribue quelles que soient les différences des systèmes politiques et les concurrences des entités économiques transnationales.

Des concepts du passé

Bien entendu on peut retrouver, dans la configuration actuelle, quelques caractéristiques qui font penser aux configurations passées, un impérialisme dominant (américain, avec ses alliés « occidentaux » plus ou moins vassaux) mais déclinant, une Chine montante, des puissances capitalistes qui passent de la compétition à la confrontation. Le vocabulaire de l’époque de la guerre froide est abondamment remis au gout du jour : affrontement entre les « démocraties » (hier le « monde libre »), et les « totalitarismes », aspiration au « non-alignement » et on dit aujourd’hui à la « multipolarité », affrontement d’un « Sud global » (anticolonial ?) avec un Occident global (néocolonial ?), etc.

Ces concepts, plus ou moins sortis de leurs contextes historiques, sont mis à profit par divers opérateurs d’aujourd’hui dans leurs discours et propagandes. De quelles « valeurs démocratiques » parlent ces gouvernements occidentaux adeptes des indignations à géométries variables et des connivences avec des dictateurs. De quelle « multipolarité » parlent les puissances autoritaires et impérialistes montantes, car, s’il est légitime de récuser une gestion univoque du monde, la multipolarité telle que revendiquée par ces puissances est surtout « un mantra de l’autoritarisme » comme l’a bien analysé la féministe marxiste indienne Kavina Krisna.

Une situation mondiale inédite

Nous vivons une révolution technologique fondamentale (informatique, biologique, etc.), cela modifie beaucoup de choses, y compris dans les mécanismes de reproduction de l’hégémonie capitaliste, mais de telles mutations ne sont pas nouvelles, nous en sommes à la troisième révolution industrielle (après celle de la machine à vapeur et celle de l’électricité) au travers desquelles le capitalisme s’est renforcé… Nous vivons aussi une crise du capitalisme financier, que les instances « régulatrices » du capitalisme s’efforcent de maitriser, mais qui va sans aucun doute provoquer de nouvelles fièvres, après le spasme de 2008. Cela non plus n’est pas nouveau, mais d’aucun s’inquiètent à juste titre des phénomènes de crises politiques qu’elle entraine, dont la montée assez généralisée des extrêmes droites, qui font penser aux années 1930.

Mais plusieurs éléments sont sans précédent.

Le mouvement moderne pour l’émancipation des femmes et l’égalité de genre (et la liberté des orientations sexuelles qui est concomitante) est né il y a plus d’un siècle, mais depuis une génération il raisonne dans le monde entier. Or le féminisme provoque une véritable révolution anthropologique qui ébranle toutes les sociétés.

La crise écologique, c’est-à-dire la combinaison du changement climatique, de l’effondrement de la biodiversité et des empoisonnements du fait des pollutions, atteint un niveau gravissime et met en cause les paradigmes du « progrès ». En principe le capitalisme est capable de s’y adapter, en pratique, toutes choses égales par ailleurs, il n’aura pas le temps compte tenu de la croissance exponentielle des nuisances : catastrophes naturelles dont la montée du niveau de la mer, famines, migrations forcées, qui vont entrainer, entrainent déjà, des conflits et tensions plus ou moins violentes (le Département de la défense américain considère depuis 2007 que là est le risque d’insécurité majeur pour les États-Unis).

Tout ce qui précède, avec l’addition des crises économiques et politiques « traditionnelles » et de questions existentielles de genre d’une part, de survie de la planète d’autre part, explique que nous sommes entrés dans un « âge de l’angoisse », où la peur devient, ou deviendra, un facteur politique majeur. Une peur qui percute les projets de société optimistes, celui des progressistes socialistes et défenseurs des communs, celui des libéraux capitalistes et promoteurs du libéralisme économique. Cela favorise, partout dans le monde, ce que Jean-François Bayard et d’autres appellent la « Révolution conservatrice », de manières différentes selon les latitudes et les climats, de Trump à Poutine, Zemmour, Bolsonaro ou Modi, avec ses formes religieuses radicales (pas seulement musulmanes), ses démagogies populistes, ses constantes racistes et xénophobes, et le plus souvent antiféministes, anti-LGBT et anti-écologistes.

Pour des gens qui se réclament d’une manière ou d’une autre des aspirations socialistes, les principes de l’internationalisme demeurent, leur mise en pratique se fait dans le contexte actuel qui n’est ni celui des années 1913-14 (qui furent d’ailleurs celle de leur mise en échec) ni dans celui des années 1960-1970. Ni dans un « défaitisme révolutionnaire » anti-impérialiste abstrait, ni dans un « campisme » consistant à s’opposer à un seul « ennemi principal » ou à trouver des vertus à des impérialismes mineurs parce qu’opposés à ce méchant principal (et américain).

Pour des gens qui considèrent la paix comme un objectif, les principes de la paix ne se limitent pas à la « non-guerre » entre États. La définition de la « sécurité humaine » donnée en 1994 dans le programme des Nations unies pour le développement (PNUD) implique que que la paix véritable signifie la sécurité des individus (physique, sociale, politique, culturelle, sanitaire, etc.).

Toute la difficulté est de faire vivre ces principes, de définir des objectifs politiques et sociaux pour les concrétiser dans la réalité locale ou générale. Par exemple en Europe, dans la situation qui est la nôtre, celle de la guerre en Ukraine, de la tendance généralisée à la remilitarisation, des insécurités diverses, et dans le contexte global brièvement décrit ci-dessus.

Et par exemple à propos des institutions chargée de la « sécurité ».

L’OTAN, mythes et réalités

Il a été envisagé, après la Deuxième Guerre mondiale, en Europe et dans le monde, de mettre en place des institutions censées garantir la paix et la sécurité, à commencer bien entendu par l’ONU. La guerre froide a grippé ou détourné ces institutions, par exemple, dans le cas européen, le Conseil de l’Europe qui a été pendant toute la période une assemblée ayant pour fonction de s’opposer au bloc soviétique, mais qui a tout de même été le garant de la Convention européenne des droits humains (un texte remis en cause aujourd’hui par l’extrême droite et une partie de la droite). Après la fin de la guerre froide, le Conseil de l’Europe s’est progressivement élargi jusqu’à la Russie et à l’Azerbaïdjan, mais il n’a pas servi à grand-chose, et la nouvelle Organisation pour la sécurité et le coopération en Europe (OSCE), chargée comme son nom l’indique de gérer les conflits, a été largement paralysée et dépourvue de moyens.

Par contre, l’OTAN a prospéré.

Rappelons que l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique nord) est la branche opérationnelle de l’Alliance atlantique, organisation politico-militaire créée en 1949, compétente « dans la zone l’Atlantique nord » (concrètement incluant au départ l’Algérie française et la Méditerranée jusqu’en Turquie), implicitement constituée contre le bloc soviétique. Le Pacte de Varsovie sera lui constitué par l’URSS et les démocraties populaires d’Europe centrale en 1956 après l’adhésion de l’Allemagne de l’Ouest à l’OTAN. En 1965, De Gaulle n’a pas « quitté l’OTAN » puisqu’il n’a pas quitté l’Alliance atlantique, il a quitté son Commandement intégré (installé à Paris et Versailles, celui-ci a dû déménager à Bruxelles), et expulsé les dizaines de milliers de soldats américains et canadiens stationnés en France. Après la chute du bloc soviétique, les gouvernements des États membres du Pacte de Varsovie (Russie comprise) ont décidé de dissoudre ce Pacte, puis ont tous (Russie comprise) décidé de conclure des « Partenariats pour la paix » avec l’OTAN. Ces partenariats serviront pour la plupart d’entre eux d’antichambres aux adhésions à l’OTAN, adhésion refusée néanmoins à l’Ukraine et à la Géorgie (par l’Allemagne et la France en 2008), un temps envisagée pour la Russie, idée vite abandonnée tant du côté américain que russe. La seule promesse faite explicitement par les principaux États membres de l’OTAN à Gorbatchev était qu’il n’y aurait pas de déploiement de troupes de l’OTAN dans l’est de l’Allemagne (même si l’Allemagne réunifiée serait bien dans l’OTAN). À l’époque, les Américains s’interrogeait sur l’avenir de l’OTAN – d’où des conversations avec les soviétiques sur son possible non-élargissement, tandis que des Européens, surtout Margaret Thatcher, étaient farouchement favorables à la persistance de l’OTAN pour garder l’Allemagne sous contrôle !

Pendant toute la période de la guerre froide, l’OTAN s’est contentée de mener des war games (la « guerre imaginaire » dira la Britannique Mary Kaldor), dont les Français se retiraient quand le jeu impliquait un recours au nucléaire… L’OTAN n’intervenait jamais alors qu’il y avait un peu partout des guerres où des pays de l’OTAN était engagés. C’est la guerre en Bosnie-Herzégovine qui a légitimé le « nouvel » OTAN, puisque la première opération armée de toute son histoire y a eu lieu à l’été 1995. Ensuite, l’OTAN est intervenue massivement en tant que telle dans la guerre du Kosovo (1999), non sans problèmes puisque des divergences tactiques majeures sont apparues alors en son sein…

Et ensuite, qu’est-ce que l’OTAN aujourd’hui ?

Une Alliance ? Oui mais totalement dissymétrique. Les Américains ont vu un intérêt dans l’utilisation de l’OTAN en ex-Yougoslavie parce que c’était une manifestation, symbolique et concrète de leur prééminence sur les Européens. Ce sont les Américains qui décident ou non s’il faut avoir recours à l’OTAN et comment. Tous les postes militaires clés sont réservés à des Américains, le poste civil de secrétaire général étant laissé à une personnalité potiche généralement d’un petit pays. Lors de la « réintégration » de la France en 2009, le Commandement intégré a été divisé en deux, un ACO (Commandement opération) toujours dirigé par un Américain et qui commande, et un ACT (Commandement transformation), implicitement réservé à un Français et qui transforme… on ne sait pas trop quoi. Les Américains se concertent souvent avec les Britanniques, parfois les Canadiens, parfois écoutent les doléances des Français ou des Allemands, et décident. Pendant la plus longue opération militaire jamais organisée par l’Alliance – qui a décidé que l’Atlantique Nord s’était étendu, puisque c’était en Afghanistan de 2001 à 2021 –, les décisions étaient prise par les Américains seuls (opération Enduring Freedom), l’OTAN étant subordonnée ; les Français, en désaccord avec la ligne américaine, se sont discrètement retirés en 2014, sans débat, et d’ailleurs il n’y a jamais eu de débat sérieux (en tout cas public) sur cette campagne pendant vingt ans dans les instances de l’OTAN, Conseil de l’Atlantique Nord, réunion des ministres des affaires étrangères et Assemblée parlementaire de l’OTAN, ces instances se félicitant par contre du « grand succès de l’interopérabilité des forces engagées », malgré l’immense défaite subie contre les Talibans !

Lors de la première phase de la guerre froide, les États-Unis avaient initié un système d’alliances similaires à l’OTAN, le CENTO au Moyen-Orient, l’OTASE en Asie-Pacifique complété par des traités bilatéraux avec le Japon (AMPO) et la Corée du Sud. Les organisations collectives ont disparu, le modèle des traites bilatéraux c’est imposé et l’OTAN y joue un rôle comme « agence ».

L’OTAN est en effet une agence. D’une part l’OTAN crée des normes en matière d’armements et de procédures. Ces normes s’imposent aux armées des pays membres, mais aussi à bien d’autres armées considérées comme « amies officielles » ou pas, comme la Suède, la Finlande (bien avant qu’elles aient manifesté leur volonté de rejoindre l’organisation), la Suisse, l’Autriche, Israël, le Maroc, l’Égypte, les pétromonarchies arabes, le Pakistan, l’Australie, la Nouvelle Zélande, Taiwan, la Corée du Sud, le Japon… D’autre part cette agence à l’énorme avantage de favoriser l’achat d’armes américaines, même si c’est au détriment des industries françaises ou éventuellement allemandes, espagnoles, coréennes… L’agence OTAN peut intervenir comme prestataire de service, dans des opérations civilo-militaires comme la sécurité au Kosovo, la répression de la piraterie dans l’océan Indien et fournir moult rapports dans l’air du temps comme sur la lutte contre le réchauffement climatique et même le « verdissement » des armées (en théorie du moins…). Par rapport à l’Ukraine par exemple, l’Alliance atlantique n’a jamais rien décidé, mais l’agence OTAN facilite la logistique pour l’application des décisions prises par les États.

Enfin l’OTAN est perçue comme une « police d’assurance » par de nombreux États membres et souvent aussi par une majorité des opinions publiques de ces pays. À tort ou à raison, ils y voient une protection, contre une attaque d’ampleur – menace perçue comme venant de Russie en Europe centrale ou en Scandinavie, grâce au supposé – et très aléatoire – « parapluie nucléaire américain » et/ou à l’article 5 de la Charte de l’Atlantique qui indique qu’une attaque contre un membre sera considérée comme une attaque contre tous les autres. Cet OTAN sous contrôle américain est aussi perçu comme un moyen, pour de nombreux pays membres, de ne pas être trop dépendant des « cadors » européens, Français, Britanniques, Allemands – qui n’ont pas laissé que de bons souvenirs, ou d’être protégé contre des voisins (par exemple pour le Monténégro, des Serbes…), quoique dans les contentieux entre États membres, l’OTAN n’est pas forcément considérée comme arbitre (les Grecs reprochent à l’OTAN de privilégier la Turquie). Enfin cette « assurance otanienne » a permis à de nombreux pays de diminuer, jusqu’en 2022, leurs budgets militaires, très en deçà de la préconisation OTAN de 2 % du budget de chaque pays.

Quelle sécurité, quels débats ?

Dans le monde actuel, confronté aux défis classiques et nouveaux que nous avons décrits, certains États tentent de transformer des alliances plus ou moins bilatérales et conjoncturelles en « blocs », mais la réalité du système monde est beaucoup plus fluide que celle du XXe siècle. Les BRICS par exemple (Brésil, Russie, Inde, Chine Afrique du Sud – élargi en 2023 à l’Iran, l’Arabie saoudite, les Émirats, l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie), se voulaient « anti-hégémoniques » et envisageaient de contester l’hégémonie du dollar dans les transactions internationales, mais ils ne constituent en rien une alliance, encore moins un bloc. L’organisation eurasiatique du traité de Shanghai, OTS, cherche à créer une coopération économique – de facto sous domination chinoise – mais est loin d’un espace intégré. La petite alliance militaire OTSC imaginé par les Russes comme pendant à l’OTAN, est décrédibilisée par l’issue de la guerre du Karabakh puisque incapable de défendre l’Arménie, pays membre… Le « camp occidental libéral » parait plus unifié et solide en apparence, mais il est lui aussi menacé par ses contradictions, et notamment par les illibéraux d’extrême droite européens et américains. De plus en plus chaque acteur joue sa propre partition dans ce monde incertain et disloqué…

L’OTAN, issue de la période précédente, construite et toujours fonctionnant selon les désirs et les doctrines américaines, n’est pas un instrument de sécurité collective. Pourtant les slogans anti-OTAN ne font actuellement pas recette, et servent généralement de cache-misère à ceux qui les brandissent. En incriminant l’OTAN, y compris par rapport à des zones d’opérations où l’OTAN en tant que telle n’est jamais intervenue (Syrie-Irak, Afrique, etc.) on exonère les États et on se dispense généralement de débattre de ce qu’ils font – que ce soit avec (Afghanistan, Libye…) ou sans (Sahel, Syrie, Irak, Yémen…) drapeau de l’OTAN. Qui a demandé des comptes dans chacun des pays concernés sur l’action des Français, des Britanniques, des Allemands, des Polonais, des Néerlandais, des Ukrainiens, etc. ? Qui, quand l’OTAN est impliquée, a interpellé ses représentants à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN ? Depuis des décennies on a invoqué (en France) la nécessité d’une défense européenne autonome, ou d’un pilier européen de l’OTAN… sans que cela ait de conséquences. En attendant, il y a effectivement militarisation de l’Union européenne – avec l’OTAN, et dont on ne débat guère.

Les gauches en Europe, et singulièrement en France, refusent l’obstacle, ne parviennent pas à discuter sérieusement des questions de sécurité et de leurs dimensions militaires, et restent trop cantonnées à des slogans qui font référence aux situations du passé. Alors que des guerres font rage, et avec l’intensité que l’on sait en Ukraine, et vont sans aucun doute se multiplier, il est urgent de dépasser les slogans, de s’informer, de discuter et de proposer des solutions pour la France, l’Europe, le monde.