Publié le Samedi 14 décembre 2013 à 00h01.

Thaïlande : le Parlement dissous, et après ?

La dissolution du Parlement thaïlandais ne met pas un terme à la crise qui secoue le royaume, car l’opposition ne veut pas de nouvelles élections.

Depuis plus d’un mois, l’opposition fait le siège du gouvernement, mobilisant massivement dans la capitale. La Première ministre, Yingluck Shinawatra, a annoncé la dissolution du Parlement et la tenue de nouvelles élections – en février prochain ? – afin de « laisser le peuple décider ».

Opposition politique et crise institutionnelleProblème : l’opposition ne veut pas laisser le peuple décider tant elle craint de perdre les élections. Le scénario s’est produit depuis 2006 de façon répétée quand le parti de Thaksin Shinawatra (frère de l’actuelle Première ministre et lui-même ancien Premier ministre) a été renversé par des coups d’État plus ou moins avoués, mais a regagné haut la main les élections qui ont suivi.Rien n’indique que le fort mal nommé Parti démocrate, à la tête de l’opposition parlementaire, ait depuis élargi sa base électorale, limitée pour l’essentiel à Bangkok et au Sud. De plus, un vent très réactionnaire souffle sur les classes moyennes et les élites de la capitale. Le principe même du suffrage universel est remis en cause, les « masses » ignares ne pouvant à leurs yeux voter avec raison. Ainsi, Suthep Thaugsuban, l’actuel chef de file des manifestations anti-Thaksin, exige la création d’un (encore une fois mal nommé) « conseil du peuple » non élu, en lieu et place du gouvernement.La nomination par le roi de l’homme d’affaires Thaksin Shinawatra au poste de Premier ministre en 2001, puis son succès électoral en 2005, ont ouvert une profonde crise institutionnelle. Cet ancien lieutenant-colonel de police s’est enrichi grâce à ses relations (il n’est pas le seul !), a mené une répression brutale dans le Sud où règne un irrédentisme musulman (la population thaïlandaise étant en majorité bouddhiste) et a engagé une guerre sanglante contre les trafiquants de drogue dans la capitale. Mais il a aussi – ce qui a mis les élites traditionnelles en fureur – développé des plans d’aide sociale au profit du petit peuple des villes et des campagnes dans les régions déshéritées du Nord et du Nord-Est, ce qui lui assure une large base électorale. Bien qu’étant royaliste, il a ce faisant empiété sur les prérogatives du roi censé être la seule figure tutélaire « protectrice des pauvres ». Condamné par une cour de justice aux ordres pour corruption, Thaksin vit en exil, mais son parti continue d’emporter les élections.

Riches élites ou classes populaires ?La Thaïlande traverse une crise de régime sans fin. Les élites bangkokiennes rejettent tout renouvellement (Thaksin n’est à leurs yeux qu’un parvenu) et se replient sur les traditions les plus autoritaires et hiérarchiques. Le « crime » de lèse majesté est utilisé pour faire taire les critiques, alors que l’autorité de la famille royale décline : le vieux Bhumibol Adulyadej (Rama IX), malade, garde le silence face à la crise et sa succession s’annonce difficile. Les cours de justice sont politisées au point de s’affranchir totalement du droit. Les possédants ne reconnaissent aucune légitimité aux élections, même et surtout quand elles expriment effectivement un choix populaire : les succès électoraux du clan Shinawatra ne sont pas volés.Il y a évidemment un gouffre entre le richissime clan des Shinawatra et les prolétaires ou paysans pauvres qui ont fourni l’essentiel des « chemises rouges » descendues défendre Thaksin à Bangkok, et qui ont au fil des ans payé cet engagement de nombreux morts. Mais depuis la quasi-désintégration du Parti communiste dans les années 80, il n’y a plus dans le royaume de mouvement politique de gauche à même de les représenter. Thaksin est le seul politicien bourgeois à avoir introduit des mesures effectives de protection sociale. Ils savent aussi que l’opposition veut leur retirer jusqu’au droit de vote. Même si les Shinawatra ont plus d’une fois trahi les intérêts de leur base populaire, cette dernière n’est pas indifférente à l’issue des conflits en cours.Que va-t-il se passer ? Cela dépend essentiellement de l’armée. Elle a écrasé hier les Chemises rouges, renversé Thaksin, mais conclut aussi récemment un accord avec le clan Shinawatra. Elle se prépare à la mort du roi. Pour l’heure, c’est elle qui aura probablement le dernier mot.

Pierre Rousset