Porté par la jeunesse et bénéficiant de larges soutiens, le mouvement démocratique thaïlandais ne cesse de mûrir. Il défie l’oligarchie militaro-monarchiste, se confronte au couple royal et renoue avec les combats militants du passé.
Tout a commencé par un tweet ironique au sujet du nouveau roi Maha Vajiralongkorn (Rama X). Son auteur, dit le « Pingouin », a été arrêté et détenu six jours durant, son crâne étant rasé par ses geôliers afin de « briser tout esprit de liberté ». Jusqu’alors, tweeter était un espace de relative liberté. L’incident, annonçant une escalade de la répression, a mis le feu aux poudres.
Une nouvelle génération militante s’affirme, avec souvent de jeunes femmes pour figure de proue. Parti des campus, le mouvement n’a cessé de mûrir, cherchant dans l’histoire du royaume des réponses aux problèmes présents et renouant avec les luttes populaires passées. Il fait preuve de beaucoup d’imagination, d’initiative, de courage.
Une crise de succession
La personnalité du roi Maha Vajiralongkorn a miné l’autorité de la monarchie. Playboy, caractériel, vivant en Allemagne et se désintéressant des affaires du royaume, réputé cruel, il a longtemps laissé planer le doute sur sa volonté de s’assoir sur le trône.
Le prince Vajiralongkorn, une fois devenu Rama X de la dynastie de Chakri, a modifié en sa faveur la Constitution, renforçant ses pouvoirs en tous domaines. Il a mis la main sur le fonds d’investissement de la monarchie, jusqu’alors géré par le ministère des Finances. Il continue néanmoins de vivre en Bavière, au point de provoquer un débat en Allemagne : selon la loi, il n’a en effet pas le droit de poursuivre, du sol allemand, des activités politiques dans son pays d’origine. Il n’a pas cru bon de venir en son royaume quand la crise de la Covid a éclaté, ce qui n’est pas passé inaperçu. Les dépenses fastueuses du couple royal ne passent plus dans un pays frappé de récession, autre facette de la crise présente.
Rama X offre un exemple particulièrement bizarre des dysfonctionnements politiques actuels. Roi et grand propriétaire absentéiste, il accapare des pouvoirs sans pour autant manifester de l’intérêt pour la conduite du royaume. Si le bilan de la pandémie en Thaïlande reste jusqu’à aujourd’hui bien moins lourd que dans d’autres pays (dont la France), ce n’est pas grâce à lui ! Ce sont les autorités sanitaires qui sont intervenues en mobilisant des réseaux préexistants de volontaires ruraux et urbains.
Une double crise de légitimité
Initiée à l’occasion de la succession, la crise présente plonge ses racines dans un pesant héritage dont la Thaïlande n’a pas pu se libérer. La maison royale allait-elle enfin se comporter en monarchie constitutionnelle ? L’armée allait-elle enfin céder durablement le pouvoir à un régime civil ? La question s’est concrètement (re)posée après 1992, avec l’adoption d’une Constitution relativement démocratique. Cependant, le processus de « modernisation » (du point de vue même d’une aile de la bourgeoisie) alors engagé a finalement avorté.
Le nouveau mouvement démocratique a rapidement et explicitement posé la question du statut de la monarchie : absolue ou constitutionnelle. À l’occasion d’un rassemblement massif – quelque 30 000 personnes –, dans la nuit du 19 au 20 septembre, les manifestantEs ont scellé une plaque assurant que « ce pays appartient au peuple et non pas au roi comme on nous l’a fait croire à tort… ». Symbole fort : une telle plaque avait été apposée en 1936 pour commémorer le renversement de la monarchie absolue de 1932, mais elle avait « disparu » en 2017 (la nouvelle a, elle, disparu sans attendre).
La monarchie et l’armée constituent les deux piliers du pouvoir en Thaïlande. Ces institutions sont chacune traversées de contractions internes (au sein de la maison royale, entre corps d’armée ou classes d’officiers). Ils sont en concurrence pour le contrôle de l’État (c’est notamment l’armée qui a renversé la monarchie absolue en 1932), mais ils dépendent aussi l’un de l’autre.
Le refus des militaires de se retirer du pouvoir en 2019, utilisant une Constitution « intérimaire » écrite à leur avantage, a constitué une véritable provocation, le pendant de l’accession au trône de Rama X.
La Thaïlande sur le fil du rasoir
Le nouveau mouvement démocratique ne s’inspire pas des controversées « années Shinawatra », le frère (Thaksin) et la sœur (Yingluck, plus appréciée), éluEs Premier et Première ministres de 2001 à 2014, mais marginalisé.es par l’alliance des milieux conservateurs. Il a tourné son regard vers le soulèvement étudiant et populaire de 1973, principal « moment révolutionnaire » dans l’histoire moderne de la Thaïlande.
Le contexte international n’est plus ce qu’il était et l’actuelle génération militante n’est pas la réplique de celle d’alors. Cependant, cela témoigne de la profondeur de ses aspirations. Elle subit la répression. Des initiatives de solidarité internationale se multiplient pour la soutenir. Elles doivent être renforcées.