Publié le Mercredi 2 décembre 2020 à 09h45.

Mobilisés contre le risque de coup d’État en Thaïlande

La situation continue d’évoluer rapidement en Thaïlande. Après avoir modifié en sa faveur la Constitution et pris le contrôle des biens de la Couronne, le roi Rama X renforce sa mainmise sur un pan des forces armées, rattachant à sa personne deux régiments fauteurs de coups d’État. Le Palais royal réintroduit des rites archaïques, élargissant le fossé entre la jeunesse et un ordre conservateur qui se raidit et semble de plus en plus rêver d’un retour à une monarchie absolue. Les autorités recourent de nouveau à la loi contre le « crime » de lèse-majesté, à l’encontre des figures de proue du mouvement démocratique. Ce dernier cible la nouvelle garde prétorienne du monarque et se prépare à l’éventualité d’un putsch.

Le mouvement pro-démocratie thaïlandais poursuit très systématiquement son combat. Le 25 novembre, il manifestait devant la banque où se trouvent les avoirs de la Couronne (la Siam Commercial Bank), un bien public géré par le ministère des Finances que Rama X a privatisé à son profit.  Le 27 novembre, il a mené au cœur de Bangkok des exercices anti-putsch (« practice anti-coup drill ») et rediffusé un manuel de résistance publié initialement en 2014. Le 29 novembre, il s’est rassemblé devant la caserne de l’un des deux régiments que le monarque a rattachés à sa protection personnelle, les plaçant sous son commandement direct.

Le mouvement de révolte continue de s’étendre, y compris dans certains secteurs, encore très minoritaires, du salariat.

Le Palais royal et l’armée

Qui de la monarchie ou des militaires détient la réalité du pouvoir en Thaïlande ? La réponse à cette question est disputée. Est-ce la soft power du roi (et son immense fortune) ou, plus visible, la capacité de l’armée à façonner les institutions à son avantage ? Quoiqu’il en soit, ou quoiqu’il en fut, l’équilibre des pouvoirs dont dépend la stabilité du royaume se retrouve aujourd’hui sous tension.

En Thaïlande, le roi est officiellement à la tête des forces armées, mais cela ne veut pas dire qu’il les contrôle effectivement. Rama IX (Bhumibol Adulyadej), père de Rama X (Maha Vajiralongkorn), a influencé, directement ou indirectement, la promotion d’officiers supérieurs, cependant c’est l’armée qui a assuré pour l’essentiel la continuité du pouvoir « physique » depuis les années 1950. De toute évidence, son fils cherche aujourd’hui à modifier en sa faveur le rapport des forces au sein du régime militaro-monarchique.

Rama X a changé d’autorité, en 2017, le statut de trois agences gouvernementales, les faisant sortir du droit commun. Elles obéissent depuis à « son bon plaisir » (« at the royal pleasure »). Cela inclut le Commandement de la sécurité royale (Royal Security Command) en charge de tout ce qui concerne la protection et la glorification de la famille royale ou de ses collaborateurs. Ancien pilote de chasse, Maha Vajiralongkorn appartient à l’armée de l’air, mais cette dernière, mal équipée, pèse peu. C’est l’infanterie qui compte. Alors, comme il en a royalement décidé en 2019, les 1er et 11e régiments d’infanterie, basés à Bangkok, sont dorénavant sous son commandement direct. Rama X a, par ailleurs, mis ses proches (dont la reine Suthida) à la tête de la Garde Royale. Ce faisant, il prend le risque de fracturer l’armée qui considère qu’elle doit être, elle-même, la garante de la sécurité royale et de l’ordre établi.Le mouvement pro-démocratie s’est retrouvée dimanche 29 novembre devant la caserne du 11e régiment d’infanterie., dont les entrées et murs d’enceinte avaient été recouverts de fils barbelés. Des bus servaient de barricade. Les manifestantEs les ont écartés et ont jeté de la peinture rouge pour rappeler la répression sanglante des Chemises rouges en 2010, lors d’une mobilisation antigouvernementale. Une déclaration a été lue, accusant le roi d’avoir « étendu [ses] prérogatives de toutes les façons possibles, y compris [via] les militaires », décrivant le Premier ministre Prayuth Chan-ocha comme « l’homme de paille royal » du monarque. Des copies de cette déclaration ont été pliées sous forme d’avion en papier et envoyées sur la police anti-émeute protégeant la caserne.1

Prenant la parole, Parit « Penguin » Chiwarak, l’un des principaux porte-paroles du mouvement, a rappelé que les 1er et 11e régiments d’infanterie « ont été impliqués dans la répression de la population par le passé. Ils ont aussi joué un rôle central dans les coups d’État. »2

Mises en accusation pour lèse-majesté

Le pouvoir use à nouveau de l’arme juridique de dissuasion massive qu’est le « crime » de lèse-majesté, le redouté article 112 qui « protège » de toute insulte la famille royale, la régence et des collaborateurs. Cette loi peut coûter de trois à quinze ans de prison. Plusieurs chefs d’inculpation à l’encontre d’un même accusé peuvent être cumulées, jusqu’à l’équivalent d’une perpétuité.

Douze figures de proue du mouvement pro-démocratie ont été initialement visées par l’accusation de lèse-majesté en rapport avec les manifestations du 19-20 septembre à l’université de Thammasat University et à Sanam Luang. Aux dernières nouvelles, leur situation est la suivante :

Le 30 novembre, cinq d’entre elles se sont rendues avec leurs avocats Krisadang Nutcharus and Norasate Nanongtoom, au poste de police pour se voir présenter formellement les charges à leur encontre. Trois autres ont été convoquées. Les autres attendent leur convocation :

  1. Parit ‘Penguin’ Chiwarak
  2. Panussaya ‘Rung’ Sitthijirawattanakul
  3. Panupong ‘Mike’ Jadnok
  4. Anon Nampa
  5. Patsaravalee ‘Mind’ Tanakitvibulpon
  6. Chanin Wongsri
  7. Jutatip ‘Ua’ Sirikhan
  8. Piyarat ‘Toto’ Chongthep
  9. Tattep ‘Ford’ Ruangprapaikitseree
  10. Atthapol ‘Khru Yai’ Buapat
  11. Chukiat Saengwong
  12. Sombat Thongyoi

Il est à craindre que l’accusation de lèse-majesté (ainsi que d’atteinte à la sécurité nationale) soit utilisée contre un nombre croissant de manifestantEs.

Se préparer à l’éventualité d’un putsch

La possibilité d’un coup d’Etat est dans tous les esprits. La mobilisation de groupes paramilitaires et ultra-royalistes d’extrême droite est un signe très inquiétant. La violence à l’encontre des manifestant.es a passé un cap lors des journées du 17-18 novembre qui fait au moins 55 blessés (dont 6 par balles). Le 25 novembre à nouveau, le rassemblement a été émaillé d’incidents : des coups de feu ont été tirés dans la foule par des attaquants non identifiés, faisant deux blessés légers, au moment de la dispersion. Les moyens déployés par les forces de répression sont de plus en plus amples. En réponse, le mouvement prodémocratie affiche son initiativisme non violent et fait de la dérision une arme politique, sous la protection des canards jaunes gonflables (le jaune st la couleur de la monarchie !) qui servent aussi bien de signe de ralliement que de murs de défense face aux canons à eaux de la police.Prévoyant déjà le coup d’après, le mouvement démocratique se prépare à l’éventualité d’un putsch. En cas d’urgence, il appelle à engager immédiatement des grèves et des grèves scolaires ; à bloquer les artères avec des véhicules vides ou en manifestant ; à exprimer sa volonté de dénoncer toute attaque contre la Constitution et la démocratie. Lors du rassemblement du 25 novembre, les orateur.es (habillé.es en canards jaunes, évidemment) se sont succédé.es à la tribune, appelant notamment à transformer la résistance en rébellion. « En 2014, un coup s’est produit. Si la population s’était mobilisée en masse, Prayut [général et Premier ministre] n’aurait pas pu rester [au pouvoir]. »3

Le manuel de résistance à un coup d’État, publié en 2014 et rediffusé aujourd’hui, propose aussi d’organiser une grève générale d’une semaine ; de refuser toute forme de coopération avec la junte ; d’inviter les soldats à se ranger du côté du peuple ; de refuser de payer ses impôts ; de retirer son argent des banques… 

Actuellement, des salariéEs participent aux mobilisations, mais probablement de façon marginale. CertainEs syndicalistes ont une réelle tradition d’opposition à l’armée, aux ultra-royalistes, aux Chemises jaunes. À titre individuel, ou sous forme de contingents syndicaux, ils et elles sont présents lors des manifestations, venant notamment du secteur privé (automobile, textile…). Des travailleurEs précaires (vendeurEs ambulants…) expriment aussi leur sympathie.

Rama X pousse à des réformes régressives

Le mouvement étend sa contestation de l’ordre moral. La société thaïlandaise est pétrie de règles hiérarchiques passéistes qui commandent les comportements quotidiens de la population, façonnent la langue et les rapports individuels, imposent des codes et des soumissions. Leur remise en cause prend de multiples formes, comme le refus massif de se présenter en uniforme dans les écoles et universités, ou de respecter les codes vestimentaires de la « bienséance » lors de la remise de diplômes. Les groupes Bad Student et KKC Pakee Students ont appelé à poursuivre ce combat pour reprendre ainsi « le contrôle de [nos] propres corps »4. Des uniformes sont requis pour de nombreuses occasions et leur coût peut facilement devenir prohibitif pour des familles populaires. Devant l’ampleur du rejet, les autorités scolaires et universitaires composent.Les grandes révoltent générationnelles intègrent ce rejet d’un ordre moral étouffant qui a perdu sa force d’oppression. Chacune aussi a combiné cette révolte de la « vie quotidienne » avec une mise en cause du régime politique qui base son autorité sur cet ordre moral devenu à la fois insupportable et insoutenable. Pour des raisons déjà abordées dans de précédents articles5, le « front du refus » des pouvoirs conservateurs à toute perspective de compromis et de réforme substantielle est particulièrement rigide. Ce qui apparaît de plus en plus clairement aujourd’hui, c’est que Rama X pousse en fait à des réformes régressives, dont l’horizon serait le rétablissement d’une monarchie absolue. 

Sur le plan des symboles et des comportements, il a, devant son trône, fait ramper à ses pieds (au sens littéral) des généraux. Il a rétabli le système officiel des concubines royales (et réhabilité par ce biais l’une de ses précédentes épouses, reniées, qui a intégré le harem). Son père, Rama IX, mort en 2016, n’avait jamais respecté le statut constitutionnel de la monarchie. Rama X fait aujourd’hui bien plus : il se comporte en souverain absolutiste (le bon plaisir royal). Il construit pièce à pièce un pouvoir personnel et il en a les moyens, y compris financier.

Suivant le périmètre des biens pris en compte, les actifs de la famille royale thaïlandaise sont estimés à environ 30 à 60 milliards de dollars (de 25 à 50 milliards d’euros), ce qui en fait la plus riche au monde. Rama X a décidé en 2018, de son royal plein-gré, de prendre personnellement le contrôle des avoirs du Bureau de la Couronne, un bien public géré auparavant par le ministère des Finances, effaçant la frontière entre sa fortune personnelle et celle de la Couronne, ce qui n’était pas le cas sous le règne de son père. Selon le site Prachatai, le budget alloué par l’État en 2020 à la Couronne se serait monté à environ de 30 milliards de bahts, soit environ 830 millions d’euros, une évaluation plus haute que les précédentes.

Un fossé croissant entre le Palais royal et la jeunesse

Il a maintenant sous son commandement propre une Garde royale renforcée et les deux régiments d’infanterie qui ont joué un rôle clé dans les putschs récents. Il a ce faisant retiré à l’armée l’une de ses principales prérogatives : être garante de la sécurité de la famille royale, ce qui, par-delà l’importance du symbole (qui légitime son autorité auprès de la population), lui permettait « d’encadrer » le Palais.

En accaparant les pouvoirs comme il le fait, Rama X ne prend pas seulement le chemin inverse de ce qu’exige le mouvement démocratique (la reconnaissance du caractère constitutionnel de la monarchie), il revient par nombre d’aspects sur l’esprit de la modernisation de la royauté que le roi Chulalongkorn avait initiée à la fin de son règne – Chulalongkorn (Rama V de la dynastie Chakri) a été souverain du Siam (ancien nom de la Thaïlande) de 1868 à 1910. Il est considéré comme celui qui a fait entrer le royaume dans le monde moderne.

Rama X peut changer le visage et démultiplier les pouvoirs de la famille royale. Il ne peut cependant changer la société. La crise est née en Thaïlande du fossé criant entre les institutions conservatrices et la jeunesse. Maha Vajiralongkorn fait tout ce qu’il peut pour accroître ce fossé et le rendre encore plus criant !

La crise de régime s’approfondit en conséquence. Or, une crise de régime ne se joue pas à deux : le pouvoir (autoritaire) et ses opposants (démocratiques). Elle aiguise toutes les tensions à l’œuvre au sein des élites et de la bourgeoisie, au sein des forces armées, dans les rapports de classe, entre les régions… Elle crée des espaces pour le déploiement de contre-cultures et d’idéologies contestataires, pour le renouvellement des mouvements sociaux…

On peut chercher de nombreux précédents, anciens et récents, où un régime ossifié a été renversé par un bloc improbable, inattendu et temporaire de forces. Il est vain de spéculer de loin sur ce qui peut advenir en Thaïlande, dont l’histoire n’est pas écrite. Une chose est certaine, cependant : le mouvement pro-démocratie, par sa capacité à durer et à innover, a ouvert une brèche béante dans la domination de l’ordre militaro-monarchique. Il n’a cessé de surprendre par sa résilience et son inventivité. On ne peut que le saluer pour ce qu’il a déjà accompli et le soutenir autant que l’on peut pour ce qu’il peut encore accomplir.