Publié le Dimanche 20 février 2011 à 09h52.

Tunisie. Où sont les femmes ?

La révolution tunisienne en cours ne règle pour le moment pas les inégalités entre les hommes et les femmes. Celles-ci s'organisent donc pour conserver leurs acquis et en conquérir d'autres. Alhem Belhadj, membre de l'Association tunisienne des femmes démocrates, explique la situation.

Quelle est la condition des femmes en Tunisie actuellement ? Y a-t-il des changements avec le processus révolutionnaire ?

Je ne sais pas si on peut dire qu'il y a des changements, en tout cas les femmes ont vraiment participé à cette révolution. Elles étaient là dans tout le processus, dans les rues, les comités de quartiers, les comités d'auto-organisation, les syndicats. Elles étaient présentes parmi les martyrs, les blessés... Il y a eu des femmes victimes de viols, d'agressions sexuelles... Elles ont vraiment participé à cette révolution.

C'est rassurant que les femmes soient présentes politiquement. Mais leur situation actuelle ne rassure pas du tout. Elles doivent se mobiliser réellement pour à la fois sauvegarder les quelques acquis qu'elles ont eu, et surtout en avoir plus. Je suis un peu inquiète. Il faut être vigilantes par rapport à ce qui va se passer.

La situation des Tunisiennes est un peu particulière par rapport au monde arabe. En 1956, juste après l'indépendance, le code du statut personnel était quasiment révolutionnaire pour l'époque et par rapport à la situation dans la région : interdiction de la polygamie, droit au divorce, droit à l'avortement (à partir de 1961, avant la France, la Suisse et plein de pays), le droit de vote. Les femmes étaient considérées comme égales au niveau des pratiques politiques. Elles ont participé politiquement à la lutte pour l'indépendance. Mais il y avait également une volonté politique. Bourguiba était assez ouvert et moderniste, il comptait beaucoup sur la participation des femmes pour le développement économique. Il partait de l'idée qu'une société ne saurait se développer réellement si les femmes restent analphabètes, sous l'emprise des traditions et de l'inégalité. Il était assez ouvert sur tout ça mais la lutte des femmes pour l'indépendance a beaucoup joué.

Par contre, le code du statut personnel était loin d'être égalitaire à cent pour cent. Par rapport à la situation antérieure, c'était presque révolutionnaire mais le principe d'inégalité était maintenu. Les lois du code étaient un réel acquis pour les femmes, mais l'intention était de construire une société moderne, pas forcément pour les droits des femmes. Par exemple, le droit à l'avortement. Nous sommes parmi les premiers pays, pratiquement le seul dans la région, à avoir l'avortement. Mais les Tunisiennes ne l'ont pas eu pour la liberté de disposer de son corps, loin de là. Ce n'est pas pour les droits sexuels et reproductifs des femmes, c'était la politique de limitation des naissances. Il y a eu des lois en faveur de l'avortement parce qu'il fallait limiter les naissances afin d'inverser un peu la démographie de la Tunisie. Pour Bourguiba, nourrir plus d'enfants était contreproductif. Il fallait donc que les femmes arrêtent d'avoir des enfants et c'est pour ça qu'on a eu l'avortement, la contraception gratuite, le planning familial qui se déplaçait dans les régions, associé à une politique médiatique de limitation des naissances. Mais pas dans le respect des droits des femmes. Parfois on obligeait même des femmes à se faire ligaturer les trompes. L'objectif était la limitation des naissances. Donc, dans ce sens, ce n'est pas un esprit égalitaire qui régnait mais un esprit de développement du pays et les femmes étaient indispensables pour ce changement.

Toujours est-il que les Tunisiennes ont bien profité de ces lois, de la politique de l'éducation, parce que dans tous les cas, ça change les mentalités. Même si les intentions n'étaient pas bonnes, elles ont fait évoluer les choses.

Avec l'apparition du mouvement islamiste dans les années 1980, on a senti que ces acquis n'étaient pas définitifs. La première revendication du mouvement Ennahda était un référendum sur le code du statut personnel en 1985. Là, le mouvement des femmes a senti que les acquis risquaient d'être menacés. L'égalité au niveau de la loi n'était déjà pas reconnue, encore moins les pratiques, parce que même quand la loi a été développée, les pratiques étaient en deça. Mais en plus, il y en avait qui remettaient en question ces quelques acquis. Le mouvement des femmes s'est donc organisé.

Il y a eu deux organisations de femmes autonomes pour dire qu'il n'y a pas d'égalité, qu'il faut arrêter d'instrumentaliser la cause des femmes. La vitrine démocratique du modernisme tunisien, c'était l'égalité hommes-femmes. On était vraiment les femmes «alibi», on en avait ras-le-bol.

L'égalité n'était pas reconnue dans trois domaines essentiellement. Dans la famille, l'homme était toujours le chef de famille, la femme n'avait pas droit à la tutelle, celle-ci était paternelle. La suprématie patriarcale restait très présente philosophiquement et en pratique. En 1993, il y a eu des modifications, dans certaines situations les femmes peuvent avoir la tutelle des enfants mais c'est très limité. Et puis il y a un article du code qui dit, depuis 1993, «les relations hommes-femmes sont régies par les us et coutumes», et quand on parle des us et coutumes, on sait à quoi ça renvoie.

Le deuxième point est l'égalité successorale. Jusque là, les femmes héritaient de la moitié, bien que la loi de succession de l'héritage n'est pas régie complètement par la loi musulmane, il y a des articles non conformes. Par exemple, une fille unique a le droit de tout hériter. Selon la loi musulmane, non. Cela a été changé en 1974 par Bourguiba mais on a gardé le fait que les femmes héritent la moitié des hommes, bien que les lois aient été changées dans le sens de la responsabilisation des femmes. Elles doivent dépenser quand elles ont de l'argent dans la famille et elles doivent prendre en charge les descendants et ascendants alors que dans la charia ce n'est pas obligatoire. Donc on mélange la charia et les lois, ce qui n'est pas en faveur des femmes.

Le troisième point est la nationalité. Les femmes ne donnaient pas systématiquement la nationalité à leurs enfants. Cela a été révisé récemment. Et elles donnent très difficilement leur nationalité à leurs maris étrangers. C'est plus facile pour la femme d'un Tunisien que pour le mari d'une Tunisienne. Il y a des discriminations à ce niveau.

D'ailleurs dans la convention pour l'élimination de toute forme de discrimination, la Tunisie a émis des réserves à ces trois niveaux, au nom de l'article 1 de la constitution qui dit que la religion de la Tunisie est l'islam. Donc quand on veut amener l'argument de l'islam, il est là. Quand on veut l'oublier, on peut le dépasser sans problème. Mais par rapport aux femmes, c'est toujours l'argument de l'islam. Dans plein de choses, l'argument de l'islam n'est pas utilisé, il l'est essentiellement pour les femmes.

Il y a cet aspect légal, mais il y aussi l'aspect social. Il y a plein de discriminations à l'égard des femmes. Dans le milieu du travail, bien que le code du travail postule à une égalité hommes-femmes, les femmes sont moins payées, elles accèdent moins à des postes à responsabilités. Elles sont plus pauvres, à diplôme égal elles risquent plus longtemps d'être au chômage, même si le chômage des diplômés est un gros problème en Tunisie (il y a 200 000 diplômés chômeurs qui, d'ailleurs, ont joué un rôle très important dans cette révolution). La situation des femmes est donc marquée par la discrimination. Et c'est pour ça qu'on était là pour dire qu'il faut continuer à agir. Même si notre situation est meilleure que le reste du monde arabe, ce n'est pas pour ça qu'on va se taire. En plus, il y a la question des violences à l'égard des femmes, le pouvoir ne prend pas assez de mesures pour lutter contre ces violences. Tout cela avant la révolution.

Parmi les revendications de la révolution, y a-t-il des revendications féministes ? Il y a eu des conseils de femmes, des discussions entre les partis et les islamistes, notamment sur le féminisme, la laïcité, etc. Qu'en est-il aujourd'hui ?

C'est là le problème. Pour le moment, il n'y a que les féministes qui portent ces revendications. Même les alliés avec lesquels on a travaillé pendant des années pensent que ce n'est pas le moment. Comme d'habitude, il y a toujours une priorité, et les femmes arrivent après. Cela a été le cas dans toutes les révolutions. Ce qui m'inquiète pour le moment, c'est qu'au gouvernement il y a deux femmes et une secrétaire d'État. On est très très loin de la parité. Il n'y a aucune femme parmi les gouverneurs, avant il y avait un effort un peu plus important. Au cours de la première ou deuxième réunion de ce gouvernement, il y a eu des mesures par rapport aux conventions internationales, des droits humains. Ils ont adopté des protocoles, adhéré à la Convention de Rome, et la seule convention où ils ont dit «on va en discuter», c'était la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discriminations à l'égard des femmes (CEDAW), comme par hasard.

Dans la société civile, la question des femmes est très peu présente. La laïcité est une revendication majeure pour nous, elle n'est reprise par quasiment aucun parti. Il y a des partis d'extrême gauche qui nous ont accompagnées quand on a organisé une manif des femmes, mais on a été très peu soutenues, même par les partenaires les plus proches, comme la Ligue tunisienne des droits de l'homme. Elle a tenu pendant des années toutes ces réunions dans notre local et on a partagé beaucoup de choses. Elle n'a pas été organisatrice avec nous de la manif, même si ses membres étaient présents.

Qui a organisé la manif ?

Trois associations de femmes et la commission syndicale femmes. Il y avait beaucoup de monde, beaucoup de femmes. Il y avait très peu de membres de ces partis et associations, qui ne se sont pas exprimés officiellement en faveur ou en solidarité de cette marche. De plus, certains partis font alliance avec les islamistes et, comme d'habitude, la question des femmes risque d'être mise de côté.

C'est donc vraiment le moment pour les femmes d'être plus présentes et de questionner les partis politiques afin qu'ils s'expriment clairement sur les femmes.

Vous prévoyez des actions ?

Oui, on est en train de s'organiser. On a longtemps travaillé par exemple sur la constitution que nous voulons. On prépare un manifeste des femmes tunisiennes afin de questionner tous les intervenants politiques. Dans ce manifeste, on affirmera nos principes et nos revendications. Les Tunisiennes sont imbibées de ces droits, elles ont vécu avec, il est donc très difficile de les lâcher. Mais les choses ne se présentent pas très bien pour le moment.

Propos recueillis par Gilles Pagaille