Publié le Samedi 27 mai 2023 à 15h00.

Turquie : un brève histoire de l’Alliance de la nation et sa prestation aux élections de 2023

Le Parti républicain du peuple (CHP) a décidé de former un front large dans l’objectif de mettre fin au régime d’Erdogan qui dure depuis deux décennies. En 2018, l’Alliance de la nation (Millet İttifakı), qui promettait une transition progressive du système présidentiel vers un système parlementaire et s’opposant donc au régime autoritaire d’Erdogan, a été créée avec la participation de six partis politiques.

Dirigée par le CHP, cette coalition anti-Erdogan s’engageait à se tourner vers l’orthodoxie néolibérale et à confier l’État et l’ensemble de sa bureaucratie à des cadres supposés plus compétents, et déclarait qu’elle allait promouvoir un processus de normalisation démocratique.

Des alliances hétéroclites

Sous la direction de Kemal Kılıçdaroğlu, leader du parti social-démocrate et laïc CHP a maintenu environ 25-28 % des voix pendant de nombreuses années. Il semblait peu probable qu’il soit en mesure de vaincre la majorité écrasante de l’AKP et du Parti nationaliste de droite (MHP), qui s’était installé dans une fourchette entre 45 et 50 % dans le cadre de l’Alliance populaire.

Kiliçdaroğlu a assumé que l’orientation politique générale du peuple turc penchait vers diverses représentations politiques de droite. Ainsi, il a conçu l’Alliance de la nation comme une plateforme destinée à accueillir des partis plus proches de la droite.

Le Bon Parti (İyi Parti ou İYİP), dirigé par Meral Akşener, est devenu le deuxième partenaire de la coalition après s’être séparé du Parti du mouvement nationaliste (MHP) qui constitue le principal parti des nationalistes et le second parti pour les électeurs de centre-droit. L’İYİP a recruté des personnalités importantes dans les rangs du MHP, en alignant les positions nationalistes sur une droite plus centriste, déclarant sa loyauté à un programme économique libéral et prenant comme cible principale les jeunes électeurs urbains de centre-droit.

Les partenaires secondaires de l’Alliance de la nation étaient le Parti de la Félicité (Saadet Partisi) et le Parti DEVA (Deva Partisi). Le Parti de la Félicité représente la principale tradition islamique du mouvement des Perspectives nationales (Millî Görüş), fondé par Necmettin Erbakan, et incarne une ligne politique plus traditionaliste avec des tons islamiques plus prononcés.

Le parti DEVA, dirigé par Ali Babacan, l’un des fondateurs de l’AKP, qui a été ministre de l’Économie pendant trois mandats, est un nouveau parti qui adopte une ligne islamique réformiste plus centriste.

Un autre ancien membre de l’AKP, Ahmet Davutoğlu, qui prétend représenter une forme modérée d’islamisme et qui a occupé des postes tels que celui de ministre des Affaires étrangères et de Premier ministre, fait également partie de l’Alliance de la nation avec son Parti du futur (Gelecek Partisi).

Le Mouvement kurde, qui représente près de 10 % des électeurs (y compris les Kurdes, les démocrates progressistes et les socialistes), a été exclu de cette coalition en raison de la réaction qu’il pourrait susciter parmi les électeurs nationalistes conservateurs. Toutefois, il est considéré comme un soutien implicite à l’extérieur de la coalition.

Confrontations électorales

L’Alliance de la nation a été confrontée à son premier défi d’ampleur lors des élections locales de 2019 où elle avait obtenu une victoire partielle. La majorité des grandes villes, dont Istanbul, Ankara et Izmir, sont passées sous son contrôle.

À Ankara, Mansur Yavaş, un ancien membre du MHP est devenu maire. Ekrem İmamoğlu, qui était rattaché au CHP et jouissait d’une grande popularité auprès de divers secteurs de la société, allant du centre-droit aux sociaux-démocrates et aux Kurdes, est devenu maire de la municipalité métropolitaine d’Istanbul.

La perte symbolique d’Istanbul pour l’AKP, qui contrôlait l’administration de la ville depuis les élections locales de 1994 et qui avait construit son mouvement sur cette base, a donné un coup de fouet au moral de l’Alliance de la nation rendant l’idée de vaincre Erdogan lors des prochaines élections générales de 2023 plus crédible.

À l’approche des élections générales de 2023, et la confirmation de la candidature d’Erdogan l’une des principales sources de tension au sein de l’Alliance de la nation a été le choix du candidat à la présidentielle. Le principal leader de l’opposition, Kiliçdaroğlu se positionnait comme le meilleur candidat pour terminer sa carrière politique par une présidence. Les candidats présentés par le deuxième parti de l’alliance, l’İYİP, sont İmamoğlu et Yavaş. Kiliçdaroğlu a affirmé que son identité alévie aurait pu constituer une barrière psychologique.

À l’approche de la date limite pour l’annonce du candidat, l’İYİP a accepté la candidature de Kılıçdaroğlu à condition que la campagne politique soit menée par İmamoğlu et Yavaş, et que si l’élection était remportée, les deux seraient nommés vice-présidents de Kiliçdaroğlu avec des fonctions spécifiques.

Avant l’élection, Muharrem İnce, le leader du Parti de la Nation, qui était l’un des rivaux politiques capables d’attirer les électeurs de l’Alliance populaire, a retiré sa candidature laissant en lice trois candidats principaux à l’élection présidentielle : Erdoğan (Alliance populaire), Kiliçdaroğlu (Alliance de la nation) et Sinan Oğlu, un ancien membre du MHP qui aspirait aux votes de la droite radicale (Ata Alliance).

Erdoğan en tête au premier tour

Pour la présidentielle, contrairement aux prévisions des sondages, Erdoğan a obtenu 49,5 % des voix, Kiliçdaroğlu a obtenu 44,9 % et Oğan 5,17 %.

Pour les législatives, avec 35,6 %, l’AKP a connu une baisse du nombre de voix. Le CHP a une fois de plus obtenu environ 25 % des voix. La progression inattendue est venue du MHP avec un bond significatif à 10 %. En conséquence, l’Alliance populaire, qui compte dans ses rangs des figures de la droite nationaliste et des islamistes paramilitaires, a obtenu une majorité significative au parlement.

Depuis 2015, on assiste à une consolidation de la politique autoritaire et, à la suite de la pandémie, à une intensification de la crise économique, ce qui a conduit également à une augmentation significative des votes islamiques et plus particulièrement nationalistes.

Le reflet politique de cette situation s’est manifesté dans l’alliance entre Cumhur, Millet et Ata, qui, avec la totalité des voix du MHP, de l’İYİP et du parti Zafer, incarnent différentes représentations politiques du nationalisme le plus radical (et racial), atteignant environ 22 % des voix.

L’Alliance de la nation, incapable d’obtenir une majorité parlementaire, vise à compenser cette défaite en remportant l’élection présidentielle au deuxième tour le 28 mai.

Kiliçdaroğlu, qui évolue dans un équilibre fragile et reçoit le soutien du mouvement kurde de l’extérieur a eu recours à un discours nationaliste afin de conquérir les votes de Sinan Oğan [qui a annoncé son ralliement à Erdogan, NDLR] au second tour et convaincre les électeurs indécis qui n’ont pas participé au vote du premier tour. Il a annoncé dans la foulée l’expulsion des réfugiéEs syriens vers leur pays, tout en essayant de rester plus prudent sur la question kurde.

Autant de de positionnements qui vont renforcer les revendications nationalistes, excluant la représentation politique du Mouvement kurde et favorisant l’ancrage des sentiments anti-immigrés, et façonner la politique turque dans les années à venir.

Traduction de l’anglais par Hélène Marra