Dans les années post-troïka1 et, en particulier pendant le gouvernement de la Geringonça2, le pays a vu l’émergence de nouveaux syndicats, avec des pratiques inédites depuis les années 1980. Avec la défaite des ouvriers de la Lisnave3, un modèle de concertation sociale s'était imposé, que l'on peut qualifier de « néo-corporatiste », dans lequel les intérêts des travailleurs et des patrons ne seraient pas antagonistes.
La société serait donc un « corps », dans lequel l’État serait un arbitre, équidistant entre les parties. En substance, dans les pays européens, ce « modèle » – qui, d’une certaine manière, était en vigueur en Allemagne depuis plusieurs décennies et a été imposé en Angleterre après la défaite des mineurs – a conduit, avec l’assentiment de nombreuses directions syndicales, à la délocalisation en Asie de secteurs de production, à l’arrivée des nouveaux contingents de jeunes travailleurs sur le marché du travail,– une masse de précaires –, la fin du droit au travail (de plus en plus remplacé par des prestations sociales pour les programmes de chômage de longue durée et d’aides), la privatisation des services publics et le remplacement des services sociaux publics (« État-providence ») par des programmes d’assistance. L’important contingent de précaires, cycliquement réduits au chômage, exerçait une pression à la baisse sur les salaires réels, les gelant pendant 30 ans. Dans les pays d’entrepreneurs/classes dirigeantes dépendants comme le Portugal, les profits ont de nouveau augmenté grâce à l’extraction violente de plus-value absolue, sous la forme d’augmentations systématiques du temps de travail et de l’utilisation d’heures supplémentaires bon marché. Les pathologies connues sous le nom d’épuisement ou de burnout sont devenues la norme.
Complicité passive de nombreux syndicats
La tactique consistant à « préserver les droits des plus âgés, et à maintenir précaires les plus jeunes » – évitant une révolte sociale immédiate contre les contre-réformes, a été menée avec la complicité passive de nombreux syndicats, qui comptaient 60 à 70 % d’affiliation – et qui ont fini par perdre systématiquement de la force. En réalité, contrairement à ce qui est souvent avancé, ce n’est pas la précarité en elle-même qui conduit à l’affaiblissement des syndicats. Ces derniers sont nés après tout au XIXe siècle, étaient initialement illégaux, et tous les travailleurs étaient précaires. Ce qui conduit à la baisse des effectifs, c’est l’absence de résultats obtenus lors de luttes victorieuses. La concertation sociale a servi à diviser et à apaiser les travailleurs et, elle a abouti en conséquence, sans surprise, à la dégradation des salaires (les droits ne sont pas accordés, ils sont conquis).
Comme il y a toujours des limites à ce que les travailleurs peuvent endurer, le vent tourne, sans surprise : c’est la contestation sociale que nous vivons. Après 2008, lorsque les heures supplémentaires ont été réduites de moitié, la vie est devenue un fardeau. Et avec l’inflation actuelle, elle est impossible.
C’est dans ce contexte que – inspirés par les luttes des dockers dont le syndicat a été le seul à n’avoir jamais « laissé tranquille » la troïka et dont les membres ont été sommairement licenciés au 1er jour de l’état d’urgence de la pandémie imposé par le gouvernement de la Geringonça et le président de la République – plusieurs syndicats sont nés au cours de cette décennie, principalement issus de ruptures avec l’UGT et la CGTP. C’est le cas du SIAP (énergie)4, du SNMMP (produits dangereux)5, de transfuges de l’UGT (personnel navigant et cabine), de nouveaux syndicats d’infirmières, du STOP (en rupture, pour partie, avec Fenprof), du STASA (contre le travail obligatoire du dimanche dans AutoEuropa)6, de centres d’appels, ainsi que de nouveaux syndicats dans le métro, fonctionnaires, pour ne citer qu’eux.
Retour des syndicats de combat
Tous sont nés avec un programme de droits sociaux et de travail. Ils réclament le droit au repos, des mesures contre le burnout, l’épuisement et le harcèlement psychologique, la rémunération des heures supplémentaires selon des critères antérieurs à la troïka, la titularisation des précaires. La plupart d’entre eux ont des dirigeants de gauche et, inspirés par les dockers, ils créent des caisses de grève, mènent des actions de solidarité, aussi timides soient-elles, recourent à plus de démocratie interne (recours fréquent aux plénières), à l’extension de la syndicalisation aux membres de différentes professions, comme maintenant STOP7, ou avant SEAL8. Ils ne sont pas apolitiques, mais ne sont pas « partisans » – en opposition à ce qu’ils considèrent comme un lien ombilical entre la CGTP et le PCP et entre l’UGT et le PS.
L’avenir, je crois, verra le « nouveau syndicalisme » gagner du terrain, en d’autres termes, le retour de syndicats de combat, qui s’associeront de plus en plus, au niveau national et international – soit par la création de nouveaux syndicats, soit par l’émergence de nouvelles directions dans les syndicats existants.
La contestation sociale n’existe pas à cause du « manque de communication » des gouvernements. Elle existe parce que la détérioration de la vie a atteint des seuils intolérables.
Raquel Varela, professeur des universités UNL FCSH, historienne, présidente de l'Observatoire des conditions de vie et de travail - association scientifique (traduit du portugais par Luiza Toscane)
- 1. BCE, FMI, Commission européenne.
- 2. « Bidule », « truc » ou « machin » ou les accords qui lient, depuis octobre 2015, le Parti socialiste (PS), le Parti communiste portugais, les Verts et le Bloc de gauche.
- 3. Chantiers navals situés sur la rive sud du Tage à Lisbonne, la plus grande concentration ouvrière du pays.
- 4. Syndicat des industries, énergies, services et eaux du Portugal.
- 5. Syndicat des conducteurs de produits dangereux.
- 6. Syndicat des travailleurs du secteur automobile.
- 7. Syndicat de tous les professionnels de l’éducation.
- 8. Syndicat des dockers et de l’activité logistique.