Publié le Mercredi 30 septembre 2020 à 10h21.

Crise sanitaire et sociale : en finir avec les fausses alternatives

« Au-delà des questions morales, une société, pour survivre, doit donner priorité à sa reproduction sur la conservation de ses personnes âgées, je suis désolé de le rappeler. » Ainsi s’exprimait l’historien-démographe Emmanuel Todd dans les colonnes de l’hebdomadaire Marianne daté du 18 septembre. En tenant ces propos, Todd récidive : en avril dernier, il expliquait en effet dans une interview à l’Express que « [l’]on ne peut pas sacrifier les jeunes et les actifs pour sauver les vieux ». Ou comment formuler une fausse alternative, mortifère, à l’heure d’une crise sanitaire qui provoque de nombreuses inquiétudes.

Avec la crise économique, sociale, écologique et sanitaire que nous traversons, les fausses alternatives de ce type sont légion. La santé ou les emplois ? Les jeunes ou les vieux ? Les libertés publiques ou la lutte contre la pandémie ? Autant de questions que certains posent avec plus ou moins de cynisme et plus ou moins d’arrière-pensées, mais qui ne manquent pas de contribuer à structurer le débat public, alors que le gouvernement a fait le choix d’une politique qui ne rassure personne, sinon les grandes firmes et les grandes fortunes, et que les malfaisants de tout ordre surfent allègrement sur les – légitimes – inquiétudes qui existent dans la population.

Les jeunes ou les vieux ?

Ces fausses alternatives déforment la perception que tout un chacun peut avoir des « solutions » face à la crise actuelle. Ainsi en va-t-il de l’opposition factice entre les jeunes et les vieux, fondée sur la croyance selon laquelle, au nom de la lutte contre le Covid, on brimerait la jeunesse pour protéger les plus âgéEs. Notons tout d’abord qu’elle exclut de l’équation les personnes « non âgées » dont l’état de santé présente des risques majeurs en cas de contamination au Covid…

Et soulignons ensuite qu’elle induit une causalité largement discutable – et discutée – selon laquelle la protection des plus âgéEs passerait avant tout par une restriction des droits et des libertés des plus jeunes : il suffit de voir la situation dans les EHPAD, plus généralement des hôpitaux, et les revendications des salariéEs de ces établissements pour comprendre que les problèmes sont ailleurs (manque de personnels, de place, de matériel, etc.), sans parler des conditions misérables dans lesquelles vivent de nombreux et nombreuses retraitéEs à cause de la faiblesse de leurs pensions.

Ce discours rejoint d’ailleurs, en miroir, celui visant à imputer aux jeunes le redéveloppement de l’épidémie, comme si la question était la responsabilité de chacunE et non les indigentes politiques de santé du gouvernement, qui font tout reposer sur les individus, à l’inverse de véritables politiques de santé publique : information, prévention, service public hospitalier de qualité, gratuité de la santé et des protections, etc.

La santé ou les emplois ?

Dans un autre registre, la fausse alternative entre la santé et les emplois, qui repose sur le double postulat de la nécessaire croissance et de la toute-puissance du patron dans son entreprise, est particulièrement malhonnête… et dangereuse. Au nom de l’exigence revendiquée de ne pas « mettre le pays à l’arrêt » et/ou « l’économie à genoux », on nous explique ainsi qu’il faut « assouplir les protocoles sanitaires », voire « assumer le risque » pour la santé des salariéEs.

Sont ainsi exclues du champ de la discussion toutes les questions – légitimes – qui se sont posées avec acuité lors du confinement : quelles sont les productions réellement utiles ? Quels sont les domaines desquels le privé doit être exproprié pour en finir avec les logiques de rentabilité ? Comment organiser le travail dans les secteurs indispensables, en écoutant en premier lieu les salariéEs, afin d’éviter les contaminations ? Comment partager davantage le travail, en réduisant massivement sa durée hebdomadaire sans perte de salaire, pour que cette réorganisation globale ne se fasse pas au détriment des salariéEs ? Comment financer tout cela en prenant l’argent là où il est, plutôt que de dilapider des dizaines, voire des centaines de milliards d’argent public, pour des « plans de relance » dont les recettes n’ont jamais fonctionné ?

Les libertés publiques ou la lutte contre la pandémie ?

Quant à l’opposition entre les libertés publiques et la lutte effective contre la pandémie, elle s’inscrit dans la fausse alternative selon laquelle le combat contre le développement du Covid passerait nécessairement par des mesures contraignantes, imposées d’en haut. Le pouvoir porte une responsabilité écrasante dans la diffusion de cette idée, en raison de sa gestion autoritaire de la crise sanitaire et des incohérences de son discours, entre autres et notamment sur les masques. La méfiance, voire la défiance, s’est installée, à l’égard des mesures de protection sanitaire, qu’il s’agisse des masques justement, ou plus globalement des gestes barrières, sans même parler du tracking et de l’application Stop Covid.

Sortir de cette fausse alternative impose de rappeler que la seule possibilité de lutter collectivement contre une épidémie comme le Covid est de refuser toute forme d’infantilisation et de (se) convaincre que les seules mesures qui sont vraiment respectées sont celles que chacunE comprend et accepte « car il ou elle les a construites, est persuadé de leur justesse, et que le collectif lui donne les moyens de les respecter tout en continuant à vivre »1. En d’autres termes : une véritable démocratie sanitaire, où la population est correctement informée, pleinement associée aux décisions et à leur mise en œuvre, et où l’auto-organisation et les solidarités se substituent à l’autoritarisme et aux sanctions.

  • 1. Voir notre dossier (pages 6-7).