Invitée à intervenir sur le plateau de C-News le 14 février, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Frédérique Vidal a dénoncé la présence de « l’islamo-gauchisme » à l’Université, et lancé une vaste campagne contre le monde universitaire.
« L’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble », a déclaré Vidal, en paraphrasant le titre du Figaro, avant de préciser : « Des gens peuvent utiliser leurs titres et l’aura qu’ils ont […] pour porter des idées radicales ou des idées militantes… ».
Ces déclarations, prononcées par une membre d’un gouvernement qui a fait des privilèges de classe et des fractures sociales sa marque de fabrique, sont inacceptables. La ministre de l’Enseignement supérieur, accompagnée de Jean-Michel Blanquer, reprend le discours des nationalistes xénophobes, en écho au vote de la loi sur le séparatisme venant renforcer le virage (électoraliste ?) à l’extrême droite.
Dans ce contexte, Vidal accuse les chercheurEs de faire du militantisme et non pas de la science et, provocation suprême, déclare devant l’Assemblée nationale vouloir confier au CNRS une enquête sur les courants de recherche en France. Le monde de la recherche s’insurge et refuse ces accusations infondées, infantilisantes et intimidatrices, qui ne sont pas sans rappeler la répression et les listes noires de la période du Maccarthysme. Le CNRS est une organisation de chercheurEs et non pas un corps d’inspection ayant vocation à jouer le rôle d’inquisiteur auprès des collègues…
L’indignation du monde de la recherche
Les réponses de l’ESR (Enseignement supérieur et recherche) ont été immédiates. Pour la CPU (Conférence des présidents d’université), pourtant traditionnellement modérée, la condamnation des propos de Vidal est immédiate et claire : « l’islamo-gauchisme » n’est pas un concept. C’est une « pseudo-notion dont on chercherait en vain un commencement de définition scientifique »1. Dans la même ligne, le CNRS (Centre national de la recherche scientifique) déclare que l’« islamo-gauchisme » est un « slogan politique qui ne correspond à aucune réalité scientifique ». Il condamne en outre avec fermeté les tentatives d’instrumentalisation politique de la science et la délégitimation de certaines communautés scientifiques comme les études post-coloniales, intersectionnelles et celles utilisant le concept de « race »2 La ministre semble en effet ignorer que les SHS (Sciences humaines et sociales) mobilisent le concept de « race » pour désigner une construction issue des rapports sociaux de domination et non pas une entité biologique.
Dans une tribune parue dans le Monde, plus de 600 membres du personnel de l’ESR, dont l’économiste Thomas Piketty et la sociologue Dominique Meda, dénoncent la « chasse aux sorcières » menée par leur ministre de tutelle. L’indignation de la communauté universitaire enflamme la toile et le #Vidaldemission connait très rapidement un franc succès et plus de 10 000 personnels de l’ESR réclament aujourd’hui sa démission.
En plus d’un appel du pied à l’extrême droite, il s’agit d’une attaque très grave contre les libertés académiques qui s’inscrit dans le projet global de la reforme du gouvernement (Loi de programmation de la recherche) préfigurant une généralisation du système de financement fléché qui obligerait les chercheurEs à répondre à des commandes préfabriquées plutôt qu’à faire de la science.
Les approches critiques minorées
Supposément susceptibles de dériver dans le militantisme, d’encourager le terrorisme et le séparatisme, certaines approches de la recherche en SHS, ayant notamment comme objectif de mettre à nu les discriminations, se retrouvent stigmatisées et minorées par le gouvernement. La ministre semble avoir oublié que les travaux de recherche font l’objet d’une évaluation par les pairs qui ne repose pas sur des opinions ou des positionnements politiques mais sur une méthode scientifique rigoureuse.
Elle confond peut-être la dimension engagée vis-à-vis du monde social, affichée par certaines approches critiques, avec la pratique militante.
En empruntant une définition à Karl Marx, la penseuse féministe Nancy Fraser définit la Théorie critique comme une « clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations »3. Contrairement à l’attitude grossière et politisée de la ministre, les chercheurEs critiques sont conscientEs de la nécessité de se débarrasser des idées reçues, des préjugés et des schèmes de pensée issus de leurs propres cadres d’expérience. Cette mise à distance est nécessaire pour dévoiler les tensions et les contradictions de l’ordre social afin d’appuyer, par le travail théorique et empirique, des forces sociales susceptibles de constituer un levier pour l’émancipation. Ainsi, les approches critiques sont nécessaires à la compréhension du monde et permettent aux individus de s’armer théoriquement pour dévoiler les différentes formes d’exploitation et d’oppression auxquelles elles ou ils font face.
La démarche du gouvernement est claire : pas de place pour la pensée critique dans sa société. Enfin, gare à ceux et celles qui souhaitent penser les inégalités et les injustices : Vidal leur enverra sa police de la pensée. Nous ne nous laissons pas faire !
- 1. CPU, « "Islamo-gauchisme" : stopper la confusion et les polémiques stériles », 16 février 2021.
- 2. CNRS, « "L’islamogauchisme" n’est pas une réalité scientifique », 17 février 2021.
- 3. K. Marx, Lettre à Ruge, septembre 1843, in Karl Marx et Friedrich Engels, Correspondance. Tome 1, 1835-1848, Éditions Sociales, Paris, 1971, p. 300. Cité par N. Fraser, Le Féminisme en mouvements, La Découverte, 2012.