Publié le Mercredi 3 février 2021 à 12h40.

« Mon objectif est de mettre à nu les prétentions scientifiques de La Poste pour fournir des arguments aux facteurs et à leurs alliés »

Nous avons rencontré Nicolas Jounin, sociologue et auteur de l’ouvrage « le Caché de La Poste : enquête sur l’organisation du travail des facteurs » (sorti le 4 février à la Découverte).

Pourquoi t’être intéressé au travail des facteurs et factrices ?

Au départ, je n’y connaissais rien, et l’image que j’avais des facteurs était nourrie de culture populaire. Quand tu penses à Dany Boon dans Bienvenue chez les ch’tis, tu es bien loin de la réalité… C’est pourquoi, lorsque j’ai commencé à discuter avec des facteurs, dont des syndicalistes, j’ai été frappé par la dureté des « réorganisations » et l’absence totale de ce que certains appellent le « dialogue social ». Il y a aussi un défi intéressant pour la sociologie du travail, parce que les 70 000 facteurs sont gouvernés par une organisation industrielle mais sans être enfermés dans les quatre murs d’une usine. Ils déploient leur activité au sein d’espaces extrêmement variés sur lesquels l’employeur a peu de prises.

En quoi consistent ces « réorganisations » imposées aux postierEs ?

Depuis une quinzaine d’années, avec la baisse des volumes de courrier, La Poste est confrontée à une contradiction économique : ses recettes sont attaquées, mais le besoin en force de travail pour écouler le courrier ne baisse pas en proportion, puisque parallèlement le nombre de destinataires de courriers augmente. Pour préserver sa rentabilité, l’entreprise cherche à obtenir plus de travail des facteurs. Au fil des « réorganisations », les effectifs fondent, les tournées des facteurs sont moins nombreuses et plus longues.

Comment La Poste détermine-t-elle que des tournées deviendraient trop « légères » et devraient donc être alourdies ? C’est tout le débat que La Poste s’échine à escamoter. Au 20e  siècle, c’était par le biais des chronométrages des tournées. Depuis une quinzaine d’années, c’est automatisé : La Poste rentre dans son logiciel des informations sur la tournée, ses rues et ses boîtes aux lettres, sur le niveau estimé de trafic, elle mouline tout ça avec des « normes et cadences », et cela donne les durées supposées des morceaux de tournée. Comme dans un Tetris, il ne reste plus à La Poste qu’à recombiner les morceaux pour fabriquer une tournée qui correspond en théorie à la durée d’une journée pleine de travail.

En quoi ces méthodes de calcul de la charge de travail sont-elles si contestables ?

Il y a d’abord la série d’approximations, d’extrapolations, de simplifications qui sont nécessaires à l’enfermement des durées des tournées dans des modélisations. Par exemple, La Poste dit qu’il faut une minute et trente secondes pour remettre un recommandé. Même si, en le considérant comme une moyenne, ce chiffre était plausible, il reste que, selon la forme de la tournée, il peut devenir complètement irréaliste – chacun, y compris les dirigeants de La Poste, sait qu’il faut beaucoup plus de temps quand la tournée est principalement composée d’immeubles.

Il y a ensuite l’incapacité de la direction de La Poste à justifier l’intégralité de son modèle. Non seulement les directions locales sont dépossédées du savoir sur l’outil qu’elles sont contraintes de manipuler pour réorganiser, mais même la direction nationale a dû admettre avoir perdu les documents justifiant de la manière dont les « normes et cadences » utilisées jusqu’à aujourd’hui ont été élaborées. Derrière l’apparence scientifique donnée à ces normes, on a donc en réalité du sable.

La Poste relativise ces critiques en prétendant que son calcul automatisé de la charge de travail théorique n’est qu’une « aide à la décision », voire un simple accompagnateur d’une « co-construction » des tournées entre les facteurs et leurs encadrants locaux. Il y a peut-être des endroits isolés où ça fonctionne comme ça, mais je n’en ai jamais vu ou entendu parler. Dans la pratique, les modélisations servent à couper court à toute discussion, toute délibération fondée sur l’expérience et l’intelligence des facteurEs.

Tu vas jusqu’à ressusciter Taylor dans un dialogue imaginaire ?

Le chronométrage des facteurs (c’est-à-dire ce qui se faisait avant la mise en algorithme des durées théoriques des tournées), c’est ce qu’on pourrait appeler le taylorisme réel, le taylorisme du temps de Taylor. Mais les rêves de ce dernier allaient plus loin : c’était chronométrer et inventorier tous les gestes des opérateurs, pour pouvoir ensuite recomposer des durées par simple agencement des durées établies antérieurement, sans avoir à repasser par l’étape du chronométrage. La Poste a donc exaucé le rêve de Taylor.

La direction de La Poste et Taylor ont également en commun de couper court à l’inévitable controverse sur le travail en mobilisant le paravent de la science. Leur manœuvre consiste à présenter leurs méthodes d’établissement de durées comme indiscutables. Non seulement c’est anti-scientifique de refuser la controverse, mais dans le cas de La Poste comme de Taylor, les défaillances méthodologiques sont énormes. Mon objectif est de mettre à nu cette prétention scientifique pour fournir des arguments aux facteurs et à leurs alliés.

Ton travail porte essentiellement sur les facteurs et factrices. Et les autres métiers (guichets, services financiers...) ?

On peut retrouver là aussi des durées calibrées jusqu’au millième de seconde. La différence, c’est que si les durées théoriques ne sont pas réalistes, certes c’est pénible pour les agents (parce qu’il y a par exemple un phénomène de file d’attente avec toute la pression que ça implique), mais en règle générale à l’heure où on doit débaucher, on débauche. Chez les facteurs, c’est différent : il faut écouler tout le courrier du jour. On doit alors arbitrer entre accélérer, intensifier son travail, ou bien accepter une journée à rallonge, avec des heures supplémentaires pas toujours payées.

Quelles sont les conséquences pour les agentEs ?

La Poste obtient des facteurs et factrices davantage de temps et d’intensité de travail. Cela se traduit par du stress, de l’usure physique prématurée, le sentiment de ne pas pouvoir bien faire son travail… On est passé de 100 000 à 70 000 facteurs et factrices depuis le début du siècle, et la réduction des effectifs s’est effectuée principalement par la raréfaction des recrutements. Inexorablement, l’âge moyen des facteurs et factrices s’accroît : ils et elles sont de plus en plus nombreux à parvenir à des âges où il faudrait ralentir, justement quand on leur demande d’accélérer.

N’y a-t-il pas des résistances du personnel ? Il semble que les grèves émaillent régulièrement le territoire ?

Les grèves sont effectivement nombreuses – un trio de chercheurs en a recensé 1 000 entre 2013 et 20181 – mais dispersées. Elles surviennent dans la majorité des cas dans un seul centre, juste avant ou juste après sa réorganisation, pour empêcher ou dénoncer la dégradation des conditions de travail.

On a l’impression au total que celles et ceux qui distribuent le courrier sur le terrain pourraient mieux décider et organiser le travail ?

En tout cas, j’espère réussir à montrer dans le livre que la rationalité dont se parent leurs dirigeants, qui justifierait leur pouvoir de prescription, est contestable. La volonté de tout régenter depuis un état-major national conduit au mépris des particularités et des intelligences locales. Après, une fois qu’on a dit que les travailleurs et travaillleuses sont les premiers experts de leur activité, on n’a pas tout résolu. Dire « il faut que les facteurs et factrices décident », sachant qu’ils et elles sont 70 000 et éparpillés dans toute la France, cela pose la question de l’échelle et de la manière dont les débats s’organisent et se tranchent. C’est un défi énorme, mais incontournable si l’on préfère la démocratie au despotisme.

  • 1. Paul Bouffartigue, Jacques Bouteiller, Baptiste Giraud, « L’émiettement et la localisation des conflits du travail. Le cas des grèves de facteurs (2013-2018) » : https://halshs.archives-….