Entretien. Responsable syndical au ministère du Travail, Anthony Smith publie « 918 jours, le combat d’un inspecteur du travail », récit de la mutation disciplinaire infligée en 2020 par la ministre du Travail de l’époque, Élisabeth Borne — alors qu’il avait simplement fait son métier en exigeant des mesures de protection contre le covid pour des salariées aides à domicile — et de son retour dans la Marne après une mobilisation au long cours et une victoire au tribunal administratif.
Dans l’« affaire Anthony Smith », comme on l’a appelée, transparaît l’obstination de toutes les strates du ministère du Travail — de la hiérarchie locale à la ministre en passant par le directeur général du travail (DGT) — à te « débrancher », comme tu le dis. Comment analyser ce qui est vite apparu comme une attaque majeure contre une institution chargée de la protection des salariéEs ?
D’abord, cette affaire s’est révélée comme le sommet (du moins, je l’espère) du cours autoritaire qui s’est développé au sein du ministère du Travail depuis le tournant des années 2000 et qui s’est accéléré dans la dernière décennie.
Pour comprendre il faut garder en tête que chacune des garanties dans le code du travail, lentement conquises par le mouvement ouvrier, est considérée par le patronat comme une somme de contraintes, de lourdeurs à liquider car elles freinent l’accumulation capitaliste. Alors, pour le patron, les inspecteurEs du travail, chargéEs de veiller à l’application de ce code et disposant de quelques prérogatives pour le faire, sont au mieux les scories d’un monde révolu, au pire un corps de métier dont il faudrait se débarrasser.
Cette vision réactionnaire n’a malheureusement eu de cesse de trouver un écho de plus en plus fort dans les strates de l’encadrement du ministère du Travail et les cabinets qui se sont succédé ces dernières années : les effectifs ont été sabrés, l’autoritarisme s’est érigé en vertu et les procédures disciplinaires se sont accumulées.
Ensuite au début de l’épidémie de covid, je le raconte dans le livre, le ministère du Travail se considère comme « débordé » par les inspecteurEs du travail et leurs organisations syndicales qui sont accusées (bien à tort, d’ailleurs) d’avoir voulu se substituer aux directives de la Direction générale du travail. C’est a posteriori totalement ridicule mais l’État a décidé de réagir violemment en prenant l’un des 1 700 InspecteurEs du travail de ce pays et en frappant très fort. C’est tombé sur moi.
La victoire, c’est aussi la reconnaissance par le tribunal que les instructions de ta hiérarchie ont entravé tes contrôles. En quoi est-ce fondamental ?
Les inspecteurEs du travail sont placés sous la protection de la Convention internationale n° 81 de l’OIT (Organisation internationale du Travail) (1947) qui les rend notamment « indépendants de toute influence extérieure indue ». C’est une garantie fondamentale pour leur permettre d’exercer leurs missions qui peuvent directement entrer en contradiction avec les intérêts des puissants.
C’est cette indépendance que le juge administratif a réaffirmée dans mon dossier en considérant que ma suspension et la sanction disciplinaire que j’ai subies avaient entravé l’organisation et la conduite de mes contrôles. En définitive, c’est l’arroseur arrosé ! Ce jugement donne de la force à tous les inspecteurEs pour résister chaque jour aux pressions qui peuvent s’exercer sur leur action. On ne peut pas taper impunément sur unE inspecteurE du travail.
Plus largement il est important de le redire : si tout fonctionnaire est au service de l’intérêt général et donc soumis à une autorité, cela ne veut pas dire être servile. La loyauté ne veut pas dire l’obéissance aveugle. Désobéir à un ordre illégal est un droit inscrit d’ailleurs dans le code général de la fonction publique ! Évidemment c’est difficile, j’en ai fait l’amère expérience, même si à la fin nous avons gagné.
La riposte qui s’est rapidement organisée a impliqué un front large mêlant le soutien public de partis, syndicats, collègues, travailleurEs... Avant la victoire finale au tribunal, des reculs importants avaient été obtenus : démission du DGT, « assouplissement » de la sanction par le maintien sur un poste à l’inspection du travail et la préservation de tes mandats syndicaux. Selon toi, comment ce front a-t-il été déterminant ?
Je suis syndicaliste depuis des décennies, j’ai toujours lutté avec mes camarades pour la défense de nos droits individuels et collectifs. Être soutenu à mon tour au moment où j’ai été attaqué avec une telle violence, je ne l’oublierai jamais ! Ça a été déterminant pour tenir, pour garder la tête hors de l’eau et pour rester combatif.
En pleine première vague de covid, ce qui m’est arrivé a été ressenti par une large frange des travailleurEs de ce pays comme une aberration : un inspecteur du travail suspendu pour avoir tenté de faire son travail de protection de la santé de salariées d’une association d’aides à domicile, parmi les travailleuses les plus précaires du pays, en première ligne pendant la pandémie. Et puis la machine s’est emballée et le mouvement syndical, social, citoyen, politique s’est engagé dans la bataille, cette lutte est devenue la lutte de toutes et tous avec une créativité dans les formes et les moyens de lutte (nous étions en plein confinement) qui me stupéfait encore aujourd’hui.
Tu défends l’intégration des syndicats à la construction de l’alternative politique. Pourquoi et sous quelle forme cela peut-il se faire ?
La question de l’unité, de l’union est aussi ancienne que les divisions du mouvement ouvrier et de ses organisations ! Ce qui me semble nouveau c’est que la période et notamment la séquence qui va s’ouvrir jusqu’à 2027 représente un risque majeur pour les travailleurEs de ce pays : voir Marine Le Pen accéder au pouvoir. Déjà nous subissons les répressions des Gilets jaunes, des quartiers populaires, des salariéEs dans les boites à la suite de la bataille des retraites. Imaginons ce que serait une France avec Le Pen au pouvoir.
Pour l’éviter il faut créer l’espoir à gauche, et la Nupes représente pour moi un cadre pertinent car bâti sur un programme de rupture écologique et sociale. Enraciner ce projet de rupture ne se fera pas sans les organisations syndicales de ce pays qui disposent encore aujourd’hui, même si elles sont affaiblies, d’une implantation de masse au plus près des travailleurEs. Nupes et syndicats doivent se parler et se mettre d’accord, pas dans des rapports de subordination mais sur une perspective stratégique commune : aider à l’accession d’une gauche de rupture au pouvoir pour ensuite aller arracher de nouvelles conquêtes sociales.
Propos recueillis par Julien Dumans
Anthony Smith vient de publier 918 jours, le combat d’un inspecteur du travail, Éditions Arcane, 180 pages, 15 euros.