Publié le Dimanche 25 mars 2012 à 19h39.

Crise industrielle et crise du capitalisme

Pourquoi les sites industriels sont-ils si souvent menacés voire fermés pour certains ? Le sujet s’est invité dans la campagne électorale parce que les salariés concernés ont su interpeller les candidats et peser sur le débat public. Mais aussi parce qu’il nous ramène à l’une des données constantes du capitalisme, que la crise actuelle rend plus visible.

Depuis 2009, l’industrie manufacturière a détruit plus d’emplois qu’elle n’en a créés : près de 100 000 emplois industriels perdus sur trois années pendant que 879 sites étaient fermés pour 494 créations. Il y a donc eu 385 disparitions nettes de sites industriels occasionnant autant d’effets collatéraux sur une ville ou une région.

Les raisons en sont multiples : effets d’une longue période de croissance molle en Europe, en partie due à la faiblesse de l’investissement et avant même que ne survienne la récession, déplacement de la structure de consommation finale vers les services au détriment des biens manufacturiers, mise sous contrôle des marchés publics, la transformation de certains marchés en marchés de simple remplacement (l’automobile par exemple), sans oublier les gains de productivité.Le naturel revient au galopMais plus fondamentalement ce sont les dérégulations européennes, financières et sociales, avec l’objectif de permettre aux grands groupes de disposer d’une sorte de terrain d’essai pour attaquer très vite le marché mondial (économie de moyens, partenariats et fusions, pression sur les coûts du capital). Il fallait que l’Europe, régie comme une zone de libre-échange, permette à ces groupes, trop longtemps nationaux, de se consolider au plan continental et de se transformer en groupes mondialisés. Leur dimension euro-stratégique s’est construite parallèlement à leurs ambitions mondiales. Les années 1990 ont vu la disparition rapide des maillages industriels nationaux au sein des grandes firmes. Plutôt que d’immobiliser du capital dans chaque pays pour produire à peu près la même chose, le nouvel espace de libre circulation des marchandises et des capitaux facilitait la relocalisation sur un nombre plus réduit de sites des productions tournés vers l’ensemble du marché continental, voire mondial. La fonction managériale de « directeur industriel Europe » se généralisa. L’ouverture vers l’Europe centrale conforta ces effets d’échelle et permis d’économiser des coûts tout en absorbant de nouveaux gains de productivité.

Mais, le mouvement du capital à sur-accumuler est inexorable et cette contradiction se confirme sous forme de cycles. L’espace européen, censé favoriser des économies de moyens et une rationalisation des investissements affiche brutalement des surcapacités productives dans un certain nombre de secteurs, à commencer par celui de l’automobile. Sur-accumulation due, notamment, à la manière dont chaque firme s’est saisie de l’opportunité de l’Europe centrale en y investissant massivement ou en libérant de nouvelles capacités productives grâce aux synergies des fusions-absorptions.

S’ouvre alors une nouvelle phase de destruction de capital et de nouvelle ré-allocation des investissements – cette fois-ci en élargissant le périmètre géographique : les pays du Golfe pour le raffinage (Total), le Maroc pour l’automobile (Renault à Tanger), etc. Le mariage de PSA et de GM n’est-il pas en partie justifié par la recherche de synergies dans l’espoir de remédier à leurs surcapacités respectives en Europe ? Lorsque la rentabilité des capitaux investis fléchit, le système cherche une planche de salut temporaire dans son redéploiement opérationnel.

La concurrence par les coûts de main-d’œuvre n’est donc qu’un aspect du problème. La réorganisation mondiale en cours dépasse cette seule considération, notamment dans des filières où le coût salarial est très inférieur au coût des matières premières ou aux coûts publicitaires par exemple ! Et d’autres facteurs géopolitiques peuvent encore intervenir comme dans l’industrie du pétrole et du gaz.

Par contre, l’impact de ces réorganisations sur l’ensemble d’une branche (filiales, sous-traitants et PME) est majeur : diminution des capacités de production, réduction du carnet de commandes, absorption-dépeçage ou dépôt de bilan pur et simple. L’effet en cascade est redoutable.L’adieu au « grand village européen »C’est alors que surgit la question du coût du travail… L’euro-libéralisme n’a eu de cesse de mettre en concurrence les systèmes sociaux. Aussi, dès que surgit un nouveau grand déplacement de l’investissement il n’est jamais question d’une politique globale d’aménagement du « grand village européen » que l’on nous a pourtant régulièrement vendu, mais bien de jouer sur les avantages compétitifs des uns contre les autres.Au-delà des effets de délocalisation lointaine également présents, la question posée par les fermetures de sites est d’abord une question intra-européenne et non simplement français. Alors que l’Union nous était présentée comme le seul cadre rationnel d’une immersion heureuse dans la mondialisation, l’horizon économique et social ne se jouerait plus que dans le cadre hexagonal. La France doit « être forte » proclame Sarkozy ! Suivre le « modèle allemand », oui mais pour lui prendre des parts de marché à l’export.

Comment comprendre celui qui déclarait : « Je veux être le président d’une France qui dira aux Européens : nous voulons l’Europe, nous la voulons parce que sans elle nos vieilles nations ne pèseront rien dans la mondialisation, sans elle nos valeurs ne pourront pas être défendues ».

Si notre sort ne dépend plus que de nous… qu’allons-nous faire de l’imbrication grandissante des marchés européens, des capitaux et des actionnariats ? Qu’allons-nous faire de la Banque centrale européenne ?  Et des traités européens ?  N’y a-t-il pas embrouille à clamer soudain que l’économie française doit se dresser seule contre tous, alors que tout le contraire a été fait depuis 30 ans ?

La question n’est pas de revenir à la situation industrielle d’il y a vingt ans ; ce n’est ni souhaitable ni envisageable. Mais, c’est bien une « autre industrie » qu’il faut déployer progressivement avec le souci majeur de l’aménagement des divers territoires et la prise en compte de l’empreinte carbone de tous les flux de marchandises. Une industrie s’appuyant sur les besoins collectifs (transports, énergies, santé, recherche, habitat, agriculture…).  Une industrie émancipée de sa volonté exportatrice à la recherche du moindre coût, comprimant la demande intérieure.

Le débat sur les « services » ne doit pas être laissé à la droite et au patronat dans sa version « services à la personne ». Le remodelage de l’environnement industriel impose une réflexion sur le redéploiement des besoins en emplois vers des activités de services socialement utiles, conformes à un projet de société qui ne soit plus sous l’emprise de la seule marchandise.

Claude Gabriel