Le lundi 31 octobre, les salariéEs d’i-Télé reconduisaient la grève, entrant dans leur troisième semaine de mobilisation...
Si l’on a tendance à réduire ce mouvement au refus de l’arrivée à l’antenne de l’animateur Jean-Marc Morandini, mis en examen pour « corruption de mineurs aggravée », il est en réalité beaucoup plus large, et pose des questions qui dépassent le cas d’i-Télé et concernent l’ensemble du champ médiatique.
Au-delà du cas Morandini
Les revendications des grévistes sont en effet loin de se limiter au cas Morandini, comme le rappelle la plateforme adoptée au début de la mobilisation, qui exige de la direction : un « projet éditorial et stratégique » pour la chaîne, « une clarification de la chaîne de commandement et la nomination d’un directeur de la rédaction garantissant l’indépendance de la rédaction vis-à-vis de la direction du groupe Canal et de l’actionnaire », « une charte déontologique », « les moyens de traiter correctement l’actualité et de faire face à la concurrence », « [le report] de la venue à l’antenne de Jean-Marc Morandini afin que la chaîne fasse preuve de neutralité par rapport à sa mise en examen », et « un dialogue avec les représentants du personnel, la SDJ [Société des journalistes] et l’ensemble de la rédaction ».
L’affaire Morandini est donc l’étincelle qui a mis le feu aux poudres dans une chaîne au sein de laquelle la tension règne depuis sa reprise en main brutale par Bolloré et ses sbires, davantage préoccupés par les réductions de coûts « inutiles » que par l’information. Comme le rapportait un journaliste d’i-Télé à Libération le 17 octobre : « Il y a aussi et plus largement un problème éditorial. Pour exemple, on avait une équipe qui devait décoller ce matin pour suivre la présidentielle américaine pendant un mois. Ça a été annulé, ou du moins repoussé nous dit-on, pour raisons budgétaires. On a une autre équipe qui est en attente pour partir à Mossoul depuis des semaines. La bataille a commencé ce matin, et on n’y est pas. On n’a donc pas les moyens de couvrir l’actu, mais on a les moyens de payer Morandini et les six personnes qui arrivent avec lui. »
Management made in Bolloré
En juin dernier, suite à une réunion houleuse entre dirigeants de la chaîne et membres de la SDJ, une motion de défiance était adoptée par près de 90 % des salariéEs. Lors de cette réunion, Serge Nedjar, directeur d’i-Télé, avait notamment expliqué que pour augmenter les recettes, il faudrait développer les « rendez-vous sponsorisés », autrement dit des programmes qui, sous couvert d’information, serviraient de support à des annonceurs. Face au scepticisme de la SDJ, la réponse de Nedjar était sans appel : « Non, il n’y aura pas de discussions. Et je vais vous dire une chose : il n’y aura rien à discuter parce que vous ferez ce qu’on vous dit de faire. (…) Vos scrupules sont des débats dépassés et quand je vois des gens comme vous, ça ne me donne pas envie. »
Une brutalité qui n’est pas sans rappeler la violence avec laquelle Bolloré et sa clique ont repris en main, l’année dernière, la chaîne Canal +, relatée dans le livre L’empire : comment Vincent Bolloré a mangé Canal + de Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts : « Vincent Bolloré (…) a imposé sa vision du monde, un monde où l’on sacre celui qui met des nouilles dans le slip de l’un de ses employés, où Les Guignols doivent débiter du sketch pour faire rire en français, en espagnol et en mandarin, où il faut piocher les invités de ses émissions dans le catalogue maison, où le journalisme ne s’envisage qu’en vitrine corporate des productions estampillées Canal +, Vivendi, Universal, Havas, estampillées Bolloré ».
Un catalyseur pour d’autres mobilisations ?
Affirmer sa solidarité avec les salariés d’i-Télé ne signifie pas taire les critiques à l’égard de la chaîne, des orientations éditoriales ou des pratiques de certains de ses journalistes en vue. Il ne s’agit pas non plus de mêler sa voix à celles de certains éditorialistes qui se prennent soudain de passion pour les mobilisations de salariéEs... alors qu’ils n’ont de cesse, le reste de l’année, de les dénigrer. Mais refuser, au nom de ces critiques, de soutenir des journalistes, technicienEs, assistantEs… en lutte contre leur actionnaire et ses représentants, et qui ont déjà, à l’heure où nous écrivons, renoncé à deux semaines de salaire, est faire preuve d’une pseudo-radicalité à courte vue. S’empêcherait-on de soutenir des ouvriers de l’automobile, mobilisés pour améliorer leurs conditions de travail, sous prétexte que les voitures contribuent à polluer l’atmosphère ?
Une solidarité d’autant plus nécessaire que la grève à i-Télé est à replacer au sein d’un paysage médiatique où les mouvements de concentration sont de plus en plus inquiétants, et où les ingérences des actionnaires et des chefferies éditoriales sont de plus en plus fréquentes. Les motions de défiance se sont multipliées ces derniers mois, de l’Obs à France Télévisions, témoignant des inquiétudes d’un nombre toujours croissant de salariés des médias face aux pressions et aux dégradations des conditions d’exercice de leur profession. On ne peut dès lors que partager le souhait de l’observatoire des médias Acrimed : « la mobilisation en cours à i-Télé n’est pas une mobilisation isolée ; gageons qu’elle servira de catalyseur à d’autres mobilisations dans le petit monde des grands médias, qu’ils soient publics ou privés ».
Julien Depantin