Pour les courants qui se réclament de la tradition communiste et révolutionnaire du 20e siècle, le parti révolutionnaire est un outil central et historique qui a pour objectif de « diriger » la classe ouvrière. Mais les exemples durant ce siècle de partis ayant cet objectif sont des repoussoirs et participent en partie à la diabolisation des partis politiques. Comment défendre aujourd’hui la pertinence du centralisme démocratique ?
L’origine principale de cette image est bien évidemment celle du parti bolchévique, puis Parti communiste de l’union soviétique (PCUS) dont la bureaucratie serait l’illustration même de l’aboutissement du centralisme et de la discipline d’une organisation révolutionnaire. En effet, les partis staliniens des années 1930 et d’après-guerre ont été un modèle parfait de parti dirigiste, centralisé à l’extrême et qui demandait une obéissance aveugle sans pourtant amener, en Europe tout au moins, ni l’émancipation ni même la révolution. Malheureusement beaucoup des groupes créés en opposition à ces dérives, notamment issus des courants Trotskistes mais pas seulement, ont à leur tour dégénéré en sectes sordides, sans parvenir à atteindre les masses.
De ce fait, d’autres traditions se sont développées dans le but de se détourner de ce modèle et de chercher d’autres types d’organisation qui ne reproduisent pas les schémas bureaucratiques ou sectaires. Elles identifient à l’origine de tous les problèmes rencontrés par les partis révolutionnaires le même défaut : le centralisme et la nécessité d’une direction.
La principale conséquence du centralisme serait le manque de démocratie et la reproduction des oppressions virilistes, sexistes, LGBTIphobes et même racistes dans les partis centralisés comme dans les groupuscules sectaires. Pourtant les organisations dites non-centralisées n’échappent pas aux mécanismes d’oppression et, a minima, à la volonté de faire taire les voix dissonantes. Dans certaines traditions libertaires l’existence même d’une direction est un problème, alors qu’elle existe de fait – par ses militant·es plus impliqué·es – et n’empêche nullement la reproduction des rapports de domination de classe, genre et race, entre autres.
Ces mécanismes dans tous ces types d’organisations ont été étudiés en sociologie sur les stratégies d’existence dans les partis politiques et divisés en trois grandes catégories. Soit on suit la ligne – loyalty – soit on ouvre sa gueule avec des conséquences – voice – ou on quitte le parti – exit.1 Chaque militant·e d’une organisation soit se reconnaît, soit connaît une personne qui en a fait l’expérience, sans nécessairement arriver à les nommer.
Devant cette apparente fatalité, nous voulons avoir une double discussion sur le centralisme et la démocratie dans une organisation révolutionnaire. Cette discussion est d’autant plus indispensable que, l’objectif étant de renverser le capitalisme, elle ne peut pas s’autoriser à reproduire les dominations qui le structurent.
Nécessité du centralisme
Malgré ses défauts, le centralisme est nécessaire. Face à une classe dirigeante très centralisée, le centralisme de nos organisations n’est pas une option, c’est une obligation. On imagine mal une opposition à l’un des systèmes les plus oppressifs et organisé avec un État, une police, une justice et une armée qui par essence partagent les mêmes intérêts que la classe dirigeante se faire sans une importante coordination. D’un certain côté, le centralisme de nos organisations n’est pas de l’ordre de la préférence mais de la contrainte. De plus, l’unité dans l’action nécessite de la coordination et, à l’échelle d’un pays, cette coordination implique des médiations plus petites et des cadres de décision qui s’appuient sur la délégation. Or la délégation (du pouvoir) implique sa centralisation (aux délégué·es). La question porte donc plus sur le type de contrôle que « la base » exerce sur « sa direction » pour s’assurer à tout moment que cette dernière représente tous les intérêts (ou du moins, ceux qui sont majoritaires) de celles et ceux dont elle est porte-voix.
Ceci est encore plus vrai pour une organisation révolutionnaire puisque les enjeux politiques à la fois tactiques et stratégiques ne sont pas complètement déterminés à l’avance. La théorie donne un cadre général mais il faut évaluer des actions concrètes dans des situations concrètes. Par conséquent, sans pouvoir prendre en compte la diversité de ce qui est réellement vécu à l’échelle nationale, il peut être très difficile d’estimer correctement quel sera le bon mot d’ordre, la revendication à mettre en avant, quelles alliances effectuer dans une situation donnée. Cela plaide en faveur d’une direction nationale, constituée de délégué·es représentatifs de l’ensemble (tant géographiquement que socialement).
Le seul manuel qui existe pour la révolution est celui de l’expérience : la mise en pratique de la théorie implique de faire des essais, de corriger des erreurs. On ne peut pourtant éprouver une politique que lorsque toute l’organisation se met en mouvement pour la mener. Sans test, il est impossible de trancher meilleure orientation : la plus adaptée à la période ou plus simplement si celle-ci a fonctionné. C’est dans cette optique d’efficacité que le centralisme est important. Sans expérience concrète du positionnement d’une organisation, les débats politiques restent abstraits et les désaccords ne se tranchent (souvent de la pire manière) que dans le monde des idées, où ils restent suspendus (en pratique, dans les archives des bulletins intérieurs) – et ne reçoivent des « faits têtus » aucune réplique. Il va sans dire que cette centralité de la lutte est difficile à mettre en place. Cela nécessite la confiance de l’organisation – ses militant·es – en leur direction.
Le centralisme n’est qu’un outil politique et pas une fin en soi. En effet, un parti révolutionnaire doit être plus qu’une simple réunion de personnes liées par l’adhésion générale à une plateforme ou un programme. Il doit aussi constituer un centre de formation mutuelle et de débats, afin d’élever le niveau des militant·es sur le plan théorique comme sur le plan pratique, afin d’homogénéiser les expériences et les représentations que ce soit à l’usine, au bureau, à l’université, dans les collectifs etc. Le parti doit être d’une certaine manière un miroir des organisations mises en place par la classe dirigeante qui s’organise et donne à ses cadres une vision, une tradition et une loyauté communes. Et elle doit le faire sans couper ses membres de son milieu : les étudiant·es doivent continuer à étudier ; les travailleurs doivent être aux côtés des collègues parmi lesquels ils se trouvent.
Le danger de la bureaucratie
Lorsque le parti se développe, que ses effectifs et sa surface militante augmentent, il devient indispensable d’avoir un appareil politique, soit une direction permanente, qui ne peut pas, quotidiennement, rendre compte des décisions qu’elle prend à l’ensemble des militant·es ; mais également un appareil technique, constitué de permanent·es pour assurer les tâches concrètes de construction de l’organisation (écriture et tirage des tracts, d’un journal ou réalisation de vidéos et apparition sur les réseaux sociaux ; gestion de la trésorerie, etc.). Cela implique de sortir des travailleuses et des travailleurs du monde du travail pour se mettre au service du parti. Cette nécessité a un revers : que ces militant·es finissent par considérer leur activité (de défense et de construction de l’organisation) comme un but en soi c’est la bureaucratisation de l’appareil. Pris dans la nécessité de défendre les acquis existants, face à des attaques de l’État et des patrons, les bureaucrates finissent par se considérer comme indispensables, de par leur compréhension globale de la situation politique et de leur rôle central dans l’activité de l’organisation. Iels peuvent devenir des freins à la construction ou à l’orientation du parti lorsque la situation change brutalement — préférant, parfois inconsciemment, la routine au changement.
Il serait illusoire de croire qu’on peut se prémunir de ce phénomène par décret (« interdiction des directions »), mais il existe des remèdes partiels : lutter contre les privilèges matériels, par exemple empêcher que le salaire d’un permanent soit supérieur à celui d’un ouvrier qualifié ; obligation d’éligibilité et révocation des élu·es et permanent·es, ainsi qu’une rotation des mandats dans les directions. En dernière instance, c’est par la pression permanente de « la base » sur « sa direction » que nous pouvons collectivement enrayer ce phénomène.
Nécessité de la démocratie
Un tel parti ne peut que se fonder sur une base radicalement démocratique. Si, dans sa vie interne, les controverses ne sont pas la règle et si différentes tendances et nuances d’opinion n’y sont pas représentées, un parti révolutionnaire ne peut pas s’élever au-dessus du niveau de la secte. La démocratie interne n’est pas un luxe. Elle est essentielle à la relation entre les membres du parti et leur appareil organisationnel (direction, permanents, élu·es, etc.). Il y a là encore un objectif d’efficacité, comme le rappelait Isaac Deutscher par sa critique des partis staliniens : « Lorsqu’un communiste européen se présentait pour plaider sa cause devant un auditoire ouvrier, il lui fallait généralement faire face à un opposant social-démocrate, dont les arguments devaient être réfutés et les slogans combattus. La plupart du temps, cependant, notre militant était incapable de faire ceci, parce qu’il lui manquait l’habitude de la discussion politique qui n’était pas cultivée à l’intérieur du Parti, et parce que sa formation le privait de la capacité de prêcher les non-convertis. Il ne pouvait examiner à fond les thèses de son adversaire, alors qu’il lui fallait tout le temps songer à sa propre orthodoxie et vérifier si ses paroles n’étaient pas en train de le faire dévier, à son insu, de la ligne fondamentale du parti. Il pouvait, avec un fanatisme mécanique, se faitre l’interprète d’un corps d’arguments et de slogans fixés à l’avance. Mais toute forme d’opposition ou de sacarsme le laissait immédiatement désemparé ».2 L’auto-éducation des militant·es est impossible dans une atmosphère stérile d’obéissance à un dogme politique qui n’est pas remis en cause. La confiance en soi et dans ses idées se développent dans le débat qui se déroule dans une atmosphère où les différends peuvent être librement et ouvertement discutés, et surtout, ne restent pas lettre morte. Le « parti monolithique » est un concept stalinien. Le dogmatisme et la démocratie sont mutuellement incompatibles.
Dans l’autre sens, un parti n’est pas la réunion d’individus au sein de laquelle n’importe quelle position est représentée et même exprimable. Les frontières du statut de membre sont déterminées par une adhésion sérieuse à une série de principes et, ultimement, à l’objectif du contrôle démocratique et collectif des moyens de production et de la société par la classe ouvrière. À l’intérieur de ces limites, une grande variété de vues sur tel ou tel aspect de la stratégie et de la tactique est nécessaire et inévitable dans une organisation démocratique. La chasse aux déviances de la « ligne juste » opérée par certaines sectes est un but marqué contre son camp. Une atmosphère de fanatisme est incompatible avec la volonté de relancer une tradition d’adhésion aux idées communistes révolutionnaires au sein de couches plus larges de notre camp social.
Il s’agit donc d’un équilibre subtil à atteindre : une organisation homogène sur un certain nombre de principes généraux tout en étant capable le moment venu de faire des actions centralisées tous et toutes dans la même direction.
Un parti pour l’action
Un parti réunit principalement un groupe de personnes, avançant globalement dans la même direction et partageant une vision du monde et des aspirations communes. Pour autant, il ne suffit pas qu’il réunisse, il faut qu’il implique chacun·e. Les nombreuses raisons de mettre en avant l’importance de l’appropriation des débats par la plus large partie possible du parti vient de l’importance de l’émancipation des travailleuses et des travailleurs par eux-même. Si ce parti ne leur apprend pas à se former, à débattre et à se diriger de manière autonome, il ne pourra pas lutter pour la démocratie dans les syndicats, et encore moins aider à la création d’un gouvernement du prolétariat. En pratique, un cloisonnement entre direction et base conduit le plus souvent à une décantation sociale : les prolétaires à la base, les intellectuels et l’aristocratie ouvrière au sommet.
Cette situation n’est pas inéluctable : en effet l’équivalence « organisation centralisée = bureaucratie = dégénérescence » résulte d’une vision de l’humanité dans laquelle toute organisation humaine — pour des raisons biologiques ou autres — serait destinée à devenir une organisation oppressive et dirigiste faite pour la rétribution personnelle de ses dirigeant·es. Cette vision implique aussi que la classe laborieuse est incapables de contrôler démocratiquement ses propres organisations. Affirmer, sous prétexte que c’est arrivé fréquemment que cela le sera inévitablement et nécessairement, revient à dire qu’une société socialiste est impossible parce que toute démocratie y serait impossible.
Pour le centralisme démocratique
Si on prend exemple sur le parti bolchévique, cela ne veut pas dire que la vérité suprême en matière d’organisation doive être trouvée dans son modèle organisationnel. Dans les conditions du capitalisme actuel, les discussions pour ou contre les positions de Lénine en 1903 ne sont pas tant fausses ou justes qu’inutiles dans le détail plus de 120 ans après.
Dans le contexte de la dictature tsariste où la clandestinité était de mise, le centralisme et la discipline reposaient, dans le parti bolchévique, sur la reconnaissance de l’immense hétérogénéité parmi les travailleurs de leur conscience, de leur confiance et de leur activité. Ce qui nous intéresse ici c’est la validité de l’analogie, pas les détails pratiques. Le rôle d’une organisation révolutionnaire des travailleurs consiste, comme au temps de la révolution russe, à homogénéiser le niveau de conscience de la classe.
En réalité, une part relativement faible et en constante évolution de la classe participe réellement, d’une manière ou d’une autre, aux activités des organisations de masse. Pour la France, on est à moins de 10% en y incluant les associations. Une proportion plus importante y prend part de manière occasionnelle, tandis que la grande majorité ne s’engage que lors d’événements exceptionnels. De plus, même lorsque de nombreux travailleurs s’impliquent dans des actions comme des grèves ou des luttes, ces actions restent généralement spécifiques et limitées dans leurs objectifs.
Mais lorsque la classe ouvrière agit de manière significative, collective et consciente pour améliorer ses conditions de vie, celleux qui y participent ne se limitent pas à se transformer personnellement : leur activité remet en cause les fondements mêmes du système capitaliste. L’importance d’un parti réside principalement dans sa capacité à fournir à la frange la plus avancée et consciente des travailleurs la confiance et la cohésion nécessaires pour mobiliser un plus grand nombre de personnes.
Pour une vision dialectique de l’organisation
En conclusion, il est essentiel de trouver un équilibre entre centralisme — afin d’avoir un impact, de mener des expériences et d’en tirer des enseignements — et démocratie, pour pouvoir faire l'analyse de la situation concrète nécessaire à l’action à travers le débat. Le système capitaliste sape la lutte collective et la confiance en ses propres capacités ; ainsi, la mission première du parti révolutionnaire est de redonner cette force et cette confiance dans l’action collective. Le parti a un rôle d’éducateur dans l’action.
Ainsi, la discipline qui devient nécessaire dans n’importe quelle organisation peut s’obtenir de deux façons différentes : elle peut venir d’une organisation qui privilégie des recettes et des raccourcis politiques imposés par une direction et sa tradition. Elle peut au contraire se construire via une tradition commune faite d’expériences et de débats communs, d’éducation mutuelle, tout en sachant écouter son milieu et l’activité, externe au parti, des travailleurs. Nous défendons la deuxième.