14 juin 1985, la France, la République fédérale d’Allemagne (RFA) et le Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) signaient les accords de Schengen. Objectif : la libre circulation des marchandises et des personnes avec suppression des frontières intérieures pour les seulEs ressortissantEs européenNEs. Cet espace sans frontières ne deviendra réalité que dix ans plus tard, après d’âpres discussions dans la plus grande opacité diplomatique.
Cet immense marché capitaliste ouvert à la concurrence ne devait se construire qu’à l’abri de frontières renforcées, jalousement gardées. La menace ne venait pas d’un autre pays mais de l’« invasion » potentielle d’indésirables migrantEs arrivant de pays pauvres du Sud. L’Union européenne (UE) désignait alors clairement l’ennemi.
En 1989, de façon prémonitoire, la Commission de sauvegarde du droit d’asile s’élevait contre les tractations en vue de la signature de ces accords : « [Elle] déplore que les pays qui s’apprêtent à signer ces accords préparent désormais une Europe fermée aux demandeurEs d’asile et réfugiéEs […]. »
L’UE s’est ainsi dotée de « mesures compensatoires » à la libre circulation : 1) Les États aux frontières extérieures doivent démontrer leur capacité à contrôler, au nom de tous les autres États membres de l’UE, les arrivées sur le territoire Schengen, y compris en termes technologiques avec vérifications biométriques. 2) La possibilité de réintroduire temporairement des contrôles aux frontières intérieures. 3) La mise en place d’un système d’information Schengen (SIS).
Les années 2000 : élargissement et dissuasion renforcée
En 1999, pour plus d’« efficacité », le traité d’Amsterdam communautarise le contrôle de l’immigration, les visas, le droit d’asile et la coopération judiciaire en matière civile. En même temps, s’ajoute la convention de Dublin afin que le premier État d’arrivée traite les demandes d’asile pour tous les autres.
Dissuasion et contrôle vont s’accentuer avec l’élargissement de l’espace Schengen (29 membres en 2025), où le poids de pays ouvertement hostiles à l’accueil des migrantEs va grandissant, mais aussi sous la pression de la montée des mouvements d’extrême droite dans toute l’Europe.
Pour appuyer ce consensus raciste, deux stratégies se mettent à l’œuvre : un néocolonialisme rapace qui externalise ses frontières sur le continent africain et enrôle, à coups de millions d’euros, des régimes corrompus comme supplétifs pour sa guerre aux migrantEs ; la création, en 2004, d’une police européenne des migrations, Frontex, pour étendre la surveillance des routes migratoires, stopper les migrations vers l’Europe et accélérer les expulsions des réfugiéEs parvenuEs à atteindre le territoire européen.
De Schengen au nouveau pacte européen pour l’immigration
Tous ces dispositifs pour créer un espace où chaque État est solidaire des autres pour la gestion des frontières extérieures vont voler en éclats en 2015. Suite aux attentats terroristes, mais aussi à un afflux important de réfugiéEs chasséEs par les guerres du Moyen-Orient et cherchant un abri en Europe, c’est le chacun pour soi derrière ses frontières nationales, en laissant aux seuls pays de première arrivée la « charge de la gestion » des réfugiéEs.
Jusqu’à aujourd’hui, la France, comme d’autres, ferme ses frontières intérieures pour touTEs les non-EuropéenNEs. Ainsi sont décuplées les entraves à la circulation des réfugiéEs, et leur lot de victimes s’ajoute à celles déjà mortes sur les chemins de l’exil. Pour celles et ceux qui ne meurent pas, c’est l’enfer d’un renvoi d’un pays à un autre et la violation permanente de leurs droits, abandonnéEs au pouvoir discrétionnaire des forces de l’« ordre » aux frontières.
Bilan de cette guerre aux migrantEs : des dizaines de milliers de mortEs, victimes sans importance pour l’UE. Le nouveau Pacte pour l’immigration, censé redonner plus de cohérence et « d’humanité » à la politique européenne face aux migrations, et qui doit entrer en application en 2026, va aggraver cette logique criminelle : généralisation des hotspots (prisons de triage aux frontières avec procédure automatique de reconduite en cas de refus de la demande d’asile), fichage et contrôle accrus avant de franchir le sol européen au moyen de logiciels de plus en plus sophistiqués, connectés entre eux et partagés par toutes les polices et services d’immigration.
Construite sous l’étendard de la liberté de circulation, quarante ans après, l’Europe de Schengen, hérissée de barbelés et de murs, avec des prisons à ciel ouvert à ses frontières pour celles et ceux qui ont survécu aux chemins de l’exil, est devenue synonyme de barbarie impérialiste !
Ariane Dupuis