Les partisans de l’Internationale communiste (IC) emportent une nette victoire lors du congrès de Tours. Les réformistes assumés quittent le parti, tandis que les hésitants, qui voulaient une adhésion « sous condition », sont poussés dehors sous la pression de la direction de l’IC. Pour les dirigeants de l’Internationale, la ligne du parti doit devenir clairement révolutionnaire pour attirer de jeunes ouvriers dans ses rangs, dans un contexte où le souffle révolutionnaire de l’après-guerre est encore chaud. Mais il faut encore quelques années pour que la transformation du vieux parti socialiste se réalise.
La rupture officielle avec le réformisme et la nouvelle radicalité de la SFIC enthousiasment les jeunes militants qui avaient rejoint le parti par hostilité à la guerre, les « nés de la guerre ». Elle attire également des syndicalistes révolutionnaires gagnés au communisme par l’exemple de la révolution russe. La nouvelle section française de l’internationale communiste (SFIC) conserve ainsi la grande majorité des forces militantes, notamment des jeunes, avec un nombre d’adhérents qui dépasse ce qu’avait pu représenter le Parti socialiste avant-guerre1. Elle conserve aussi les structures du parti et sa presse. La minorité qui rejoint la SFIO se trouve essentiellement parmi les cadres des grandes villes, les plus liés aux institutions bourgeoises, et notamment la majorité des élus. Cette partition n’est pourtant pas tout à fait nette : à la base, certains adhérents qui penchent pour le réformisme restent à la SFIC pour maintenir l’unité, et au sein de l’appareil, notamment dans les organes de presse, beaucoup restent par souci carriériste.
Après l’adhésion, les tensions s’avivent avec la direction de l’Internationale communiste
Au-delà de l’affirmation du caractère révolutionnaire du parti, la nouvelle ligne politique du parti est encore floue et les divergences sont nombreuses au sein d’une direction loin d’être homogène. La « gauche » du parti, la plus favorable à l’IC, reste minoritaire, ses dirigeants sont jeunes et peu connus et leur influence est limitée. La direction reste entre les mains du « centre », avec Frossard, qui reste au poste de secrétaire général, et Cachin, à la direction de l’Humanité. Cachin et Frossard ont soutenu l’adhésion à l’IC pour suivre le courant plus que par conviction. Après la scission, ils mènent une résistance passive à la transformation du parti souhaitée par l’IC. La direction du parti ne s’oppose pas ouvertement aux décisions de l’Internationale communiste. Elle les accepte en parole, mais ne les applique pas, traîne des pieds, gagne du temps, et couvre systématiquement ceux qui attaquent publiquement les résolutions de l’IC. Cette dernière est notamment accusée de prendre ses décisions sans bien connaître la situation ou de manière trop générale et inadaptée aux situations locales. Une accusation pourtant de bien mauvaise foi, dans cette courte période (avant que s’abatte le stalinisme), où les discussions dans l’Internationale sont fréquentes et libres. Les congrès mondiaux ont lieu chaque année, complétés de réunions de l’exécutif élargi, qui tiennent lieu de mini-congrès, et où les délégations françaises sont parmi les plus nombreuses. La question française occupe d’ailleurs une place démesurée dans l’ordre du jour de ces rencontres internationales, preuve de la grande patience des dirigeants de l’IC, qui cherchent à convaincre.
Derrière les accusations de la droite du parti, il y a surtout une hostilité politique non assumée, qui l’amène à revendiquer une autonomie des sections nationales. Deux conceptions de l’Internationale s’opposent ainsi. Pour les bolcheviks, la IIIe Internationale doit devenir un « parti mondial de la révolution », démocratique, mais fortement centralisé : après les débats, les décisions s’appliquent à tous. Mais la direction française, hormis sa gauche, reste attachée à l’organisation de la IIe Internationale : une fédération de partis nationaux, déterminant leur politique en fonction des situations et contingences locales. Pour les bolcheviks, cette organisation a favorisé un internationalisme de façade, réduit aux temps de congrès, volant en éclats à la première épreuve.
Mettre l’activité parlementaire au second plan
L’exigence d’un fonctionnement centralisé concerne également le fonctionnement interne du parti. En particulier, le contrôle des fractions parlementaires et de la presse figure parmi les 21 conditions d’adhésion à l’IC, mais reste contesté au sein de la SFIC.
Pour les bolcheviks, la social-démocratie a perdu de vue les perspectives révolutionnaires en devenant un parti essentiellement propagandiste, focalisé sur l’activité parlementaire et la presse, alors même que les fractions parlementaires et les journalistes prenaient leur autonomie : les parlementaires discutant entre eux de leur attitude au parlement, les journalistes écrivant librement selon leurs convictions propres sans nécessairement refléter l’orientation du parti. Autonomie qui, avec la stabilisation des démocraties bourgeoises en Europe, a conduit les élus à délaisser l’agitation et la propagande destinées à développer la conscience de classe, au profit d’une lutte pour l’introduction de réformes dans le cadre capitaliste.
Dans l’après-guerre, alors que la trahison social-démocrate fait émerger des courants communistes dont la saine aversion pour le parlementarisme se transforme en refus de toute participation électorale2, la section française peine au contraire à rompre avec les vieilles habitudes parlementaires socialistes, la droite du parti allant de son propre chef jusqu’à passer des accords électoraux locaux avec les réformistes. Cela même alors que dans l’immédiat après-guerre, la démocratie parlementaire n’est plus que l’ombre d’elle-même. L’Europe peine à sortir de l’économie de guerre. En France, les dépenses militaires restent au niveau de la guerre et cela pose rapidement le problème de la dette. Bien que victorieuse, la bourgeoisie française dispose de peu de marges pour des concessions à la classe ouvrière. Au parlement, les partis bourgeois font bloc3 et ne laissent aucun os à ronger aux députés réformistes.
L’Internationale soutient l’utilisation de la tribune parlementaire, mais dans un but d’agitation, subordonnée à la lutte extra-parlementaire des masses. Les députés communistes doivent être des agitateurs envoyés en mission chez l’ennemi et non des législateurs cherchant un langage commun avec les autres législateurs pour des petites avancées compatibles avec la marche du capitalisme. Pour mener à bien cette tâche, l’IC recommande d’écarter les parlementaires « expérimentés » pour leur préférer des ouvriers, même sans expérience parlementaire, même s’ils ne sont pas de grands tribuns. Leurs discours à la tribune de l’Assemblée ont pour finalité d’être distribués en tracts ou brochures.
Une priorité : renforcer l’implantation dans la classe ouvrière
L’une des préoccupations des dirigeants de l’IC vis-à-vis de la section française est de raffermir le lien avec la classe ouvrière, en faisant entrer plus d’ouvriers au parti. Car si le parti compte quelques bastions ouvriers, notamment en Seine-Saint-Denis ou dans le Cher, avec de jeunes ouvriers qui ont connu les tensions sociales dans les usines en 1917 ou dans l’après-guerre, il s’est surtout développé dans la petite-bourgeoisie, avec des instituteurs ou paysans revenus de la guerre pacifistes et révoltés. Cette composition se reflète dans la direction, qui ne compte que quatre ouvriers et trois employés modestes parmi les 32 membres du comité directeur élus au congrès de Tours4.
Il y a donc une importance particulière à gagner les syndicalistes révolutionnaires, que les dirigeants de l’IC, et notamment Trotsky, ont fréquentés durant la guerre, et qui gravitent autour du parti sans tous l’avoir rejoint. En France, le mouvement syndical s’est construit en rivalité avec le Parti socialiste, avec une forte hostilité au parlementarisme et à une direction socialiste dominée par la petite-bourgeoisie, avec ses professeurs d’éloquence, ses journalistes et ses avocats. C’est cette distance que l’Internationale voudrait voir disparaître, ce qui passe aussi par une meilleure implantation ouvrière.
L’IC préconise l’organisation de noyaux communistes dans les entreprises et dans les syndicats. Une orientation qui rencontre l’hostilité des anarcho-syndicalistes, mais aussi de la direction de la SFIC. Elle rompt avec le modus vivendi établi avant-guerre entre le Parti socialiste et la CGT, qui consacrait l’indépendance syndicale et la division des tâches : au parti, la propagande politique générale et le travail parlementaire ; au syndicat, les luttes économiques. Mais pour l’IC et la gauche du parti, il est impensable de prétendre devenir un parti communiste sans intervenir directement dans l’action de masse sans implanter des groupes communistes au cœur de la machine de l’exploitation, où les ouvriers font l’expérience immédiate de la lutte des classes. D’autant que les expériences révolutionnaires russe et allemande ont montré l’importance de la grève de masse dans la modification du rapport de force politique.
Il ne s’agit pas pour l’IC de construire des « syndicats rouges ». Au contraire, elle demande aux communistes de rester dans les syndicats réformistes et de s’y accrocher même quand les dirigeants veulent les en chasser. Contrairement au parti, qui doit regrouper les ouvriers les plus conscients sur une base programmatique délimitée, le syndicat vise à organiser toute la classe. Mais cela ne veut pas dire que les communistes doivent renoncer à y défendre leur programme et à gagner la majorité. La lutte politique a d’ailleurs lieu au sein de la CGT entre la direction réformiste et les différents courants révolutionnaires. Mais si la scission syndicale se produit en 1921, c’est à l’initiative de la direction réformiste de la CGT, qui voit sa majorité s’amenuiser et exclut les syndicats dirigés par la minorité révolutionnaire (qui se regroupe au sein de la CGT « unitaire », CGTU).
Pour gagner de l’influence, y compris auprès des dirigeants syndicalistes, l’IC recommande à la SFIC de multiplier les collaborations directes, en proposant son aide et sa politique dans les luttes. Cette discussion devient particulièrement concrète lors de la grève des métallos du Havre, qui dure 110 jours à l’été 1922 et acquiert une dimension nationale à la suite de la violente répression menée par le préfet… Lallemand (sic). Trotsky, qui suit de près les événements, reproche à la direction du PC de ne pas avoir été à la hauteur en laissant la direction de la grève aux chefs anarcho-syndicalistes de la CGTU, qui ont gâché les opportunités pour préparer réellement une grève générale, seul moyen de changer le rapport de force5.
La reprise en main par l’Internationale
En 1922, une nouvelle divergence crispe les relations autour de la tactique de front unique. Dans un nouveau contexte de recul du mouvement ouvrier et d’offensive patronale, durant lequel le parti communiste a perdu la moitié de ses membres, l’IC propose un front unique de tous les partis qui ont leur appui dans la classe ouvrière pour des objectifs immédiats, pour réaliser l’unité de la classe derrière la défense de ses conditions d’existence. C’est l’occasion rêvée pour la direction centriste de se poser soudain en aile gauche, dénonçant à son tour l’opportunisme et l’inconséquence de l’Internationale communiste, qui demande de se rapprocher de ceux que l’on vient de quitter. Alors que le front unique défendu par l’IC est une alliance de circonstance, en aucun cas « durable », qui implique de ne renoncer ni à l’indépendance politique ni aux critiques publiques des directions réformistes, la presse du parti entretient l’ambiguïté. La direction déclare « impossible » une telle politique en France lors d’une conférence extraordinaire des secrétaires fédéraux. Elle a d’autant plus de facilités que la gauche défend maladroitement cette nouvelle tactique, l’un de ses jeunes porte-parole y voyant uniquement une manière de « plumer la volaille » réformiste en la mettant au pied du mur, en oubliant l’objectif principal d’unité de la classe.
Après deux ans de relations conflictuelles, l’Internationale se résout à une reprise en main de sa section française, d’autant que le centre écarte la gauche de la direction du parti lors du IIe congrès, en octobre 1922. L’IC dénonce de plus en plus fermement l’absence de ligne politique claire de la SFIC, notamment dans la presse du parti, où les journalistes laissent libre cours à leurs opinions personnelles, prennent parfois des positions contradictoires à la ligne du parti ou mènent campagne contre les orientations de l’IC. Ces reproches conduisent à des exclusions ciblées à la demande de l’IC. Lors du IVe congrès mondial, en novembre 1922, la question française est longuement débattue. L’IC rejette l’idée d’une nouvelle scission, mais redéfinit fermement les orientations du Parti et renouvelle sa direction, instaurant une parité entre le centre et la gauche et modifiant sa composition sociale en y promouvant des ouvriers. Par ailleurs, Trotsky ayant appris au hasard d’une discussion l’appartenance de dirigeants communistes à la franc-maçonnerie, le congrès les somme de choisir entre le Parti et les loges maçonniques ou la Ligue des Droits de l’homme, considérées comme des organes de collaboration de classe, où l’on se passe la main dans le dos lors de cérémonies avec les dirigeants socialistes et radicaux combattus officiellement. Cette nouvelle exigence, qui devient officieusement la 22e condition d’adhésion, entraîne le départ de quelques dirigeants, dont le secrétaire général, Frossard.
La nouvelle direction connaît immédiatement l’épreuve du feu, avec l’occupation de la Ruhr par l’armée française en janvier 1923. Le parti mène campagne contre cette occupation et pour le soutien aux travailleurs allemands, à contre-courant du chauvinisme ambiant. La politique de front unique est expérimentée à travers des comités d’action et rencontre un certain succès à la base. Mais l’histoire prend alors un nouveau tournant. La bureaucratie prend le dessus en Union soviétique et met la main sur l’Internationale, dont les congrès se raréfient. Le Parti communiste français ne résiste pas longtemps à la stalinisation et les dirigeants les plus clairvoyants sont exclus dès 1924-1925. Le moment d’un PCF réellement révolutionnaire aura finalement été de courte durée.
- 1. Entre 110 000 et 130 000 membres en 1921 selon les sources.
- 2. Attitude à laquelle Lénine répond dans sa brochure La maladie infantile du communisme.
- 3. Le « bloc national », qui regroupe la dizaine de partis bourgeois à l’Assemblée, reste au pouvoir de 1919 à 1924.
- 4. Pour le reste, on compte six instituteurs, un enseignant du privé, un négociant, deux artisans, trois avocats, un médecin, deux cadres supérieurs, quatre cadres moyens, quatre journalistes et un issu de la classe dirigeante dont le frère est vice-président du Sénat.
- 5. Il n’est pas possible dans cet article de détailler la grève et ses enjeux. À ce propos, on pourra lire J. Barzman, Dockers, métallos, ménagères : Mouvements sociaux et cultures militantes au Havre (1912-1923) (disponible gratuitement en ligne : https://books.openeditio…), et bien sûr les critiques formulées par l’IC dans la Résolution sur la question française du IVe congrès de l’IC, disponible sur marxists.org.