La Cisjordanie, Jérusalem et la bande de Gaza sont soumises au régime de l’occupation depuis 1967...
Ni les accords d’Oslo (1993-1994) ni le « retrait unilatéral » de Gaza (2005) n’ont modifié cet état de fait : c’est l’État d’Israël qui contrôle ces territoires, soit par une présence directe (Jérusalem et Cisjordanie), soit par un bouclage strict (Gaza). Depuis près de 50 ans, l’occupation est une donnée permanente de la vie des Palestiniens, ce qui a bien évidemment entraîné des dynamiques de résistance, mais aussi, phénomène souvent sous-estimé, d’adaptation.
Contradictions
À l’instar de toutes les populations sujettes à une occupation étrangère – et les Français sont bien placés pour le savoir –, les Palestiniens n’ont jamais été un « tout » homogène dans leurs rapports avec la puissance occupante. Traversée de contradictions, la société palestinienne n’est pas, contrairement à l’image d’Épinal véhiculée dans certains cercles dirigeants du mouvement national palestinien ou dans certains secteurs du mouvement de solidarité, une collectivité unanimement résistante au sein de laquelle toutes et tous seraient prêts à renoncer à tout confort quotidien, aussi relatif soit-il, au nom de la lutte pour une libération future.
La vie d’un peuple sous occupation, a fortiori lorsque cette occupation s’installe pendant des décennies, ne se résume pas à la résistance à l’occupation, mais s’organise autour d’un rapport complexe et dialectique entre lutte pour la libération et aménagement d’espaces au sein du dispositif d’occupation. La résistance n’est pas un but en soi, mais un moyen pour se libérer de l’oppression et de la répression, et lorsque cet objectif paraît trop lointain, voire inatteignable, nombreux sont ceux qui tentent de s’accommoder de l’occupation et d’améliorer leur quotidien, quitte à renoncer à l’affrontement direct avec la puissance occupante.
La « normalisation »
Telle est la base matérielle de tout édifice collaborationniste, mais aussi d’un phénomène moins « extrême » mais tout aussi décisif pour quiconque veut comprendre les aléas des mouvements de libération nationale : la « normalisation » de l’occupation. On entend par ce terme une variété d’attitudes et d’actions, individuelles ou collectives, qui n’impliquent pas de coopération directe avec l’occupant, contrairement à la collaboration, mais qui appréhendent l’occupation comme un fait accompli avec lequel il convient désormais de composer, aussi illégitime qu’on puisse le considérer.
Les soulèvements de 1987 et 2000 ont été l’expression la plus visible d’une conscience collective dans les territoires palestiniens et d’une volonté partagée d’en finir avec l’occupation. Mais il serait illusoire de penser qu’entre ces soulèvements (et en attendant le prochain ?), la population palestinienne des territoires occupés organiserait toute sa vie dans l’objectif de se soulever à nouveau. « Il faut bien vivre », et ce malgré l’occupation : faire des études, trouver et exercer un emploi, acquérir un logement, entretenir des relations sociales, familiales, amoureuses, etc.
La contestation normalisée ?
Il existe bien évidemment une différence d’échelle entre des projets collectifs (venus d’associations, d’ONG, etc.) qui acceptent de s’inscrire dans le cadre de l’occupation en ne la remettant pas en question (normalisation institutionnelle) et les trajectoires personnelles de ceux qui tentent, malgré tout, de vivre (adaptation individuelle). Ces phénomènes participent toutefois d’une même dynamique : une intégration de la réalité des rapports de forces, signe d’une victoire relative de la politique israélienne du fait accompli.
Phénomène frappant depuis plusieurs années : une forme de normalisation paradoxale de la contestation elle-même. Il n’est pas rare d’assister, dans les territoires occupés, à des scènes qui semblent surréalistes pour les observateurs étrangers : tandis que des groupes de jeunes sont en train de se confronter aux troupes d’occupation, la vie continue à quelques dizaines de mètres de distance des frondes et des gaz lacrymogènes. On fait ses courses, on joue du klaxon dans les embouteillages, on fume la shisha ou on mange un sandwich à la terrasse des cafés…
Impossible stabilisation
Est-ce à dire que les Palestiniens se seraient résignés à accepter l’occupation ? Loin de là. Il s’agit seulement de comprendre que l’une des forces de l’édifice colonial israélien est d’avoir non seulement intégré indirectement, via le processus d’Oslo et la mise en place de l’Autorité palestinienne, des dizaines de milliers de Palestiniens dont les intérêts matériels immédiats coïncident avec la survie d’un « processus de paix » qui ne va nulle part, mais aussi d’avoir imposé, par une répression tous azimuts, un rapport de forces tellement défavorable aux Palestiniens que ces derniers y réfléchiront à deux fois avant de se soulever à nouveau.
Mais c’est précisément parce que le maintien de l’ordre est assuré par la répression, et non par une intégration réelle d’une majorité de la société palestinienne aux structures coloniales, avantages matériels et symboliques à la clé, que toute stabilisation est impossible. Depuis un an, une nouvelle génération, inassimilable par le dispositif colonial et qui n’a donc « rien à perdre » (sinon la vie), est entrée en lutte, avec une multiplication des attaques contre les soldats et les colons qui, si elles peuvent être lues comme des gestes individuels et désespérés, n’en demeurent pas moins l’expression de l’impossibilité de policer durablement la société palestinienne.
La révolte latente d’une certaine jeunesse montre que les phénomènes de normalisation n’équivalent pas à un consentement collectif à se soumettre à l’ordre colonial. Mais cette révolte n’a pas entraîné le reste de la société palestinienne, au sein de laquelle une majorité demeure convaincue qu’un nouveau soulèvement se solderait par une répression sans précédent et par une énième défaite. L’écrasante supériorité israélienne pèse sur les consciences : modifier concrètement le rapport de forces demeure l’une des tâches essentielles de la solidarité, et une condition nécessaire, avec la reconstruction du mouvement national, à ce que la confiance revienne dans les territoires occupés.
Julien Salingue
Auteur de la Palestine d’Oslo (L’Harmattan, 2014) et la Palestine des ONG. Entre résistance et collaboration (La Fabrique, 2015).