Publié le Jeudi 29 avril 2021 à 22h37.

Genre, race, classe : une perspective révolutionnaire

Le jeudi 1er avril, le Sénat a voté avec le soutien ou l’abstention d’une partie de la gauche un amendement dit « UNEF » au projet de loi séparatisme (qui était pourtant déjà elle-même bien emprunte de racisme).  Cet amendement permettrait de dissoudre les organisations, les associations, les syndicats qui pratiquent des réunions non-mixtes (basées sur le caractère « racisé1 » des individus).

Cet amendement extrêmement grave2, permettant la dissolution d’organisations mettant en place des outils antiracistes, est la suite logique d’un climat nauséabond qui visent autant la non-mixité des raciséEs (et non pas la non-mixité des femmes par exemple), que les universitaires dits « islamo-gauchistes » et regroupant un champ extrêmement large d’intellectuels progressistes. Le Sénat avait aussi rejeté il y a quelques semaines l’amendement dit de la « PMA pour toutes » de la loi bioéthique en deuxième lecture3. Alors que l’extrême droite monte et qu’une partie des organisations de gauche deviennent poreuses aux idées réactionnaires, les attaques se multiplient en particulier contre les oppriméEs : les personnes raciséEs (en particulier les musulmanEs), les personnes LGBTI, les femmes. C’est pourquoi il est important de se reposer les questions de l’articulation entre classe et oppressions.

Les oppressions servent le système capitaliste

On ne le répétera sans doute jamais assez, mais contrairement à la pensée dominante, les oppressions ne sont pas des restes d’une pensée réactionnaire qui viendrait d’avant le système capitaliste et dont le système capitaliste au mieux se servirait ou même tendrait à effacer4.

Même si aujourd’hui le capitalisme tend se servir de nos identités et à s’accommoder des luttes des oppriméEs en les marchandisant, parce que le capitalisme est un système qui s’adapte. Les oppressions sont intrinsèques à ce système non pas parce qu’elles lui servent à diviser (ceci est le point bonus), mais en premier lieu parce qu’elles permettent de faire baisser le coût du travail et donc augmenter le taux de profit. L’oppression des femmes et des personnes ne correspondant pas aux normes de genres ou ne rentrant pas dans le cadre de la famille hétérosexuelle a pour but principal la reproduction sociale, c’est-à-dire la reproduction de la force de travail5. Ne pas comprendre cet enjeu derrière l’oppression que nous vivons, ni d’ailleurs comment elle se conjugue avec la violence pour maintenir à tout prix le cadre de la famille hétérosexuelle comme cadre essentielle de cette reproduction, c’est passer à côté de ce qui se joue y compris dans la montée réactionnaire et des offensives autour de la question de la famille. Bien sûr à cela s’ajoutent encore des points bonus : la famille hétérosexuelle, tout comme l’école à différents degrés, est aussi le vecteur de l’intégration et l’éducation à l’idéologie dominante. Par la mise en place de l’autorité, de normes, de règles, nous apprenons d’ores et déjà à être le travailleur de demain qui accepte l’ordre d’un patron et donc notre propre exploitation.

De l’autre côté le racisme a aussi pour but de faire baisser le coût du travail : de l’esclavage ayant permis la naissance et l’avènement du capitalisme à aujourd’hui, avec des millions de travailleurs et travailleuses sans papiers partout dans le monde. Bien sûr cela s’accompagne d’autres points bonus pour le système : la division des travailleuses et des travailleurs entre eux, la désignation d’un ennemi commun à la nation (le terrorisme, mais aussi plus largement l’islam), le passage de lois d’exception permettant de contrôler les populations.

De manière générale, le système capitaliste, afin de faire un maximum de profits et pour permettre l’aliénation généralisée de la classe ouvrière, produit un système violent à tous les points de vue, où la majorité de cette violence est de fait en général acceptée : l’école, la police, la prison sont des institutions qui hors temps de crise peuvent être critiquées dans leurs dérives, mais leurs existences ne sont pas remises en question. Et pourtant ces institutions sont en particulier génératrices et vectrices des oppressions.

Le système capitaliste produit des catégories, des normes et des identités permettant de se reproduire en tendant à les naturaliser afin qu’elles soient immuables. Ces identités et donc les oppressions varient en partie avec l’évolution du système capitaliste, en fonction des luttes mais aussi des besoins du système.

Oui, les identités sont matérielles mais...

Aujourd’hui nous sommes dans un moment difficile pour réfléchir l’oppression dans le cadre de la lutte des classes. D’une part parce que l’attaque contre l’ensemble des réflexions et des idées antiracistes et féministes de la part des réactionnaires (gouvernement, extrême-droite, médias) nous oblige à un soutien sans concession, de l’autre part parce que ces pensées, que nous pouvons appeler postmodernes dans le sens où elles refusent le clivage de classe comme moteur de l’histoire et donc du sujet révolutionnaire, ont été largement récupérées par le néolibéralisme et en particulier par la pop culture à l’aide de fort pinkwashing. Il devient dès lors difficile de parler d’identités sans parler de privilèges, de vécus, ou d’auto-définition6. Pour autant, ce n’est pas parce que les analyses marxistes ont du mal à trouver une place dans ce débat qu’elles en seraient moins justes. Au contraire, nous devons réussir à sortir de la critique dominante aujourd’hui (la critique postmoderne) car celle-ci ne permet pas la construction de luttes victorieuses, parce qu’elle tend presqu’uniquement à, d’une part, la fragmentation de nos identités, et donc l’impossibilité de construire des sujets politiques, et, d’autre part, à l’adaptation sous couvert de radicalités : prendre des espaces comme stratégie ne vise pas à renverser le système.

Il faut donc dans un premier temps affirmer que l’identité est matérielle, ce qui fait de nous « une lesbienne » n’est que la définition et la construction de la société face à notre orientation sexuelle et à ce que celle-ci entraîne dans une société hétérosexuelle, et non le fait que nous nous sommes définies comme telles – d’ailleurs le fait de ne pas s’autodéfinir comme lesbienne n’empêchera jamais une femme ayant une relation avec une femme de se faire agresser.

Mais si l’identité est matérielle, nous ne pouvons pas penser seulement en termes d’identités, car comprendre le système d’oppressions, c’est comprendre qu’il touche l’ensemble de la population. Si une femme hétérosexuelle peut avoir des avantages dans une certaine mesure face à une femme lesbienne, il n’empêche que l’hétérosexualité comme système de domination s’accompagnant de normes la touche, et violemment. Même si c’est à un degré bien moindre évidemment, même les hommes hétérosexuels le subissent.

La lutte des classes est-elle la lutte des oppriméEs ?

Dire cela nous ferait presque poser la question dont a tellement souffert la gauche et qui revient aujourd’hui plus que jamais dans les débats autour de la non-mixité : « Peut-on dissoudre nos luttes d’oppriméEs dans la lutte des classes ? ». Pourtant, si avoir d’un côté les « concernéEs » et de l’autre « les alliéEs » ne peut pas nous convenir, de l’autre nous devons refuser toute dissolution de nos identités au sein du prolétariat.

Ces deux propositions sont les deux revers d’une médaille. Nous devons premièrement affirmer que la fin de nos oppressions ne pourra venir que de la fin du système capitaliste, en cela la lutte des classes et des opprimées est une lutte commune. Mais il nous faut prendre en compte que les dynamiques des oppressions sont en partie autonome. Il ne nous convient pas d’une part d’attendre la fin du système capitaliste pour obtenir des droits. Proclamer une lutte commune n’empêche pas le viol d’être commun au sein de notre classe, ni le racisme d’exister entre les travailleuses et les travailleurs.

C’est la mobilisation, la mise en action des oppriméEs qui permet à la fois la mise en place d’un rapport de force, mais aussi qui permet l’unité de la classe et donc la constitution du sujet de classe. Car derrière ce qui nous questionne c’est le fameux sujet révolutionnaire, or demander si les oppriméEs seraient le sujet révolutionnaire au même titre que la classe ouvrière est une véritable incompréhension car il ferait croire à une classe inexistante. Il faut donc réaffirmer la centralité de la classe ouvrière tout en comprenant cette classe comme traversée majoritairement par des oppressions. La classe blanche masculine hétérosexuelle est non seulement un mythe mais elle est extrêmement minoritaire. Cependant, si les dynamiques de luttes peuvent venir des luttes « non économiques » en définitive c’est le rapport capital/travail qui est déterminant pour changer de société.

Quelques perspectives aujourd’hui

La question des oppressions en tant que militantEs révolutionnaires nous intéresse donc à deux égards : d’un point de vue stratégique, les luttes des oppriméEs font partie intégrante d’un combat pour un changement de société, d’un point de vue « programmatique » car la société que nous construisons se veut débarrassée de toute forme d’oppression et d’exploitation car nous recherchons une société qui permette l’émancipation de toutes et tous. Cependant, aujourd’hui comme dit au début de l’article, on voit bien que la question prend un caractère particulier : les luttes des oppriméEs posent la question du système, dans une crise où ce qui était autrefois acceptable auparavant devient insupportable, et prennent un caractère de masse, dans le même temps nous faisons face depuis plusieurs années. Celle-ci, accompagnée d’un État de plus en plus autoritaire, d’une destruction d’une partie des cadres et liens sociaux par la crise sanitaire et de la crise économique rend de plus en plus crédible une hypothèse fasciste7. Or si l’on avait encore besoin de le prouver, depuis l’arrivée de Bolsonaro au pouvoir, ce sont bien les personnes raciséEs et les LGBTI, en particulier les personnes trans, qui en subissent les conséquences parfois mortelles. Alors que nous voyons la difficulté de remobiliser un antifascisme populaire, y mettre au cœur celles et ceux qui verront les premières conséquences de la montée de l’extrême droite pourrait permettre de changer la donne, ce qui montre avec force la nécessité de construire des mouvements féministes, antiracistes et LGBTI forts en les combinant à une politique lutte de classe.

  • 1. On entend ici « racisé » d’un point de vue social : personne qui subit du racisme.
  • 2. https://www.lemonde.fr/s… 02/les-senateurs-adoptent-un-amendement-unef-permettant-de-dissoudre-les-associations-faisant-des-reunions-non-mixtes-racisees_6075311_3224.html
  • 3. Mimosa Effe, « Rejet par le sénat de la PMA pour toutes : la farce et la tragédie », L’Anticapitaliste (https://lanticapitaliste…)
  • 4. Cinzia Arruzza, « Réflexion de Genre : quel est le lien entre le patriarcat et le capitalisme ? – Rouvrons le débat », Europe Solidaires Sans Frontières (http://www.europe-solida…).
  • 5. Aurore Lancereau, « Nouvelle vague féministe, théorie de la reproduction sociale et conséquences stratégiques », L’Anticapitaliste (https://lanticapitaliste…)
  • 6. Mimosa Effe, « Des classes et des identités : entre les deux, l’intersectionnalité ? », L’Anticapitaliste (https://lanticapitaliste…)
  • 7. Ugo Palheta, « Fascisme. Fascisation. Antifascisme », Contretemps (http://www.contretemps.e…- fascisation-antifascisme/)