Publié le Jeudi 24 décembre 2009 à 18h40.

Grippe : concentration capitaliste et diversité génétique

L’émergence de la pandémie grippale A H1N1 met en cause les gigantesques usines à porcs du capitalisme, transformées en incubateurs viraux.

C’est dans le village isolé de La Gloria, chez un jeune patient de 4 ans, Edgar Hernandez, qu’a été isolé pour la première fois le virus A H1N1, qui allait faire le tour du monde en empruntant les avions de la mondialisation. Une étrange épidémie de fièvre respiratoire douloureuse avait massivement touché ce village et les habitants de l’État de Veracruz, avant que ne soit reconnue la pandémie grippale. Le village jouxte les immenses usines à porcs de Granjas Carroll de Mexico, propriété de Smithfield Foods, premier producteur mondial de porcs. Depuis des années, les habitants pauvres de La Gloria manifestent à Mexico contre la spoliation de leurs terres, les gigantesques réservoirs de purin qui polluent l’air et l’eau de leur village, les carcasses de porcs flottant au milieu des excréments et des déchets, soit le prix à payer pour produire près d’un million de porcs par an. Le mouvement de concentration de la production de porcs états-unienne s’est aussi accompagné d’une délocalisation au Mexique où les salaires sont plus bas et les autorités moins regardantes en matière d’hygiène. Smithfield a déjà écopé en 1997 de 12,6 millions de dollars d’amende pour violation du « Clean Water Act ».

Nombreux sont donc ceux qui ont accusé les usines de Smithfield d’être au centre de l’épidémie. Les autorités mexicaines qui ont affirmé que les tests des services municipaux n’avaient montré aucun H1N1 circulant parmi les porcs de la région, sont assez peu crédibles. Les porcs ont été testés bien après l’épidémie, alors que nombre d’entre eux pouvaient déjà être guéris ou transformés en bacon. On est donc en droit d’exiger un travail de recherche indépendant sur l’épidémie de La Gloria et les usines de Smithfield.

Par ailleurs, un article paru dans la prestigieuse revue scientifique Nature, en juin 2009, nous éclaire un peu mieux sur « l’origine et l’évolution génomique » du virus. Celui-ci n’est en effet pas apparu dans un lieu unique à un moment donné, mais est issu de recombinaisons multiples et très complexes de virus porcins circulant dans les élevages en Amérique et en Eurasie. Cette étude ne rassure en rien puisqu’elle souligne le manque de suivi génétique des virus grippaux porcins. L’ancêtre du virus épidémique aurait en fait circulé dans les élevages depuis une dizaine d’années sans être détecté ! Sa transmission finale à l’homme aurait eu lieu quelques mois seulement avant le début de la pandémie.

La raison tient aux milliers de porcs dont le profil génétique est toujours semblable, entassés depuis des années sans réelle surveillance épidémiologique et bourrés d’antibiotiques pour toujours plus de profits, comme à La Gloria au Mexique. Le mouvement d’hyper-concentration, de circulation et de perte rapide de la biodiversité initié par le capitalisme dans la production de porcs transforme l’agrobusiness en un gigantesque incubateur qui favorise les risques de recombinaison du nouveau virus, à l’image du scénario noir de la grippe espagnole de 1918.

De nombreux précédents

Déjà, les gigantesques usines à poulets de Charoen Pokphand en Asie du Sud-Est avaient été mises en cause dans l’émergence de la grippe aviaire de 2005. Un débat acharné avait eu lieu, où des positions très tranchées recoupaient clairement des intérêts évidents. Dans un premier temps, la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, accusait les oiseaux migrateurs de transmettre le virus. Elle exigeait parfois l’abattage en masse de petites productions familiales de volailles à l’air libre en Asie du Sud-est. Elle a ensuite été beaucoup plus prudente et a reconnu le rôle du commerce international de poulets dans la diffusion de la grippe aviaire. En effet, la grippe H5N1 n’a pas suivi les routes des oiseaux migrateurs mais les routes commerciales des produits et des déchets des élevages industriels de volaille qui ont explosé en périphérie des grandes villes d’Asie du Sud-est et de Chine. La simple fermeture des routes commerciales du poulet entre la Thaïlande et le Laos, un des rares pays d’Asie du Sud-est où la production de volailles est encore réalisée à petite échelle, a quasiment suffi à éradiquer la maladie dans ce pays.

Bien d’autres exemples de la relation entre concentration et perte de biodiversité viennent renforcer cette conviction.

Les élevages industriels de saumons sont actuellement décimés par le virus de l’anémie infectieuse du saumon, et ce d’autant plus que l’aquaculture est concentrée et la diversité génétique faible. Important en Norvège, le virus est ravageur au Chili, où il y a jusqu’à 40 kg de saumon au m3.

Déjà au xixe siècle, en Irlande, le mildiou détruisit toutes les récoltes de pommes de terre, contribuant à une famine qui fit plus de 1million de morts. Alors que le Pérou, berceau de la pomme de terre, en cultivait au moins 170 variétés, l’Irlande de 1845 et 1848 n’en produisait déjà plus que deux, toutes deux sensibles au mildiou.

S’il fallait un dernier exemple, ce pourrait être celui du coton du Bangladesh, troisième producteur mondial de fibres d’assez mauvaise qualité. En 1993, le gouvernement importa à grands frais du coton texan de haute qualité, qui couvrit bientôt 8 millions d’hectares de terrain. Mais il ne résista pas au Coton leaf curl desease, un virus local avec lequel les anciennes variétés bengalis cohabitaient depuis longtemps. Il a fallu réintroduire le coton bengali, mais la charge virale avait augmenté et les anciens plants, dont les plus résistants avaient pourtant été sélectionnés, résistèrent très mal.

Produire pour les besoins de la population

Grippe porcine, grippe aviaire, coton du Bangladesh, anémie infectieuse du saumon… Tout cela doitnous alerter sur la question de la perte rapide et majeure de la biodiversité et de la concentration capitaliste dans l’agriculture et nous faire réfléchir sur notre modèle « industriel » pour l’agriculture. Notre projet pour une société socialiste ne consiste pas à construire de gigantesques usines à porcs ou à volailles, même bien surveillées. Nous voulons une société organisée en fonction des besoins sociaux et écologiques. Une telle concentration n’est pas nécessaire pour nourrir en viande les 6,8 milliards et demain 9milliards d’habitants de la planète. De nombreuses études montrent qu’au-delà de 400 g de viande par semaine, les effets bénéfiques de sa consommation s’inversent et les risques cardio-vasculaires et de cancers du colon se développent. Or dans les pays riches, la consommation de viande a explosé. Elle a doublé en France en cinquante ans pour atteindre 1,6 kg par semaine, et même 2,7 kg aux États-Unis. On peut donc largement réduire la capacité mondiale de production de viande et mieux la répartir pour que tous y aient accès. On sait aussi que 8 à 11 kg de céréales sont nécessaires pour produire 1 kg de viande, que 44% de la production mondiale de céréales sont détournés vers l’alimentation animale parce qu’il est plus rentable de nourrir des animaux d’élevage que de nourrir le milliard d’affamés aux poches vides des pays du Sud. Ces céréales rendues à l’alimentation humaine permettraient d’éloigner le spectre de la famine.

L’hyper-concentration et la perte de la diversité qui lui est liée sont également à l’origine de nombreux problèmes concernant les industries du vivant comme l’agriculture et l’aquaculture. L’hyper-concentration favorise la propagation et les recombinaisons virales. Elle pousse à chaque fois à l’utilisation massive d’antibiotiques pour lutter contre les maladies favorisées par cette hyper-promiscuité. Elle favorise l’émergence de résistances bactériennes, comme les staphylocoques multirésistants. L’élevage intensif de porcs génère aussi un gigantesque excédent de nitrates qui polluent rivières et nappes phréatiques et rendent l’eau imbuvable, comme en Bretagne. Les côtes de Bretagne où se développent les algues vertes, mais aussi le Golfe du Mexique en paient le prix. Excédents de nitrates d’un côté, obligation d’apporter toujours plus d’engrais aux sols de monoculture de l’autre… La terre est un biotope complexe, pour la respecter il faut plutôt« les cochons sur la paille et les vaches sur l’herbe1 », la rotation des cultures, le respect de la diversité génétique et de la barrière des espèces. Défendre la biodiversité, une agriculture paysanne de proximité au service de la souveraineté alimentaire contre l’agrocapitalisme font aussi partie de nos urgences écosocialistes. 

Franck Cantaloup

  1. Voir l’interview d’André Ollivro dans Tout est nous! N°23.