Publié le Lundi 24 mai 2010 à 12h58.

Les mouvements sociaux sont-ils solubles dans l'austérité ? (Médiapart)

L'un des paradoxes de la période actuelle est la faiblesse des mouvements contestataires, alors même que le capitalisme traverse une des plus graves crises de son histoire. Crise grecque, déclin de l'altermondialisme, échec des organisations syndicales et des mobilisations sociales... Analyse au long cours avec l'économiste de l'EHESS, Cédric Durand, et le sociologue du CNRS, Lilian Mathieu, auteurs de deux ouvrages sur le capitalisme et les luttes parus début 2010 [1].

Quelle analyse faites-vous du plan d'aide européen à la Grèce, dont la première tranche de 14,5 milliards d'euros a été versée mardi 18 mai ?

Cédric Durand.- Le mécanisme qui se met en place ne peut pas, honnêtement, être qualifié d'«aide». Les versements à la Grèce ne visent pas à l'aider mais à sauver les banques françaises et allemandes d'un défaut grec. Celles-ci sont en effet lourdement exposées puisqu'elles détiennent ensemble près de 100 milliards d'euros de bons du trésor grecs. Et, de fait, un peu de la même façon qu'on parlait d'«aide» du Fonds monétaire international aux pays en développement dans les années 1980 et 1990, on retrouve aujourd'hui ce même FMI et l'Europe apportant une «aide» à des pays souffrant de problèmes de financement. Ce qu'il faut voir, c'est l'ampleur de la contrepartie demandée, c'est-à-dire un plan d'ajustement considérable qui est imposé au peuple grec, en terme de fiscalité, avec en particulier la hausse de la TVA, de baisse de salaire, d'allongement de l'âge de la retraite, etc. Ce «pack d'austérité» est le début de ce qui s'annonce dans toute l'Europe.

Prenons un peu de champ, et envisageons la situation dans laquelle nous nous trouvons. Nous avons le choix entre affronter les marchés financiers en imposant un moratoire, une restructuration de la dette, etc., ou accepter les exigences des marchés et donc mettre en œuvre des politiques d'austérité pour assurer à tout prix la continuité du paiement de la dette.

Mais cette alternative n'en est pas une: en suivant la seconde option, on ne fait que précipiter les économies dans la dépression. Et ce qui nous arrive en Europe, c'est une spirale dans laquelle l'activité et la consommation vont se réduire, le chômage augmenter, et donc les recettes des Etats vont diminuer, et la dette des Etats ne sera pas remboursée.

De fait, on reproduit aujourd'hui les mêmes erreurs que celles faites au début des années 1930 par le bloc-or, des pays qui avaient choisi l'austérité généralisée face à la crise.

Votre livre s'intitule Le capitalisme est-il indépassable ? De votre point de vue, que nous apprend la crise actuelle sur l'évolution d'un système qui domine depuis plusieurs siècles ?

Cédric Durand.- Ce livre renvoie à deux idées principales: la première, c'est que l'émergence du capitalisme n'était pas une fatalité. C'est un processus historique contingent, l'histoire aurait pu se passer autrement. La seconde chose, qui nous intéresse plus dans l'immédiat, c'est que le capitalisme est très fragile. On a l'impression qu'il est établi pour toujours, il y a une sorte de naturalisation idéologique du système... Mais il n'en est rien. Le capitalisme est fragile pour deux raisons: de par l'instabilité intrinsèque du processus d'accumulation du capital, et c'est ce que vient de révéler la crise actuelle, qui n'est pas simplement financière, mais qui s'inscrit dans plusieurs décennies de ralentissement de cette accumulation. Mais il est fragile aussi en raison des conflits qu'il génère entre les classes sociales, source permanente d'instabilité politique.

Pourquoi une telle faiblesse des mouvements sociaux, alors même que la crise actuelle devrait leur donner le champ libre pour proposer une critique audible du libéralisme économique ?

Lilian Mathieu - Le type de crise du capitalisme n'est pas le même aujourd'hui que dans les années post-1968. La crise de 1968, et c'est ce que montrent Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, c'est une crise de l'adhésion au capitalisme. C'est ce qu'expriment d'une certaine manière les modes de vie communautaires, qui ont été marginaux, mais qui malgré tout ont eu un certain retentissement, c'est qu'il existait une possibilité de défection de cet univers du capitalisme et du salariat. Il y avait aussi l'existence d'un contre-modèle, l'URSS, qui était critiquée et critiquable, mais qui constituait une réponse à cet effet d'inéluctabilité du capitalisme.

Ces deux échappatoires, si je puis dire, ont aujourd'hui disparu. Et, comme dirait Hirschman, il y a une sorte de loyauté forcée au capitalisme. Parce qu'il n'y a pas la possibilité de faire défection. L'autre facteur mis en avant par Hirschman, c'est la prise de parole. Et précisément, celle-ci n'a pas été très fructueuse ces dernières années. On a vu au premier semestre de l'année passée ce qu'il en était pour les mouvements sociaux: il y a des velléités de contestation, mais qui tournent court, pour différentes raisons, et notamment en raison d'une surestimation de la faiblesse du mouvement par les organisations syndicales.

Dans le chapitre sur les cycles de contestation, vous évoquez le concept de «structure des opportunités politiques». De quoi s'agit-il ? En quoi ce schéma vous paraît-il opérant aujourd'hui ?

Lilian Mathieu.- Le concept de cycles de contestation tel qu'il est formulé ici, c'est l'idée qu'un premier succès encourage d'autres acteurs à contester à leur tour. Analysé chez Sydney Tarrow, c'est une exacerbation des antagonismes structurels de la société qui produit de la contestation victorieuse, et encourage d'autres mouvements. Or, dans la situation actuelle, nous n'avons pas de succès significatifs qui pourraient avoir cet effet d'entraînement. On l'a eu un peu en 1995: le mouvement a été un succès très limité, parce que la CSG et l'essentiel du plan Juppé sont passés. Mais ce qui a été vécu comme une victoire, c'est qu'il soit possible de bloquer le pays, de susciter une grève et des défilés aussi massifs. Cela a relancé une certaine combativité. Par la suite, le cycle s'est épuisé,notamment parce qu'il a été capté par le politique, à travers la gauche plurielle.

Depuis, aucune des mobilisations n'a réussi à faire barrage aux politiques libérales du gouvernement, hormis celle sur le CPE, mais qui a été très peu valorisée par les organisations syndicales. Ce n'est pas la détermination qui fait défaut, on l'a encore vu l'année passée: les deux premières journées de mobilisation de janvier et de mars ont été impressionnantes. Mais l'idée des organisations syndicales de chaque fois remettre ça «dans deux mois» a sonné comme un aveu d'impuissance et d'incapacité à construire un mouvement durable.

«L'idéologie néolibérale ne fonctionne plus»

Cédric Durand.- Effectivement, la situation est un peu surprenante: cela fait longtemps qu'on n'a pas vu une crise idéologique de cette ampleur. L'idéologie néolibérale n'a jamais suscité une adhésion absolue de la population, mais elle s'appuyait quand même sur un large ensemble de personnes qui pensaient que cela allait apporter de la croissance, etc. Aujourd'hui, avec la crise, on sait désormais qu'il n'y a aucune raison objective qui justifie les sacrifices et concessions subies ou acceptées ces dernières années. Les mesures néolibérales n'ont pas apporté ce qu'elles promettaient. Deuxième élément de cette crise idéologique: les dirigeants sont complètement déboussolés, et changent de position à quelques jours d'intervalle. Le bon exemple de cela, c'est le directeur de la banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet. Il avait promis, il y a quelques semaines, qu'il ne prendrait pas de la dette grecque si elle était dégradée en «Junk bond». Lorsqu'elle a été dégradée, il a accepté de la prendre.

De même,il y a dix jours, Trichet expliquait, le jeudi qui précédait le week-end de l'annonce du plan de relance, qu'il ne rachèterait pas les titres de la dette publique sur les marchés secondaires, ce qui est un dogme néolibéral absolu, un principe clé de leur dispositif. Dans la nuit du dimanche au lundi, Trichet a engagé les premières actions en achetant les bons de la dette. Ce sont des points un peu techniques, mais qui montrent que leur idéologie ne fonctionne plus. On est donc face à une certaine faiblesse du pouvoir, qui a de grandes difficultés à penser le monde dans lequel nous nous trouvons, et donc à mettre en œuvre des politiques qui fonctionnent.

Le paradoxe, c'est que, de l'autre côté, on a une faiblesse des mobilisations, qui ne sont pas à la hauteur des opportunités. Pour l'expliquer, j'aimerais revenir sur les conditions économiques des crises des années 1970 et d'aujourd'hui. Pour l'économie marxiste, il y a trois points essentiels qui permettent de penser le rapport de force capital/travail au niveau micro-économique.

Le mécanisme de «l'armée de réserve», c'est-à-dire le chômage, qui permet une pression à la baisse sur les salaires, qui discipline les travailleurs et affaiblit leurs capacités de mobilisation. La domination du capital sur le processus de développement technologique, avec lequel il vise à gagner des parts de marché, à faire du profit mais également à accentuer sa domination sur le travail. De ce point de vue, le développement des technologies de l'information et de la communication a aussi contribué à accentuer cette domination, et la mise en concurrence des travailleurs, avec toute une série de pratiques de benchmarking, etc. Une capacité à diviser les travailleurs. Aujourd'hui, on retrouve ce mécanisme dans l'éclatement des groupes en plusieurs établissements, dans la segmentation internationale des processus productifs... Exemple: quand sur une chaîne automobile, il vous suffit d'être 20% à cesser le travail pour bloquer l'ensemble de l'établissement, vous pesez significativement dans le rapport de force. Lorsque, au contraire, vous êtes éclatés dans toute une série d'établissements, et que, lors de la grève, des gens de l'établissement d'à côté sont disponibles pour venir vous remplacer, vous êtes très faibles.

Ces trois mécanismes se combinent pour affaiblir la capacité de mobilisation des travailleurs sur leur lieu de travail, et donc bien sûr les organisations syndicales.

Lilian Mathieu.- Il n'y a qu'à regarder les statistiques et la baisse des journées de grève. Avec le développement des phénomènes de sous-traitance, ce processus s'est accéléré. Il est beaucoup plus difficile de se syndiquer au sein d'une PME, parce qu'on est immédiatement repéré et stigmatisé. Et de fait, la constitution d'une unité syndicale devient un enjeu en soi. De fait, les ressources organisationnelles et militantes sur le lieu de travail, utiles pour la résistance aux logiques capitalistes, ont aujourd'hui disparu.

Des conflits sur le lieu de travail à ceux liés aux processus de marchandisation…

Cédric Durand.- Je voudrais pointer une autre idée, qu'évoque Beverley Silver dans une étude très «macro»sur les luttes et le déplacement du capital aux XIXe et XXe siècles. Elle pointe deux types de conflits: «à la Marx» sur le lieu de travail, «à la Polanyi» renvoyant davantage à la marchandisation, et dans quelle mesure celle-ci régule la société. Jusque dans les années 1970, on se serait trouvé dans une situation de conflit du premier type, sur le lieu de travail, pour espérer gagner des choses. Aujourd'hui, ce ne semble plus possible, parce que le rapport de force s'est dégradé, et parce que la mondialisation met directement en résonance chaque conflit avec l'organisation générale des politiques économiques.

En revanche, toute la frustration engendrée depuis deux décennies par les processus de marchandisation cherche à se résoudre politiquement, et sur ce plan-là, il y a de fait peu de marge de manœuvre pour quelque chose de progressif. Lorsqu'elles se développent, les luttes le font très vite de manière politique. Et s'il doit y avoir des luttes dans cette crise, vu la dureté des conflits actuels et à venir, elles poseront nécessairement des questions d'organisation politique. Parce qu'il n'y a plus, dans le capitalisme tel qu'il est structuré aujourd'hui, de place pour des ajustements à la marge.

Ces phénomènes permettent d'expliquer la déliquescence des mouvements syndicaux, mais pas celle du mouvement d'altermondialisation, important au début des années 2000, et qui paraît depuis en perte de vitesse...

Lilian Mathieu.- Le problème de ce mouvement, c'est qu'il n'a pas apporté de victoire significative. On peut évoquer aussi son refus de s'engager sur un terrain proprement politique, de proposer des alternatives au capitalisme néolibéral. Du fait de son investissement particulier sur la sphère intellectuelle, il y a eu enfin des effets de sélection sociale. La sociographie des militants altermondialistes, ce sont des «super-diplômés», ce sont davantage des étudiants et des salariés du public, qui se prennent moins de plein fouet les effets de la mondialisation libérale.

Cédric Durand.- Je vois les choses différemment: le mouvement altermondialiste, c'est avant tout une façon de gérer les mouvements sociaux. C'est un “mouvement des mouvements”, qui s'inscrit dans la longue durée. Un peu comme le mouvement ouvrier, qui s'est formé au XIXe siècle, a été par la suite au centre des mobilisations pendant des décennies. Ce que le mouvement altermondialiste a tenté de faire, c'est de gérer au niveau international une pluralité de questions et d'acteurs. De ce point de vue, on est arrivé à un palier, mais il y a un certain acquis, qui va devoir se développer, tout simplement parce qu'on ne dispose pas d'autres ressources. Ce qui a été élaboré dans le mouvement altermondialiste, c'est le versant militant des théories critiques qui ont fleuri au cours des dernières décennies. Il faut le temps que ça irrigue, que cela imprègne les différentes cultures militantes. Mais au final, on interprétera correctement ce qui s'est passé à la fin du XXe siècle avec un peu plus de distance.

Mais il y a un deuxième point: quand on parle du recul du mouvement alter, il faut être prudent, car il y a eu des manifestations numériquement très importantes lors du G8 qui a eu lieu en Allemagne il y a 18 mois. On songe aussi à ce qu'il s'est passé à Copenhague: beaucoup de monde, de nouvelles alliances, et de nouvelles questions. En France, d'accord, Attac s'est un peu cassé la gueule, mais au niveau international, le mouvement alter est toujours là.

Au-delà du plan d'austérité qui s'annonce, l'un des dossiers majeurs en France, c'est la question des retraites, au travers de laquelle s'exprime pleinement le paradoxe entre crise du capitalisme et faiblesse des mobilisations...

Lilian Mathieu - Sur cette question, il y a un élément qui joue à plein: c'est la «ringardisation» de l'héritage du mouvement ouvrier. La critique anticapitaliste a longtemps été placardisée, exclue des débats médiatiques. On ne peut pas la réhabiliter comme ça du jour au lendemain... De même, le sentiment de classe a presque disparu, et cela n'aide pas à penser et à se mobiliser collectivement sur des questions pourtant aussi cruciales que celle des retraites, où le rapport travail-capital joue à plein.

Cédric Durand - Sur les retraites, je pense qu'il y a des évolutions positives. J'ai la sensation que l'idée de l'allongement de la durée de cotisation revient au final à une baisse au niveau des pensions: c'est à peu près passé dans l'opinion. Et pourquoi une baisse des pensions? Parce que les seniors ne trouveront pas d'emploi, pointeront au chômage, et n'auront donc pas plus d'années de cotisation.

En revanche, une vraie bataille idéologique existe sur l'idée qu'il faudrait diminuer les droits à la retraite parce qu'on vivrait plus vieux. C'est le fameux dogme: la durée de vie s'allonge, on doit donc partir plus tard à la retraite. Face à cela, c'est Bernard Friot (voir sur ce site son article du 10 mars 2010) qui nous propose quelque chose d'important: la retraite, c'est toujours du salaire. C'est du salaire socialisé, et ce n'est pas payé pour des vacances, mais cela correspond aussi à du travail, à de l'activité qui est socialement utile, mais non aliénée par le capital, et qui n'est pas mesurée. Et là, il y a un débat extrêmement important à avoir: qu'est-ce que c'est qu'être à la retraite ? Si l'on prenait en compte tous les services rendus par les retraités, on aurait déjà une vision tout à fait différente. En termes de garde d'enfant, d'animation associative, de solidarité, etc.

Le deuxième élément, c'est le fait que le PS et les grands partis sont à peu près d'accord sur l'allongement de la durée de cotisation. D'autant que Zapatero [Etat espagnol] et le premier ministre grec Papandreou ont annoncé qu'ils le feraient. Mais au fond, pourquoi sont-ils tous d'accord? C'est que les retraites sont un élément important de surcoût pour le capital, surcoût d'autant plus inacceptable pour le capitalisme qu'il est dans une période de déclin. De ce point de vue, le moment clé, c'est la crise de profitabilité des années 1970. Et cette crise, il y a différents éléments pour l'analyser, l'un d'eux étant le fait que la concurrence s'intensifie au niveau international, processus qui s'accroît dans les années suivantes avec l'émergence de l'Asie, de la Chine. Cette concurrence se traduit par une plus grande difficulté à valoriser le capital et les investissements industriels.

Et c'est ici selon vous que la finance trouve sa fonction ? 

Cédric Durand - La finance, c'est quoi, si ce n'est une solution en partie fictive pour faire tourner du capital et lui permettre de circuler et de s'accumuler? La finance, c'est des dettes, des promesses de remboursement qui ne seront jamais payées. Maintenant, quel est le lien avec les retraites? C'est qu'une des solutions trouvées par le capital pour permettre à la finance de tenir encore, c'est de trouver de nouvelles formes d'accumulation primitives. David Harvey, un géographe marxiste américain, explique bien comment face à ses difficultés endogènes, le capitalisme réinstaure cette logique d'accumulation primitive, qu'Harvey appelle «accumulation par dépossession». Ce sont les privatisations, les crises financières à la périphérie qui permettent de racheter les entreprises de cette même périphérie à moindre coût, le crédit impôt-recherche, la baisse de taxe pour les entreprises... et celle du niveau des retraites.

Toute cette logique-là revient à prendre sur des sphères qui auparavant n'étaient pas contrôlées par le capital, à prélever une partie de leurs revenus pour permettre à ce dernier d'accumuler. Mais c'est un processus à court terme, parce qu'il n'enclenche pas une nouvelle dynamique d'efficacité. Cela décale simplement le problème dans le temps. Pour le capitalisme, les retraites, c'est un gros morceau, cela représente des volumes très importants dans cette bataille. Il faut rajouter à cette logique d'épuisement du capital le fait que les coûts tendent à augmenter. Les coûts liés au vieillissement, à la sophistication des systèmes de santé, au début de la prise en compte des dégâts environnementaux. Au final, c'est assez simple: le système est fatigué. Cette crise est une étape dans un déclin qui s'inscrit sur plusieurs décennies (de 5,5% de croissance dans les 1960 pour les pays riches à 1,6% dans la décennie 2000, Chine mise à part), et la logique d'accumulation par dépossession, donc de rogner sur les retraites, est un des moyens pour contrecarrer cette tendance.

Dans un entretien accordé mi-mai au Monde, le directeur des études économiques de Natixis, Patrick Artus, n'y va pas par quatre chemins: pour réduire le déficit de la France, «la seule façon de faire, dit-il, c'est de procéder à une grande réforme fiscale, en alignant la taxation des revenus du capital sur celle du travail. Cela pourrait rapporter 100 milliards d'euros, sans dégât économique puisque ces revenus sont épargnés».

Cédric Durand - Patrick Artus pointe un élément tout à fait juste, mais il sous-estime les raisons pour lesquelles cette réforme n'a pas lieu. En outre, «sans dégâts économiques»... Cela dépend de quel point de vue on se place. Le grand scandale du néolibéralisme, au-delà du fait qu'il nous a conduits à la crise actuelle, c'est l'explosion des inégalités. Entre 1998 et 2005, la progression des 90% des Français les moins riches a été de 4,3 %, quasiment nulle. Pour les 0,01 % de Français les plus riches, la progression a été de plus de 40%. Et ces revenus sont en grande partie liés aux revenus financiers, utilisés pour du luxe, de l'immobilier, mais aussi pour de l'épargne. C'est à cela que fait référence Patrick Artus. Car ces revenus des plus riches ont été sanctuarisés. Le meilleur exemple, c'est le bouclier fiscal, qui garantit que ces très hauts revenus ne seront pas imposés au-delà de 50%. Artus a donc raison, d'un point de vue économique, de dire: «Taxons massivement ces revenus, on aura des recettes importantes, avec des effets de bord relativement limités.»

Mais alors, pourquoi ne le fait-on pas? Parce que les intérêts en jeu sont colossaux, et ils touchent des gens très introduits dans les sphères du pouvoir, qui dépensent beaucoup d'argent pour leur propre lobbying. Mais l'autre facteur déterminant, c'est la liberté du capital dans la mondialisation. Mettez en place de tels mécanismes de fiscalité, il va y avoir des départs massifs de capitaux, qui vont poser des problèmes de balance des paiements. La condition pour faire ce que dit Artus, c'est donc de priver le capital de sa liberté de mouvement.

Qu'est-ce qui pousse un salarié d'une entreprise comme Natixis, symbole s'il en est de la crise du capitalisme actuel, à sortir de sa réserve de manière si spectaculaire ?

Cédric Durand - Patrick Artus est quelqu'un de lucide. En 2007, il avait sorti un livre dans lequel il estimait que le capitalisme était en train de s'autodétruire. Qu'il y avait une logique d'austérité salariale combinée avec une explosion financière, et que cela n'était pas tenable. D'après lui, la seule manière dont le capitalisme pourrait se remettre en selle, ce serait de favoriser un important redémarrage de la demande salariale. Et pour cela, il faut une fiscalité redistributive. C'est un peu le principe keynésien, il faut sauver le capitalisme de lui-même.

A quoi peut-on s’attendre ces prochains mois, en termes de mesures et de conflits politiques et sociaux ? 

Lilian Mathieu.- Tout dépend de la conception que l'on a de l'histoire. Il y a une chose qui m'a toujours fasciné, ce sont les vœux de Charles de Gaulle le 31 décembre 1967. Il sort sa boule de cristal et il annonce que l'année 1968 va être une année paisible et prospère. Depuis, plus aucun président n'a fait cela... Tout ça pour dire qu'il y a du hasard dans l'histoire. C'est ce que propose l'historien Paul Veyne : il y a certes des logiques profondes qui travaillent les sociétés. Et nous sommes dans une logique du capitalisme qui voit son affaiblissement et tente de sauver à tout prix son fonctionnement actuel. Et puis, il y a ce que Paul Veyne appelle les causes superficielles: les petites causes peuvent avoir des effets démesurés. C'est par exemple, le 3 mai 1968, le recteur de l'académie de Paris qui sollicite les flics pour évacuer la Sorbonne où il y a quelques dizaines d'étudiants qui font du chahut. Ce recteur a en fait ouvert la boîte de Pandore, pour impulser un cycle de contestation majeur.

Aujourd'hui, on a toutes les conditions structurelles pour qu'une mobilisation contestataire et une remise en cause extrêmement forte du capitalisme arrivent. On a des outils idéologiques qui sont à disposition, des forces militantes encore constituées, et une situation de vulnérabilité du capitalisme. Mais cela ne suffit pas, il manque encore cette «cause superficielle».

Cédric Durand.- Il y a un pronostic à court terme qui est assez simple: la crise va durer, longtemps, plusieurs années, notamment parce que les options choisies par les gouvernements européens sont les pires et vont conduire à des tensions politiques majeures. Lorsqu'on dit que la zone euro peut se disloquer, ce n'est pas surjoué. C'est même assez probable: s'il n'y a pas d'inflexion importante, les tensions – telles qu'on les observe aujourd'hui et telles qu'on les met en œuvre – vont conduire à une explosion de la zone euro. Il est possible que d'ici quelque temps, les gouvernements réagissent et révisent leurs positions.

Il y a déjà quelque chose de certain: cette crise, c'est la fin de la domination de l'Occident sur le capitalisme. C'est le G20, la Chine, on pourrait continuer sur ce thème, c'est incontestable, et c'est déjà une évolution considérable.

Mais il y a un deuxième point sur lequel je souhaite insister: il peut y avoir des scénarii de sortie de crise dans le capitalisme, des choses de type keynésien assez intelligentes, mais qui sont très improbables vu les rapports de force à l'œuvre aujourd'hui. Tout ça ne permettrait que de gagner qu'un petit peu de temps. Au-delà de la crise actuelle, nous sommes dans une logique d'épuisement plus fondamentale du capitalisme, qui renvoie à sa capacité à satisfaire les besoins sociaux.

Pendant les Trente Glorieuses, il y avait une certaine association entre la dynamique d'accumulation du capital et la satisfaction d'un certain nombre de besoins en termes de logement, d'accès à certains biens d'équipements, etc.

Dans la dernière période, on voit un marketing de plus en plus violent s'intensifier pour vendre tout une série de marchandises superflues, tandis que, de l'autre côté, des choses vitales comme l'éducation, la santé, l'accès à un logement, sont de plus en plus difficilement satisfaites. Et d'où vient cette dissociation? Tout simplement du fait qu'il est extrêmement difficile d'accumuler du capital et de faire des profits sur ce que Robert Boyer appelle les productions «anthropogénétiques», c'est-à-dire de l'homme par l'homme. Il y a donc là une barrière extrêmement importante. On pourrait en évoquer d'autres, comme l'environnement. Un pronostic a minima – à une, deux ou trois décennies – c'est que le système tel qu'on le connaît aujourd'hui n'aura certainement pas survécu.

Pour savoir de quoi l'avenir sera fait, on peut finalement se tourner vers ce qui est déjà là, avec le travail d'Elinor Ostrom sur les biens communs qui a reçu le prix Nobel l'an passé [1]. D'un certain point de vue, nous sommes déjà en avance sur ce système qui se meurt. 

 

[1] Cedric Durand, Le capitalisme est-il indépassable ?, Ed. Textuel, 2010 ; Lilian Mathieu, Les années 70, un âge d’or des luttes ?, Editions Textuel, 2010

Pierre Puchot s’entretient avec C. Durand et L. Mathieu. Entretien publié par le site Mediapart.