Publié le Mercredi 30 juin 2010 à 19h27.

Interview de Florence Aubenas

 

Pendant six mois Florence Aubenas a vécu à Caen et s’est plongée dans le monde de la précarité. Avec le CV d’une femme de 48 ans n’ayant pas travaillé depuis vingt ans, elle a cherché un emploi. Orientée vers le ménage, elle enchaîne les CDD de quelques heures pas semaine pour nettoyer des locaux d’entreprise, faire le ménage sur un ferry. Elle en a tiré un livre le Quai de Ouistreham* qui vient d’obtenir les prix Amila-Meckert et Joseph Kessel. Retour sur une expérience.

Dans l’avant-propos de votre livre, vous écrivez avoir voulu voir la crise de près. Pourtant au fil du livre, certains disent que la crise c’est bidon, encore une manière de faire passer la pilule de nouvelles restrictions... On a l’impression que pour une partie du salariat la crise, ce n’est pas une nouveauté.

Florence Aubenas - Moi j’ai commencé dans une période où, quand on parlait de crise, c’était celle de la sidérurgie. Mais depuis que je suis journaliste, je travaille sur la crise. Quand une crise finissait l’autre commençait. Même si je n’ai jamais été touchée personnellement, il y a toujours eu autour de moi des personnes licenciées qui cherchaient du boulot. Il y avait parfois une bulle, mais en général c’était plutôt la crise. Du coup, on a l’impression de tout savoir sur la crise mais en réalité on n’en sait rien.

Le type qui disait : « On est aux nouilles depuis si longtemps », ça ne peut que sauter au visage. Ces crises successives ont changé quelque chose. Le travail précaire n’est plus un sas de transition. Ce qu’on a cru ou qu’on a voulu nous faire croire. On nous disait « pour l’instant vous êtes jeune ou dans une mauvaise passe, il faut en passer par là pour en sortir, bientôt vous serez embauché à plein temps... » En fait, ce que ça m’a appris, c’est qu’on est installé dans le travail précaire. La précarité est une situation durable, une situation anormale qui est devenue normale. Et l’autre chose qui m’a frappée, c’est la grande défiance vis-à-vis du monde politique et du monde médiatique. Tout ce qui sort de ce cercle n’est vu qu’en termes de défiance par l’ensemble du pays. Quand on vous dit : « la crise mais quelle crise ? C’est encore quelque chose de fabriqué pour nous faire payer », c’est un constat très douloureux à plein de titres différents. Les deux m’ont surpris.

Vous décrivez les conditions de travail et d’accueil dans les Pôles emploi au moment de la fusion. Depuis, il y a plusieurs suicides et encore plus de tentatives. Cela vous étonne ? Vous comprenez pourquoi les agents en arrivent là ?

C’était latent, mais la fusion l’a rendu visible. Ils sont ouvertement malmenés. Quand je suis arrivée, les demandeurs d’emploi gueulaient un peu dans les bureaux et, au bout des six mois, ils avaient tellement percuté que ça se passait mal pour les gens des guichets, qu’ils leur tapaient sur l’épaule, en disant « bon courage », et la situation s’est inversée. Quand vous entendez les gens de Pôle emploi parler entre eux de leur métier, ils parlent d’abattage et de flicage. C’est éloquent. Ils doivent recevoir les gens tous les mois. On imagine que dans l’esprit de quelqu’un qui travaille dans un service à vocation sociale, qui aide les gens à trouver du boulot, cela signifie qu’on les voit une fois pas mois pour les aider. Mais quand on n’a que cinq minutes pour les voir ou encore moins, juste le temps de les faire signer en bas d’une feuille pour prouver qu’ils sont bien venus... ça ne peut être qu’une pointeuse, ça ne peut pas être une aide et ça met les deux personnes dans une situation très inconfortable, que ce soit ceux qu’on a fait déplacer – à Caen il faut parfois une demi-journée d’autobus pour venir – ou les agents. Ce n’est satisfaisant pour personne et tout le monde en est conscient. Vous avez deux désespoirs l’un en face de l’autre.

Pourtant, les demandeurs d’emploi se révoltent peu et ils développent même une sorte de système D.

Aujourd’hui, le marché de l’emploi ne permet pas la révolte, ce qui est déjà un mot fort, mais même la contestation est difficile. Quand on voit que le médiateur de Pôle emploi qui avait été nommé l’an dernier a démissionné parce qu’il ne peut pas faire son boulot, on comprend que celui qui y travaille ne peut rien faire. Et on rentre dans les questions de travail précaire, avec deux heures par-ci par-là, l’obligation de montrer sa bonne volonté pour continuer de percevoir les indemnités, tout ce système où il faut montrer qu’on n’est pas un fraudeur. Comme si deux millions de personnes s’amusaient à s’inscrire au chômage pour se la couler douce. La possibilité de révolte n’existe pas aujourd’hui parce que le travail précaire a précisément été créé pour qu’on ne puisse pas s’y défendre. Ce travail qui est légal mais sauvage et dérégulé, c’est parce que les syndicats n’y ont pas prise, les prud’hommes, l’inspection du travail non plus... toutes les armes traditionnelles des salariés n’y fonctionnent pas.

Très vite, vous avez été suivie par un prestataire privé. Était-ce très différent de Pôle emploi ?

On pourrait imaginer que Pôle emploi a un savoir-faire incomparable et que plus les dossiers sont durs et plus c’est à eux de les traiter. Mais les choses sont ainsi faites que plus c’est compliqué, plus on le confie à d’autres. Dès lors qu’il y a certaines catégories ciblées comme c’était mon cas, des gens éloignés de l’emploi parce qu’ils n’ont pas travaillé depuis longtemps ou rentrant dans des plans régionaux particuliers, ou faisant partie de gros licenciements dans les entreprises où se négocient des stages de conversion… tous ces dossiers spéciaux sont dirigés vers des cabinets privés. C’est assez paradoxal. Ce qui pourrait être le plus intéressant pour les conseillers de Pôle emploi, ce n’est pas pour eux. Les conseillers Pôle emploi doivent traiter entre 170 et 200 dossiers chaque mois, alors que moi, j’étais reçue une heure tous les quinze jours, c’était beaucoup.

À part Victoria et Fanfan qui ont une (mauvaise) expérience du syndicat dans les années 1980, les syndicats sont absents de votre livre.

Encore une fois, ça été fait pour qu’ils ne puissent pas intervenir. Ce sont de grosses machines qui interviennent dans les grosses entreprises, administrations… mais quand il s’agit d’aller voir trois femmes qui font le ménages à 4 heures du matin ou quand on dit à ces femmes de passer au local, alors qu’elles ont déjà du mal avec leurs horaires, leurs déplacements etc. ça ne peut pas marcher. De plus, la culture syndicale n’existe pas et elle est aujourd’hui difficile à acquérir. On ne croise rien ni personne et on se sent exclu des syndicats. Il se cultive une espèce de rivalité des misères : les syndicats ont décroché 10 000 euros pour leurs mecs quand ils se sont fait licencier – et c’est bien le moins – mais les précaires pensent : « nous on n’a rien quand l’entreprise ferme », une division de plus sur laquelle ceux qui ont intérêt vont taper.

Victoria a eu cette culture car son mari était syndiqué, mais c’est assez exceptionnel et ça n’a pas continué à prendre.

Vous avez déclaré au cours d’un entretien que toutes ces choses que vous aviez vécues, vous les connaissiez déjà confusément. Mais vous attendiez-vous à cette hiérarchie dans les travaux peu qualifiés ? Et comment avez-vous vécu l’invisibilité des femmes de ménage ?

Pas vraiment. On ne se rend pas compte. Quand j’ai postulé à une place de caissière, c’était comme si je demandais un poste de chef de cabinet...

Quant à l’invisibilité, c’est très impressionnant, c’est presque le plus frappant. À tous les niveaux, du stade le plus bas – quand vous êtes à 5 heures du matin en train d’essayer de débrancher l’alarme dans une entreprise, on vous demande d’être invisible – jusqu’à la fin, au bout de la chaine, quand une boîte est liquidée, on entend à la radio que 200 salariés sont licenciés, mais vous vous n’apparaissez même pas dans les chiffres des victimes. On ne fait déjà plus le compte des intérimaires qui travaillent là depuis des mois et des externalisés. Donc, à tous les bouts de la chaîne, vous n’êtes nulle part. Vous êtes hors-radar. Quand on va parler des débats sur les retraites, on ne parle pas de vous, tout est comme ça. Vous êtes invisible et on vous le demande. Quand on veut vous faire un gros compliment, on dit qu’on ne vous a pas vu, pas entendu. Et vous n’êtes plus non plus dans les chiffres du chômage… C’est effrayant.

On voit aussi que personne ne respecte le code du travail ou les conventions collectives.

Certains ignorent le code du travail. Il y a peu de moyen de se défendre. On ne va pas aller aux prud’hommes pour deux heures sup’ non payées. Les outils de défense ne sont pas adéquats, on vous fait miroiter la possibilité de rester dans l’entreprise. Pour cela, il ne faut pas se mettre à dos les employeurs. Les gens ont déjà du mal à prendre un tract dans la rue.

Mais dans toutes les strates de la société, ceux qui sont contrôlés, ce sont les demandeurs d’emploi et les précaires – et ça on vous le dit à Pôle emploi – il n’y a aucun contrôle de l’employeur. Quand on voit un titre dans un journal : « Grosse fraude à Pôle emploi », ce ne sera jamais un patron, ce sera toujours un pauvre type qui aura touché trois mois de trop ou même un arnaqueur, mais toujours quelqu’un en demande d’emploi. C’est d’autant plus rageant qu’un tas de grilles ont été négociées, par exemple dans le ménage la convention collective prévoyait, en 2009, 9,04 l’heure ce qui est plus que le smic (8,71, en 2009). Et cela compte quand on est à quelques euros près…, mais les employeurs n’appliquent jamais cette règle.

On peut se demander comment une agence comme Pôle emploi accepte de passer des annonces qui ne sont pas conformes aux règles. Mais s’ils ne le font pas, l’employeur menace d’aller passer son annonce ailleurs. Et comme ils sont aussi notés sur le nombre d’offres qu’ils arrivent à publier, ils préfèrent avoir ça que rien du tout. Comme ce n’est pas contrôlé… rien ne change. Les entreprises jouent et sur-jouent de toutes les politiques publiques qui prévoient des abattements pour les entreprises, et tout le monde accepte en disant que mieux vaut un travail de merde que du chômage.

Même les garde-fous ne sont pas opérants.

Vous racontez que la manif du 19 mars 2009 a été massive, mais que quelques semaines plus tard, tout retombe, plus personne ne manifeste.

Les gens sortent à un moment parce qu’il y a une peur, une émotion. Ce qui était frappant, c’est qu’il y avait peu de revendications, pas de banderoles qui réclamaient quelque chose. C’était une manif d’émotion, même si c’est pas ce que voulaient les organisateurs. Ça ressemble à des marches blanches. Aujourd’hui, ce que signifie une marche, une manif, est différent. C’est moins un outil pour organiser la lutte qu’une façon de montrer la couleur du ciel social.

Un jour les syndicats appellent et sont débordés, le lendemain, il n’y a personne. Aujourd’hui, les manifestations comme la grève, ce sont des choses très importantes mais de plus en plus compliquées à manier. Les gens ont l’impression que ça ennuie le bas de l’échelle mais pas les puissants.

Il y a un tas de malentendus autour de ce qu’est une grève, à quoi ça sert à quoi ça rime… Il y a un monde syndical de protestation à réinventer, comment on proteste, qu’est-ce qu’on demande. Je le dis avec beaucoup de respect pour les syndicats – heureusement qu’il y a des syndicats en France – mais une réflexion est nécessaire autour de ça.

Les gens que vous avez rencontré sont éloignés de la politique.

Absolument éloignés. Pour eux, c’est quelque chose qui ne les concerne pas. Pendant longtemps, il y a eu un vote de protestation, qui s’est porté sur le FN ou sur le non au référendum. C’était une protestation générale contre un fonctionnement. Mais comme le disait quelqu’un : « on a voté Le Pen, on nous a dit que ça n’allait pas, on a voté non au référendum, on nous a dit que ça n’allait pas, on a voté Sarkozy et maintenant on nous dit que ça ne va pas… »

Même quand ils voudraient faire un bras d’honneur, ça ne sert à rien… il y a une difficulté à se faire entendre en politique. Les voix discordantes ne peuvent plus se faire entendre. Ça vaut aussi pour le NPA. Dès qu’on n’est pas dans le massif, on ne peut pas exister. On a un gros problème avec ce qui est minoritaire, les voix minoritaires ne sont pas respectées.

Sur le ferry, vous avez rencontré Mimi, qui est une transsexuelle et qui était très bien acceptée. Cela vous a étonné ?

Ça m’a beaucoup frappée. Quand je suis arrivée à Libé en 1985, il y avait des transsexuels et je trouvais ça super. On avait des idées et on les appliquait, et j’en étais très fière… mais je pensais que c’était possible parce que c’était Paris et des gens de gauche.

J’arrive sur ce ferry vingt ans plus tard, il y a cette fille qui est la mascotte du ferry, elle est belle. On parlait d’invisibles, mais les passagers veulent se faire photographier avec elle. Alors que nous, on nous dit de disparaître, elle est rayonnante.

Après deux mois, au détour d’une conversation je comprends qu’elle est transsexuelle, et moi qui était fière de Libé, je me décroche la mâchoire ! Et je me fais moucher par mes collègues de travail avec lesquelles je fais les toilettes qui me disent « Qu’est-ce que tu peux être bégueule ! Nous on l’aime comme ça, c’est la plus belle... »

Je trouvais ça merveilleux. Parfois la vie va plus vite que les têtes. Si vous faites un sondage en France : « Accepteriez-vous de nettoyer les toilettes d’un ferry avec un transsexuel ? », il y aurait très peu de volontaires. On fait des faux débats sur l’identité nationale qui tirent les gens vers le bas, mais dans la vie ça se passe bien mieux. Si les gens vivaient comme ils votent, le pays serait à feu et à sang. En fait, j’ai trouvé ça très rassurant. Les gens la connaissent depuis qu’ils étaient enfants, et pour tous le monde, elle est la plus belle. Si vous faites une remarque vous êtes le con. Une claque que vous êtes content de prendre.

Au début du livre on vous déconseille d’aller sur le ferry.

Exactement. En fait il y a une dimension du travail souvent écrasée, même à gauche. Quand on lit Germinal, on trouve toujours que c’est le malheur à l’état pur et on croit que quand on va fermer les mines tout le monde va se mettre à danser la Carmagnole. Et en fait non, quand les mines ferment on pleure. Quel que soit le boulot, sa dureté et même l’humiliation, il y a une dimension identitaire et de fierté. Dans le ménage, des femmes veulent faire carrière. La dignité et l’identité au travail sont très importantes même dans les travaux précaires ou les plus durs, les gens y revendiquent les mêmes choses que dans les autres.

Quand le travail est dur, on en bave et on se rend compte assez vite que si on ne se tient pas les coudes, on ne pourra pas s’en tirer. C’est une vraie générosité, une vraie solidarité.

Quel est votre bilan de cette expérience ?

Je tire toujours des bilans mitigés. Par exemple, j’ai fait un livre sur Outreau, c’était un rêve de journaliste. On croit que ça va servir à quelque chose. Je pense que c’est important d’informer pour changer la vie. Les gens d’Outreau ont été acquittés, ils ont été reçus, il y a eu une mission parlementaire. À la fin, l’Assemblé nationale a voté une nouvelle loi pour que ça n’arrive plus jamais qui devait être appliquée en 2011. Elle ne le sera jamais.

Les bons sentiments après ce genre de choses, j’en suis un peu revenue. Les décideurs politiques et économiques qui vont changer les choses… ça ne marche plus comme ça. Mes dernières illusions sont tombées. Ce que je voudrais avec ce livre, c’est que chacun à son niveau fasse que cela change. Que ceux qui emploient les femmes de ménage précaires, les fassent au moins venir à des horaires normaux. Des hommes politiques m’ont reçue, pourquoi pas ? Ça fait plaisir que le livre soit reconnu, mais si cette précarité concerne tout le monde tout le monde doit s’en occuper.

Sur le ferry, aujourd’hui, les heures supplémentaires sont payées. Ça peut paraître dérisoire, mais je crois plus aux multiples petits changements qui finissent par changer l’ensemble. Il faut que le relais soit pris par chacun.

Propos recueillis par Dominique Angelini

*Le Quai de Ouistreham, Éditions de l’Olivier, 270pages, 19 euros.