Publié le Samedi 23 octobre 2010 à 17h13.

Où va la crise ?

En se fondant essentiellement sur la production et l’emploi, le National Bureau of Economic Research (NBER) vient de calculer que la récession américaine a duré dix-huit mois, de décembre 2007 à juin 2009, « soit la plus longue depuis la Seconde Guerre mondiale». La précédente avait duré de mars à novembre 2001. Mais la fin de la récession ne signifie absolument pas la fin de la crise. La reprise de la croissance, survenue fin 2009, a non seulement été éphémère, mais elle n’a pas amélioré l’emploi. Quelles sont les difficultés du «redémarrage» de la puissance dominante? Pourquoi la crise risque-t-elle de reprendre une nouvelle impulsion à partir du lieu même d’où elle avait surgi en 2006, l’immobilier américain? Quelle est l’évolution de la situation mondiale?

En 2009, aux États-Unis, le PIB a diminué de 2,4 %1. Avec le retour de la croissance survenu fin 2009, et confirmé début 2010, certains annoncent la reprise. Mais la consommation de services ralentit tandis que le déficit commercial se creuse. La croissance du deuxième trimestre 2010 (+1,6 %) est plus faible que celle du premier trimestre (+3,7 %), elle-même plus faible que celle de la fin 2009 (+5 %).

La persistance d’un chômage de masse

Cette décélération intervient alors que l’économie américaine fonctionne avec 8 millions d’emplois de moins qu’en 2008. En effet, la restauration rapide des profits s’est faite par la destruction de capitaux et par l’accroissement de « l’armée industrielle de réserve ». Certes, durant les cinq premiers mois de 2010, la tendance s’est inversée : des emplois ont enfin été créés. Mais la plupart d’entre eux étaient des postes temporaires liés au recensement décennal qui a lieu cette année aux États-Unis. Les tendances négatives de fond sur le marché de l’emploi ont donc rapidement resurgi. Ainsi, on a enregistré une destruction nette de 233 000 postes de juin à août.

Quant au bref recul du taux de chômage, il traduisait surtout un phénomène de découragement et d’exclusion. Faute de perspectives, de nombreux travailleurs sans emploi ne font plus de démarches sur le « marché du travail »2. Lorsque le taux de chômage officiel diminuait, l’indicateur incluant les « chômeurs découragés » augmentait ! Les États-Unis traversent une crise sociale majeure. Depuis la Seconde Guerre mondiale, un tel chômage n’avait été observé que deux fois : brièvement en 1975 et plus longuement en 1982-1983. Les États-Unis ne possèdent pas d’amortisseurs sociaux comparables à ceux d’un pays comme la France. Or, le chômage de masse va durer : le taux officiel (remonté à 9,6 % en août) pourrait dépasser 10 % l’an prochain. L’administration Obama table ensuite sur un taux de 8,2 % en 2012 (et 5,2  %... à la fin de la décennie !).

Redémarrage difficile

La persistance du chômage de masse s’explique bien sûr par la profondeur de la crise actuelle, elle-même liée à la brièveté de la précédente. Le report des contradictions du régime néolibéral a engendré une accumulation de déséquilibres. Pendant 25 ans, la croissance américaine a été stimulée par la forte demande de consommation. Le taux d’épargne des ménages a chuté et le déficit extérieur courant a augmenté plus vite que le PIB. La surconsommation américaine s’est nourrie de l’épargne mondiale3.

Durant les années 1990, cette consommation était stimulée par l’envolée des cours de Bourse. Les actions figuraient dans le patrimoine d’une part croissante des ménages américains. Or, il suffit que chacun considère la valorisation de son capital fictif comme une richesse pouvant être liquidée à tout moment pour créer un « effet richesse ». Cet effet repose évidemment sur une illusion : la production ayant augmenté bien moins vite, tous ne peuvent convertir leurs chiffons de papier en pouvoir d’achat. Mais l’effet, lui, est bien réel : la part de la consommation a augmenté. Après la crise de la « nouvelle économie », la bulle s’est déplacée vers l’immobilier. Ce transfert a été encouragé par la baisse drastique des taux d’intérêt. Les ménages s’endettent. Entre 2000 et 2006, le taux de croissance annuel moyen de l’encours des crédits immobiliers était de 13 %. Soit un doublement sur la période.

Avec la crise actuelle, le taux d’épargne se met à augmenter. Les autorités américaines y voient le signe d’une résorption des déséquilibres. On observe toutefois une baisse de ce taux durant le second semestre 2009. Cela correspond précisément à la période de redressement spectaculaire de la croissance du PIB. Depuis, le taux d’épargne est reparti à la hausse et la croissance du PIB décélère. Le retour de la croissance n’était donc pas dû à l’émergence d’un nouvel ordre productif mais au fugitif retour vers l’ancien. Aussi la reprise fut-elle éphémère. Pour que la bulle continue de se dégonfler, le taux d’épargne doit remonter mais alors la récession menace. On voit mal comment les ménages pourraient maintenir leur consommation malgré les baisses de revenu provoquées par le chômage et malgré la baisse de patrimoine provoquée par la crise immobilière.

Immobilier: de nouvelles menaces

Dès 2006, l’investissement résidentiel des ménages américains amorçait sa contraction. Depuis, l’intervention publique n’a cessé de croître pour essayer d’endiguer les effets de la surproduction immobilière. La Réserve fédérale américaine (Fed) détient au moins 
1 300 milliards de dollars en obligations hypothécaires. La plupart des nouveaux prêts bénéficient du soutien de l’État. Les crédits d’impôts ont incité certains ménages à avancer leurs achats. Mais les récentes statistiques confirment ce que l’on pouvait deviner : au-delà de cet effet d’anticipation, le secteur immobilier est toujours en crise.

En mai 2010, la suppression d’un dispositif d’aide fiscale a suffi à faire chuter tous les indicateurs. Les mises en chantier ont reculé de 10 %, ce qui n’était pas arrivé depuis quatorze mois. Les ventes de logements neufs ont chuté de 36,7 %, soit la plus forte baisse jamais enregistrée depuis la création de cette statistique. Le petit rebond observé en juin a été immédiatement effacé par une nouvelle baisse en juillet. Au-delà des variations conjoncturelles, le décor demeure inquiétant : près de 1,3 million de logements neufs avaient été vendus en 2005, seulement 276 000 l’ont été ces douze derniers mois. Et «la demande d’espaces commerciaux ou industriels demeure déprimée» note la Fed. Les dépenses de construction sont au plus bas depuis dix ans. Même le marché de l’ancien s’effondre : les ventes ont baissé de 27 % en juillet.

Par rapport à la demande solvable, le capital immobilier demeure donc pléthorique. Un trait essentiel des crises capitalistes est que cette abondance se traduit socialement par l’appauvrissement de la population et non par la satisfaction de ses besoins. Entre le dernier trimestre 2009 et le premier trimestre 2010, le nombre de saisies a bondi : +18,6 % de nouvelles procédures, +8,5 % de saisies en cours, +18,5 % de saisies effectuées ! En trois mois, plus de 150 000 ménages ont été expulsés. On en prévoit 1 million dans l’année. Certes, le Home Affordable Modification Program (HAMP) permet, pour les ménages éligibles, d’avoir des mensualités réduites grâce à une diminution du taux d’intérêt (jusque 2 %) et un allongement du prêt (jusque 40 ans). Mais l’efficacité du dispositif est très relative : douze mois après le rééchelonnement, plus de la moitié des emprunteurs peinent toujours à payer les mensualités.

La proportion de prêts immobiliers subissant des retards de paiement a légèrement diminué. Mais 12,7 % de 6 000 milliards de dollars, cela représente encore un risque important. Le Congrès a demandé au gouvernement de présenter une loi pour réformer Fannie Mae et Freddie Mac. Ces deux établissements, mis sous tutelle en septembre 2008 et renfloués à hauteur de 148 milliards de dollar depuis lors, soutiennent actuellement la majeure partie du marché. Le secrétaire au Trésor, Timothy Geithner, a affirmé le 17 août : «réparer ce système [du financement de l’immobilier] est l’un des problèmes de politique économique les plus importants et les plus compliqués auxquels est confronté notre pays». S’il a rejeté l’idée d’en revenir au modèle précédent, il n’a pas indiqué quel pourrait être le nouveau…

Une crise mondiale

Pour la puissance dominante, la reprise a donc été éphémère et elle n’a pas amélioré la situation de l’emploi. La crise immobilière connaît une nouvelle aggravation. Quelles en seront les conséquences ? Avec l’effondrement des subprimes amorcé en 2006, la valeur des actifs détenus par les banques du monde entier avait été dépréciée en 2007. Là encore, il faut s’attendre à une crise bancaire. Mais au-delà, les mêmes causes produiront-elles les mêmes effets ?

En 2008, la crise s’était non seulement aggravée aux États-Unis, mais elle était devenue mondiale. Cela signifie en fait deux choses. Premièrement, le capitalisme mondial ne peut pas repartir « comme avant ». Le modèle global, dans lequel la consommation américaine tirait les grands pays émergents qui prêtaient en retour aux États-Unis, a atteint ses limites. Deuxièmement, en 2008 la crise s’était transmise aux autres États du centre, principalement par le capital bancaire, et à la majeure partie de ceux de la périphérie, principalement par le commerce. Le PIB mondial s’était effondré fin 2008 et début 2009. Il faut donc tenir compte d’une situation radicalement nouvelle. En particulier, l’Europe est dans une sérieuse crise économique et politique. La transmission risque d’être plus grave et plus rapide que par le passé car les attaques contre les titres grecs ont révélé les profondes contradictions de la construction européenne4. Le plan de sauvetage de 750 milliards d’euros est un pansement sur une jambe de bois. Quant à l’économie chinoise, la surproduction menace, en particulier dans le secteur immobilier.

Enfin, les deux années écoulées ont montré à quel point les classes dominantes sont prisonnières de leur propre système, fondé sur la recherche du profit. Partout les dirigeants capitalistes ont accru la dette publique pour sauver le système bancaire et stimuler la demande. Mais partout ils sapent leurs propres efforts, en faisant payer les travailleurs pour restaurer les profits. Que reste-t-il aujourd’hui des beaux discours sur la refondation du système ? Pas grand-chose, si ce n’est l’émission de nouvelles dettes. La crise des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une immense accumulation de titres pourris, de créances douteuses et de dettes publiques. Dans la période actuelle, l’analyse de ces dettes est donc le point de départ de tout mouvement de résistance. Face à la guerre sociale et aux plans d’austérité, la population ne peut se défendre sans refuser de payer pour les exonérations fiscales, pour les pertes des banquiers ou pour les achats d’armes. Elle ne peut éviter la régression sans intervenir directement dans la gestion de société, sans s’immiscer dans les comptes de l’État et des entreprises.

Philippe Legé

1. On trouvera les références statistiques de cet article dans une version disponible sur le site de Contretemps : http://www.contretemps.eu/interventions/etats-unis-plus-longue-sera-crise

2. Le même phénomène explique la baisse du taux de chômage (de 9,9% à 9,7%) survenue au deuxième trimestre 2010 en France: http://www.alternatives-economiques.fr/dans-les-coulisses-de-la-baisse-du-chomage_fr_art_633_50380.html

3. Lire Michel Husson, États-Unis : la fin d’un modèle, La Brèche n°3, 2008 http://hussonet.free.fr/usbrech3.pdf et Isaac Johsua, La grande crise du xxie siècle, une analyse marxiste, La Découverte, 2009.

Lire Michel Husson, Euro : le ver était dans le fruit, Le Snesup n°586, juin 2010. http://hussonet.free.fr/snesup7.pdf .