À la faveur d’une « année France-Russie 2010 » par ailleurs sans relief, les « chefs-d’œuvre de la galerie Tretiakov » présentés au musée de la Vie romantique (Paris, jusqu’au 16 janvier 2011) viennent rappeler comment s’est formé l’esprit révolutionnaire russe. «Orthodoxie, autocratie, nationalité ». Cette devise ne fut créée pour Nicolas ier (1825-1855) qu’en 1834 par son nouveau ministre de l’Instruction, Ouvarov, mais elle résume malheureusement le climat d’oppression dans lequel écrivains, poètes et artistes russes tentèrent malgré tout de s’exprimer durant la première moitié du xixe siècle, période d’affirmation du romantisme russe qu’illustre cette exposition. Depuis l’incendie de Moscou par les Français et la Guerre patriotique qui les repoussa, telles avaient été déjà les règles politiques d’Alexandre ier (1801-1825), considéré comme plutôt libéral antérieurement. Sa mort sembla le moment voulu pour imposer une constitution et des réformes, grâce au soulèvement des troupes de Pétersbourg en décembre 1825. Signant les débuts au pouvoir de Nicolas ier, la répression des Décembristes se poursuivit sans pitié pendant des années et rallia à la révolution nombre de témoins, comme Alexandre Herzen alors âgé de 13 ans. Sachant ce qu’avaient de décisif les échanges avec l’étranger, Joukovski avait commencé à traduire les romantiques anglais dès 1802, pris en 1808 la direction du Messager de l’Europe et publié en 1814 dans la même revue un poète de 15 ans, Alexandre Pouchkine, créateur de la littérature russe. Il ne cesserait de l’encourager et de le protéger du tsar et de sa police secrète résolus à l’emprisonner ou à le déporter, tout comme il soutiendrait Lermontov et Gogol. Seul ce dernier put voyager en Europe à son gré, n’étant pas aussi radical. Pour les peintres, le régime était différent, et les plus prestigieux, chanceux ou introduits d’entre eux furent admis à sortir de Russie. Brioullov, Kiprenski et Chtchédrine sont de ceux qui ont le mieux exprimé leur vision romantique de l’Italie, « patrie de l’art et de la liberté, l’antithèse de la Russie du servage », selon une excellente formule du catalogue. Le romantisme, « antithèse légitime » au monde bourgeois et à l’autocratie, écrirait Marx en 1858. À Paris, les peintures, sculptures et dessins prêtés par la galerie Tretiakov (collection d’œuvres exclusivement russes réunie à partir de 1856 par un industriel du textile, donnée en 1892 à la ville de Moscou et devenue plus tard musée national) ne marquent pas toujours de façon aussi éclatante l’esprit rebelle des élites russes ralliées au romantisme, leur haine du despotisme et leur indignation contre le servage. L’exposition et le catalogue présument d’ailleurs un peu trop du public français et de ce qu’il pourrait savoir de l’insurrection décembriste ou des cercles semi clandestins des aristocrates libéraux pétersbourgeois (Arzamas, Lampe verte, Ligue du Bien public) où elle s’est préparée, avec des déclarations matérialistes et athées que prolongeaient parfois des débauches défiant l’Église, le tsar, les « bonnes mœurs » et l’idéologie de leur propre société. Selon les meilleurs spécialistes, c’étaient bien des aspirations libertaires qui s’exprimaient là et qu’on lit toujours dans les écrits de l’époque ayant survécu à la censure, en premier lieu ceux de Lermontov et de Pouchkine. « La lampe de l’espoir est allumée », avait écrit ce dernier à plusieurs des futurs Décembristes représentés dans cette exposition, et elle a continué à briller malgré et contre la répression. Gilles Bounoure
Crédit Photo
Galerie Tretiakov, Moscou.