Publié le Lundi 17 janvier 2011 à 20h39.

Derrière la crise européenne, c’est la crise mondiale qui continue

Sommet du G20, divergences d’orientation au sommet de l’État américain, situation européenne : les évènements survenus en novembre et décembre marquent une nouvelle étape de la crise mondiale. Loin d’être en voie de résorption, celle-ci a connu de nouveaux développements qu’illustrent les menaces de guerre des monnaies, les contradictions qui marquent la conduite de la politique économique des États-Unis ainsi que les tentatives velléitaires de coordination des politiques des pays européens. De cette situation chaotique, une seule constante émerge : la volonté des classes dominantes d’utiliser la crise pour démanteler les acquis sociaux

En 2008-2009, les gouvernements ont agi par des aides massives au système bancaire et par des mesures de soutien de la demande : aides aux entreprises, investissements publics et quelques mesures sociales, en général limitées. Cette action, coordonnée tant bien que mal, a permis d’éviter l’effondrement du système financier et mis fin à la contraction de la production. Alors est venu le temps de l’autosatisfaction des dirigeants, se congra­tulant d’avoir gagné sur les forces maléfiques, ce qui allait permettre aux affaires de reprendre - « business as usual » - dans un système non réformé, tandis que travailleurs et chômeurs allaient continuer de payer la note.

Une forte instabilité potentielle demeure

Mais cette phase de sérénité n’a eu qu’un temps. L’arrière-plan qui a entraîné la crise financière de 2008 et la récession de 2009 reste sensiblement le même.

Les capacités de production demeurent sous-employées : le taux d’utilisation des capacités de production dans l’industrie reste bas dans les pays de l’OCDE et aux États-Unis, en Espagne, en Irlande, des centaines de milliers de logements restent inoccupés.

Des incertitudes majeures continuent de peser sur le système bancaire : les grandes banques ont, pour la plupart, satisfait aux « stress tests » organisés en juin et juillet derniers. Mais le cas des banques irlandaises montre qu’en fait, de nombreux cadavres restent dans les placards. La demande des ménages est tou­jours affaiblie par le chômage et les restrictions de revenus.

Et, par ailleurs, les finances publiques se sont dégradées dans bon nombre de pays, du fait des conséquences de la crise sur les recettes, des charges liées au soutien aux banques mais aussi des cadeaux fiscaux faits depuis des années aux entreprises et aux ménages aisés. L’augmentation des dettes publiques réduit les marges de manœuvre des États et, par contre, élargit les perspectives de gains et de spéculation des banques qui jouent un rôle d’intermédiaire dans le placement de la dette publique et en détiennent directement d’énormes quantités.

Tout cela contraste avec la capacité des financiers et des grandes firmes à maintenir des profits élevés. Ils le font en déplaçant l’impact de la crise vers les salariés (limitation des salaires, pertes d’emploi), les ménages (ceux-ci, notamment aux USA, se sont endettés pour acheter un logement ou ont des retraites dépendant de fonds de pension) et, dans un certain nombre de cas, les sous-traitants de l’industrie ou du BTP qui, eux-mêmes, tentent de reporter le plus possible les conséquences sur leurs propres salariés.

Cet arrière-plan, potentiellement instable, laisse au mieux augurer une croissance faible en Europe et aux États-Unis, avec la persistance d’un chômage élevé. Même cet horizon peu enthousiasmant est affecté de fortes incertitudes, surtout en Europe1. En effet, une situation économique ne peut jamais être analysée indépendamment des capacités des dominants à mener une politique cohérente. Et l’on constate que des contradictions majeures marquent désormais les politiques économiques sur trois points : la régulation des changes au niveau international, la conduite de la politique économique américaine et la coordination économique au sein de l’Union européenne.

Le spectre de la guerre des monnaies

Le taux de change constitue un sujet de discorde entre les États-Unis et la Chine depuis plusieurs années. Les États-Unis incriminent la sous-évaluation du yuan chinois dans le creusement de leur déficit commercial, alors qu’il renvoie aussi à des causes internes comme l’importance de la consommation des ménages. Certes, le taux de change extérieur du yuan est largement contrôlé par le gouvernement chinois. Mais, dernière la compétitivité des marchandises chinoises, il y a avant tout l’exploitation des salariés par les entreprises chinoises – souvent sous-traitantes de firmes occiden­tales – et étrangères implantées en Chine. Et celles-ci n’entendent pas laisser ébrécher les profits qui en résultent : ainsi, en 2006-2007, les chambres de commerce européennes et américaine en Chine se sont directement mêlées de la discussion sur la réforme de la loi concernant le contrat de travail, exprimant leur refus de dispositions qui auraient « trop protégé » les salariés.

La Chine est donc soumise à de fortes pressions pour laisser monter le taux de change du yuan par rapport au dollar. Elle y résiste, non seulement parce que le gouver­nement chinois est, pour une part, le fondé de pouvoir des entreprises capi­talistes, chinoises ou non, opérant sur le territoire chinois, mais aussi parce qu’il craint que des difficultés à l’exportation n’entraînent une montée du chômage et de l’instabilité sociale.

Lors de la réunion du G20 qui s’est tenue à Séoul les 11 et 12 novembre, une proposition alternative a été mise sur la table à l’initiative de Washington : les pays réalisant des excé­dents ou des déficits extérieurs excessifs (égaux ou supérieurs à 4 % du produit inté­rieur brut) devraient prendre des mesures de rééquilibrage. Cet habillage des propo­sitions américaines permettait de ne pas viser uniquement la Chine. Aucune décision con­crète d’importance n’est finalement sortie de la conférence en raison des contradictions entre les différentes puissances. La « guerre des monnaies » va donc continuer, accentuant l’incertitude de la conjoncture internationale et favorisant les menées spéculatives.

L’incertitude des changes affecte aussi d’autres monnaies : le yen japonais, le réal brésilien et l’euro. En fait, si cela doit continuer, les G20 portant sur l’économie vont commencer à ressembler, avec un langage plus policé, aux conférences sur le climat (Copenhague, Cancun) : beaucoup de paroles et de projets, mais pas de décisions.

États-Unis : y a-t-il un pilote dans l’avion ?

Depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2008, Obama a mené une politique limitée de soutien à l’économie. Celle-ci a été qualifiée de timorée, notamment par le prix Nobel d’économie Paul Krugman qui a mis en cause à la fois les limites quantitatives des mesures de soutien et leur composition : une partie des sommes était consacrée à des allège­ments d’impôt peu efficaces pour conte­nir le chô­mage. Dans le même sens, ont été critiqués la faiblesse des mesures de régulation bancaire, les limites de la réforme de la santé et le manque de protection des ménages victimes des saisies immobilières. Certes, la croissance est repartie depuis le 4e trimestre 2009, mais son rythme est insuffisant pour faire baisser le taux de chômage. Celui-ci a même recommencé à augmenter et s’est établi à 9,8 % en novembre 2010.

La crise a entraîné une forte progression du déficit budgétaire américain : 9,1 % du PIB en 2010. Ce déficit a été un des principaux axes de campagne des républicains qui n’ont toujours pas digéré l’élection d’Obama à la présidence. Dans le même temps, Obama s’est avéré incapable de mobiliser une partie des couches populaires et des jeunes qui l’avaient soutenu, il y a deux ans. Les élections du 2 novembre dernier ont donc été marquées par une victoire des républicains parmi lesquels les éléments les plus à droite sont à l’offensive.

Le résultat est un curieux découplage entre la Fed (la Banque centrale américaine) et les autorités politiques. Le président de la Fed, Ben Bernanke, multiplie les déclarations sur la fragilité de la situation et la nécessité de lutter contre le chômage. Le 2 novembre der­nier, la Fed a décidé de racheter pour 600milliards de bons du Trésor émis par l’État américain. Cela équivaut à créer de la monnaie et à faciliter la distribution de crédit à un taux modéré aux entreprises et ménages américains. Le problème est qu’il n’est pas certain que les Américains vont se remettre à consommer et investir. Et ces dollars supplémentaires peuvent très bien alimenter la spéculation tout en faisant baisser le dollar.

Mais, du moins la Fed, avec les instruments qui sont les siens, veut apporter un soutien à la conjoncture. Par contre, le résultat des élections de novembre empêche toute action gouvernementale cohérente. Les républicains sont revenus avec un mot d’ordre central : réduire le déficit budgétaire tout en mainte­nant les mesures de baisses d’impôt en faveur des contribuables les plus riches. On reconnaît là une parenté certaine avec la démarche de Sarkozy en France... Obama a fait des concessions majeures : d’abord, le blocage des salaires des fonctionnaires pour deux ans ; puis l’acceptation de la prolon­gation intégrale des réductions d’impôt de Bush et l’étude d’une mesure d’allègement de l’impôt sur les successions. En échange de ces deux dernières mesures, le président a obtenu la reprise du versement des alloca­tions chômage bloquées depuis fin novembre. Ce « compro­mis », qui mécontente une large partie des démocrates, a été conclu le 6 décembre. Dès le lendemain, l’agence de notation Moody’s s’inquiétait de l’impact de la perpétuation des baisses d’impôt sur le déficit budgétaire US !

Europe : payer la dette jusqu’à quand ?

La crise grecque du premier semestre 2010 a montré que l’ère des troubles n’était pas finie sur le continent européen. Mais la tentation était forte de présenter cela comme une affaire de « mangeurs d’olives » qui avaient maquillé leurs déficits, selon l’expression élégante d’un ministre allemand. L’opération de soutien aux banques qui détenaient des titres de la dette grecque a été présentée comme une action de sauvetage de la Grèce.

Avec l’Irlande, c’est autre chose. Le « tigre celtique » était jusqu’à présent vanté comme un modèle. Dès l’automne 2008, il avait mis en œuvre des politiques d’austérité. Simple­ment, le gouvernement irlandais avait aussi décidé d’accorder sa garantie totale aux enga­gements des banques. L’idée était de rassurer les « marchés ». Mais cette décision est revenue comme un boomerang quand la fragilité des banques irlandaises – qui s’étaient lancées dans des opérations hasardeuses dans l’immobilier et à l’étranger, sans que les autorités se préoccupent de les contrôler – a éclaté au grand jour. Au point que la garantie accordée a transformé le déficit budgétaire en abîme : 34 % du PIB en 2010 !

Fin novembre, la violence de la spéculation contre l’Irlande a été attisée par des déclarations de la chancelière allemande, Angela Merkel, qui avait laissé entendre qu’il serait juste que, lors de prochaines éventuelles interventions pour faire face à une crise de type grecque, les créanciers privés soient également mis à contribution. Angela Merkel ne peut être soupçonnée du moindre anticapitalisme : son problème, ce sont les électeurs allemands. Mais elle avait ouvert la porte à l’hypothèse que les dettes publiques européennes n’étaient pas garan­ties à 100 % pour les banquiers qui avaient gagné des sommes conséquentes en acqué­rant des titres d’État porteurs d’intérêts. Immédiatement, la spéculation s’est déchaî­née et le gouvernement irlandais a été sommé de mettre en place une rigueur accrue – ce qu’il a fait en réduisant les dépenses sociales… mais en maintenant un taux dérisoire pour l’impôt sur les sociétés – en échange d’une « aide » européenne. Aide qui va, en fait, bénéficier aux banques irlan­daises et aux banques étrangères détenant des titres irlandais. Quant aux suggestions de Madame Merkel, leur application éventuelle a été repoussée à un horizon lointain. Les « marchés » ont gagné. Mais la renégociation des dettes publiques et des engagements des banques est désormais une hypothèse ouverte en Europe.

Le sommet européen des 16 et 17 décembre a décidé de pérenniser un Fonds européen de stabilité financière, ce qui nécessitera une modification du traité de Lisbonne – qui se fera sans doute par une procédure simplifiée sans consultation populaire – et l’augmen­ta­tion du capital de la Banque centrale euro­péenne, qui va continuer à aider les banques. Le 18 décembre, les dirigeants français, allemands et anglais ont demandé un gel du budget européen jusqu’en 2020. Au total : tout pour la monnaie, le soutien aux banques et la rigueur pour les politiques de soutien à l’économie et d’aide aux pays pauvres de l’Union.

Le Portugal et l’Espagne – dotés, comme la Grèce, de gouvernements « socialistes » – se sont à leur tour lancés dans la mise en œuvre de mesures d’austérité. Ces différents pays sont la démonstration que l’appartenance à la zone euro n’est pas la protection contre les désordres économiques, mise en avant lors de l’adoption du traité de Maastricht. À l’intérieur de la zone euro, les crises monétaires sont remplacées par des crises du crédit.

L’austérité est de mise dans toute l’Union européenne à l’image de Fillon assurant dans son discours de politique générale du 25novembre qu’il n’y aurait «plus de dépenses publiques supplémentaires pour relancer la croissance». L’heure est à la compression des dépenses sociales, à la remise en cause des systèmes de retraite et de protection sociale, à la baisse des salaires des fonctionnaires. La généralisation de ces politiques dans l’Union européenne ne peut manquer de casser la croissance, de rendre plus lourde la charge de la dette et, donc, d’inquiéter les « marchés » qui exigeront de nouvelles mesures d’austérité. Ainsi, le 17décembre, la « note » de l’Irlande a été baissée…

La « stratégie du choc »

Le risque de guerre des monnaies, l’inco­hérence du pilotage de l’économie américaine, les interrogations sur les dettes des États européens sont un signe de la profondeur de la crise. Et cette impuissance des bourgeoisies à définir des solutions cohérentes est, en retour, un facteur d’aggravation de la situation.

Mais, au-delà des aveuglements idéologiques néolibéraux, on ne peut exclure que, en Europe notamment, certaines bourgeoisies – ainsi que les gouvernements de droite ou de « gauche » qui en sont les émanations – jouent, sciemment, la « stratégie du choc » : utiliser les crises grecque, irlandaise,… pour faire mettre en œuvre des mesures qui ne passeraient pas en d’autres circonstances et tenter ainsi de remettre définitivement en cause des pans entiers des systèmes de garantie sociale hérités de l’après-Deuxième Guerre mondiale. Qu’importe, après tout, aux classes dominantes, une période de désordre monétaire, une nouvelle récession et quelques millions de chômeurs en plus si cet objectif est atteint  ?

Henri Wilno