Publié le Vendredi 28 janvier 2011 à 23h29.

Tombeau pour la classe ouvrière ? (par Henry Clément, Anne Moyrand et Lisbeth Sal, Contretemps n°5)

Rudi marque un temps:

– Je n’ai pas besoin de vous faire un dessin: le mot réforme n’a évidemment pas le même sens pour les patrons et pour nous. Pour le Medef, les libéraux et leurs supplétifs syndicaux, la réforme vise à améliorer une chose: leur compte en banque! Pour nous, ça signifie être mis au placard, être hors service, déclarés hors d’usage!

Une voix interpelle Rudi:

– Tu parles bien, mais ça nous mène où, toutes ces paroles?

– Ça nous mène peut-être à un mot que je préfère au mot «réforme», le mot «révolution»…

Les Vivants et les Morts 1.

«Comment expliquer que les ouvriers constituent toujours le groupe social le plus important de la société française et que leur existence passe de plus en plus inaperçue?» Depuis les dernières années 1970, la fin de la classe ouvrière est en effet devenue un thème récurrent 2: trente ans que les ouvriers sont censés avoir disparu ou être en cours de disparition... Aux fermetures des usines de textile ont succédé celles des mines, puis de Moulinex, Bata, Lu-Danone, Mark and Spencer... On croyait en avoir fini, et voici qu'à la faveur de la crise on en retrouve encore : les Conti, les Molex, Gandrange… En même temps qu'on enterre les ouvriers et les ouvrières, on enterre la classe ouvrière en tant que catégorie politique, et par extension le marxisme : la fin de l'histoire, qu'ils disaient. Pourtant, depuis le début des années 2000, de nombreux ouvrages font retour sur la classe ouvrière, sur le travail. Avec, signe des temps, un certain succès de librairie. La force de la littérature consiste à s’aventurer au-delà des statistiques, des monographies, des bilans sociaux et des rapports gouvernementaux. En donnant vie tout à la fois à la langue et à des personnages, ils sont un outil d’exploration de notre imaginaire collectif, en même temps qu’ils en façonnent les figures et les contours. Bien sûr, des romans, des bandes dessinées ne sont pas l’exact reflet de la réalité, ne correspondent qu’à une représentation de la vie avec son lot de simplifications ou d’exagérations, mais ils évoquent l’actualité sociale, son évolution, et constituent comme un écho des mouvements en cours.

Dans notre sélection, nous avons cherché à rendre compte de ce «retour» à la littérature ouvrière à travers une diversité d’approches. Les Derniers Jours de la classe ouvrière, Daewoo, Les Vivants et les Morts ou Notre part des ténèbres sont des romansplus ou moins fictionnels; Ouvrière et Putain d’usine sont des témoignages; Le Combat ordinaire, une bande dessinée 3. De plus, chacun des ouvrages choisis s’intéresse à un secteur particulier, allant des mines (Filippetti) à la chimie (Levaray) en passant par l’électronique (Bon), l’électroménager (Magloire) ou les chantiers navals (Larcenet). Certains auteurs ont choisi d'exposer, à travers le prisme de la fermeture d'une entreprise, comment se vivait la fin d'une aventure de plus d'un siècle et demi (Filippetti, Larcenet). D'autres ont davantage cherché à montrer comment les ouvriers et les ouvrières vivaient la fin de leur vie à l'usine (Bon), revenant de manière précise sur le travail (Magloire). Enfin, Mordillat dans Notre part des ténèbres met en scène des ouvriers et des ouvrières en lutte pour leur dignité, sans nostalgie : les personnages sont actifs, la fin du roman est incertaine. En un mot, il montre comment ces ouvriers et ces ouvrières sont encore vivants.

Nous proposons ici de donner quelques éléments pour comprendre les interactions à l’œuvre dans les luttes actuelles, les changements qui s’opèrent au sein de la classe ouvrière 4 et de son imaginaire, et ce en nous appuyant sur des récits fictifs. Car l’évolution de la fiction s’effectue presque conjointement au mouvement social et politique, certaines conjonctures sociales l’incitant peu à peu à modifier ses «codes» littéraires 5. Nous souhaitons observer comment certains romans «prolétariens» d’aujourd’hui rendent visible la classe ouvrière, comment ils rendent compte de ses mutations et de ses luttes et dans quelle mesure ils transmettent une conscience de classe.

Un retour de la littérature ouvrière lié à l’actualité sociale

Selon la formule de Sophie Béroud, la littérature prolétarienneest «une littérature engagée du côté du monde ouvrier, qui ne véhicule pas l’idéologie dominante du capitalisme mais, au contraire, qui parvient à la stigmatiser lorsqu’elle l’expose ou à faire prévaloir une autre vision du monde» 6. Comme une «littérature non conformiste, littérature de combat», disait déjà Léon Gerbe en 1932, définissant son rôle d’auteur prolétarien comme celui de «charger des faits observés, vécus, imaginés d’une émotion humaine telle qu’ils ébranlent profondément par contrecoup l’homme social, l’homme tout court et l’obligent à prendre position en faveur du prolétariat» 7. La tradition de la littérature prolétarienne existe depuis plus d’un siècle, et elle a connu plusieurs âges avant de devenir celle que nous connaissons aujourd'hui. Nous pouvons ainsi déterminer trois moments au XXe siècle: les années 1900, les grèves de 1936, le tournant ouvrier de 1970.

Faisant suite aux sagas familiales d’Emile Zola qui traitent de la classe laborieuse 8, aux romans de Victor Hugo ou de Jules Vallès qui la mettent en scène, de nombreux auteurs, notamment au lendemain de la Première Guerre mondiale, se revendiquent de la littérature prolétarienne, même si chacun se réclame d’un courant différent (l’école populiste de Léon Lemonnier, le groupe prolétarien d'Henry Poulaille 9, ou l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires de Marcel Martinet 10). C’est dans ce cadre que Paul Nizan 11 ou Louis Guilloux 12 publient de nombreux ouvrages de référence de la littérature prolétarienne. En 1936, bien qu’une partie des écrivains – «enlisés» dans des réflexions théoriques – ne se sente pas concernés par le mouvement populaire, plusieurs figures du courant profitent de l’occasion pour restituer dans la littérature les grèves, la constitution du Front populaire, les fêtes et les manifestations. Ce sera notamment le cas de Louis Aragon 13, Louis-Ferdinand Céline 14 et Simone Weil 15. Le thème de la grève y apparaît plus fréquemment, et les auteurs abandonnent peu à peu le misérabilisme qui prédominait jusque là dans ce genre de romans, préférant mettre en scène la lutte collective, et souvent le «folklore» et les clichés qui l’accompagnent (on décrit l’euphorie des grévistes, les bals ouvriers, les drapeaux rouges, etc.) 16. Quant au tournant de 1970, on peut constater que très peu d’ouvrages sont consacrés au mouvement même de Mai 1968 (c’est alors le cinéma qui tient ce rôle); et ces derniers se consacrent plus précisément à la période qui lui fait suite, comme s’il était nécessaire de prendre du recul, et de s’intéresser aux conséquences plutôt qu’au mouvement lui-même… Ce seront pour la majeure partie des établis, ces intellectuels devenus ouvriers, qui vont rapporter leur expérience à l’écrit, sous forme de romans ou de témoignages – Robert Linhart 17, Claire Etcherelli 18, Leslie Kaplan 19 – et ainsi créer un nouveau type de littérature ouvrière, abordant des questions centrales, telles l’aliénation au travail, ou l’autogestion.

Depuis peu, quoique la littérature sociale et ouvrière se soit réduite durant quelques décennies, cette veine réapparaît, notamment par le biais d’ouvriers qui prennent la plume et témoignent de leurs expériences, ou encore parce que des auteurs «de métier» choisissent de travailler sur ce sujet, par le biais de récits de fiction. A envisager les récits ouvriers au regard de la production littéraire et des politiques de publication, un premier constat s’impose : ils se perdent dans le flot de la littérature, et sont rarement mis en valeur par la critique. Si les ouvriers qui écrivent parviennent pour une part à être publiés, il leur est encore difficile d’être connus et reconnus 20. Les auteurs qui abordent ce thème rencontrent un obstacle important: les choix des lecteurs sont en partie façonnés par les politiques des grandes maisons d’édition; celles-ci – sans surprise – montrent peu d’intérêt pour les romans traitant du monde ouvrier, si ce n’est dans le cadre d’une description misérabiliste de sa condition... Ainsi, les lecteurs se tournent plus facilement vers des romans noirs 21, des romans sociaux 22 mettant en scène parmi d’autres personnages un ouvrier, dont la fonction se borne le plus souvent à une représentation de la misère (sociale, économique, culturelle), que vers des romans ouvriers à proprement parler. Peu lus ou peu appréciés par la critique, les récits sur les ouvriers constituent donc a priori une littérature de «second rang». Cette réémergence du roman ouvrier trouve donc sa source dans l’actualité sociale contemporaine. La classe ouvrière se modifie en profondeur, les contradictions du système capitaliste s’accentuent; parallèlement, la littérature en rend compte, et évoque alors à travers les romans ouvriers des thématiques telles que la mondialisation, les licenciements, la précarité de l’emploi, ou «l’ouvriérisation» du secteur tertiaire. Nous l’interrogerons à travers les ouvrages sur lesquels s’est porté notre intérêt.

La littérature comme reconstruction d’un héritage

Nombre d’écrivains ont d’abord à cœur d’évoquer le milieu dont ils sont issus et qui a marqué leur histoire, leur identité: les auteurs de notre corpus sont pour la plupart des ouvriers eux-mêmes, d’anciens ouvriers ou des enfants d’ouvriers (Jean-Pierre Levaray est un ouvrier qui écrit, François Bon a longtemps travaillé dans l’industrie, Gérard Mordillat est un ancien ouvrier, Franck Magloire, Aurélie Filippetti et Manu Larcenet sont tous fils ou fille d’ouvriers). Pour autant, en dressant chacun à leur manière un état des lieux de la classe ouvrière, ils adoptent des points de vue relativement différents. Certains, nostalgiques, choisissent de montrer que la classe ouvrière a disparu, qu’elle est invisible, d’autres la présentent comme une force de résistance tournée vers l’avenir.

Pour les plus nostalgiques, l’élément déclencheur est lié à la disparition d’un proche, la maladie, puis la mort d’un des personnages: le père chez Larcenet et Filippetti, Sylvia chez Bon. Cette évolution marque une rupture assez nette dans les romans ouvriers : auparavant, les auteurs mettaient davantage l’accent sur la mutilation des personnages. La représentation des blessures et des souffrances qu’inflige le monde du travail correspondait à une tentative de rendre concrète la dimension destructrice du processus capitaliste. Par exemple, le roman de Roger Vailland, 325000 francs, était tout entier construit autour de cette tension, du lien à la machine qui absorbe toute l’énergie, jusqu’à l’accident, l’amputation, l’infirmité. Le projet qui sous-tend l’écriture a donc changé puisqu’il s’agit maintenant de reconstituer une histoire passée, révolue. Les auteurs y évoquent une classe et une histoire – souvent familiale – dont ils sont fiers, mais qui est d’un autre temps: on se remémore avec émotion la «figure» de l’ouvrier travaillant à la chaîne, la CGT et le PCF «encadrant la masse», les grèves victorieuses, la famille appartenant à une classe ouvrière unie et solidaire…

Cependant, ces auteurs font le choix de ne retenir que cette réalité – partielle –, refusant d’imaginer que la classe ouvrière ait depuis évolué et se soit transformée, considérant au contraire qu’elle est en voie d’extinction, disparue, obsolète; la conclusion est sans détour: «C’était mieux avant.» Filippetti résume parfaitement cette situation, dans le chapitre «Le mensonge déconcertant», quand elle écrit à propos de son père, âgé et malade 23: «Il lui restait peu de choses, sa conscience, bien maigre pour qui a toujours tenu l’individualisme en horreur. […] Il avait tout cela en travers de la gorge, qui l’étouffait, l’empêchait de respirer, avec son seul poumon, allongé dans ce lit d’hôpital.» A travers cet homme malade et diminué, Filippetti exprime d'abord la fin de la sidérurgie lorraine, qui a effectivement disparu. Mais aussi – le titre et le contenu du chapitre lui donnant une autre ampleur – la disparition du monde ouvrier lorrain devient la métaphore de la disparition de la classe, d’une catégorie que beaucoup voudraient lier indissolublement à l’URSS, ce «pays du mensonge déconcertant». Par glissement – «Gorbatchev pris au piège, en otage, dans sa datcha et lui cloué là sur son lit d’hôpital, impuissant» 24 – ce sont tous ces travailleurs, ces délégués syndicaux, ces militants ordinaires qui sont ravalés au rang d’invalides, de fossiles, derniers témoins d’une époque désormais définitivement révolue.

Finalement, derrière leur démonstration sur la disparition de la classe ouvrière, ce sont eux qui se révèlent, enfants en panne d’un héritage, d’une perspective. Larcenet met bien en scène cette situation, à travers une discussion entre Marco et son frère. Photographe, Marco prépare une exposition sur l’atelier 22, où leur père a travaillé toute sa vie. Le second, qui a des projets dans les jeux vidéo, galère et doit se réinscrire en intérim pour gagner sa vie, tandis que sa compagne est infirmière. Il ne comprend pas l’intérêt que Marco porte à leur passé, à ces histoires d’ouvriers. Lorsque Marco lui explique qu’«à l’époque, il y avait de la solidarité, de la fierté», son frère lui rétorque 25: «De la fierté de victimes, ouais!» C’est aussi ce que ressent Rudi, l’un des animateurs de la lutte que mènent les ouvriers de la Kos et leur famille, lorsqu’il apprend le suicide de Lorquin, vétéran de toutes les batailles syndicales 26: «[…] il lui en veut d’avoir lâché la rampe au moment où il aurait eu le plus besoin de lui. Où tous auraient eu le plus besoin de lui…»

Chez ces mêmes auteurs, la montée de l’extrême droite est mise en scène. Alors que la majorité des ouvriers témoignent de leur dégoût de la politique, refusant d’aller voter pour ensuite se voir imposer de nouveaux plans de restructuration, le Front national commence à progresser électoralement. Dans des villes à forte tradition ouvrière, ce parti parvient à construire une véritable influence. Filippetti, par exemple, s’efforce de saisir cette évolution. A travers deux textes qu’elle entremêle, dont un extrait de Libération, elle revient sur ce paradoxe. «Les prolos de Longwy/racistes ordinaires»? De son côté, Larcenet aborde la même problématique à travers l’échange entre Marco et un de ses amis d’enfance, Bastounet. A l’occasion d’une visite au chantier, il apprend que ce dernier vote désormais Front national. Facho, Bastounet? «J’ai pas viré facho… Je veux juste que ça change…». S’ensuit une véritable engueulade, qui laisse Marco sans voix, les yeux vides. Ce sont deux copains de son père, Pablo et Ümit, qui essaient de lui faire prendre du recul 27: «Il faut pas lui en vouloir, Marco: il est complètement perdu.» «On est tous perdus.» Et lorsque le lendemain, Marco vient renouer le dialogue, son ami d’enfance, qui n’a jamais rien connu d’autre que sa condition d’ouvrier, qui se débat entre sa famille et ses factures, lui fait part de sa détresse 28: «Alors la vérité, c’est que le premier qui passe et qui me dit que ça peut changer, eh ben je vote pour lui.» La planche se conclut sur un plan large des chantiers où tours, grues et structures métalliques dominent et écrasent les deux personnages, véritable mise en image du titre de ce second volume, Les Quantités négligeables.

En filigrane, les discours structurés autour de cette idée d’une disparition du monde ouvriers tendent à renforcer ces convictions que le combat des travailleurs est sans issue, parce qu'ils portent sur leurs épaules le poids d'une période révolue, qu'ils en sont les derniers survivants et que le rouleau compresseur capitaliste les détruira sous peu. C’est contre ce constat qu’un auteur comme Mordillat se révolte en écrivant Notre part des ténèbres qui n’est ni plus ni moins qu’un appel à la lutte dans un contexte de recul généralisé.

Grèves, et après?

Les années 1980, ces «fantastiques années fric», ont en effet été marquées par un formidable recul de toutes les organisations de travailleurs. Face à ce rouleau compresseur, les armes habituelles apparaissent comme obsolètes, dépassées. Les anciennes solidarités se délitent, renvoyant chacun à ses propres problèmes, à sa seule situation, hors de toute perspective collective. Dans la plupart des récits, la thématique de la grève est traitée en suivant cette même idée de témoignage: elle est alors perçue comme le seul outil de «survie». Même si elle conserve bien entendu ses vertus «sociales» – action collective, solidarité et camaraderie – elle n’est plus un outil d’action et de conquête, elle est comme frappée d’inefficacité. Ce qui était non seulement un puissant moment collectif, mais également une figure imposée de la littérature sociale, se vide de son contenu. Chez Larcenet, la représentation de la lutte tient sur deux planches, sans aucun texte: assemblée, prise de parole, piquet, manifestation, jusqu’au compte-rendu de négociation… Ces quelques images disent bien combien la lutte se résume à une sorte de rituel 29. Il ne s’agit plus que de témoigner: témoigner de son désaccord, de sa volonté de ne pas disparaître. Elle est reconnue comme telle: un cri de désespoir. «En 1984, devant Matignon, ils étaient tous couchés par terre, les mineurs et les sidérurgistes de Lorraine [...]. C'était la dernière marche, celle du désespoir. Ils étaient venus crier une dernière fois que la Lorraine vivra. D'Hayange, Forbach, de Moyeuvre, Longwy, Lorraine Cœur d'acier 30.» Implicitement, cette description conduit à la conclusion que l’ennemi est trop fort, trop puissant, trop bien organisé. Chez Mordillat, les salariés s’interrogent 31: «Est-ce que nous sommes encore capables d’agir?» Ou encore 32: «Une manif, c’est au mieux trois lignes dans les journaux et une brève à la télé. C’est-à-dire: rien.»

Parlant de Cellatex, Bon cite le propos suivant: «Les moyens pacifiques ne suffisaient pas» 33. Le slogan des Moulinex : «On s'fra pas foutre en l'air», rapporté par Franck Magloire, est révélateur de cette impression d'être détruits, gâchés, réduits à des «riens». Même si c’est chanté par les salariés, ce sont les actionnaires qui «foutent en l'air» les ouvrières de Moulinex, la violence vient d'eux. Utiliser ce vocabulaire est une façon de montrer cette violence. Dans Notre part des ténèbres, après avoir occupé leur entreprise, les salariés décident de séquestrer les actionnaires. Visionnaire, Mordillat ? Peut-être simplement conscient de la violence subie et du sentiment d'impuissance lorsque toutes sortes d'actions ont été tentées. Séquestrer, c'est à la fois faire changer le pouvoir de main, faire ressortir l'humiliation subie dans le licenciement et être médiatisé.

Dans le livre de Bon, un personnage est à part : Sylvia. Un fantôme en quelque sorte, car c'est seulement à la fin qu'on apprend qu'elle est morte, suicidée. En choisissant d'en faire un personnage central, l'auteur montre comment la fermeture de Daewoo est un «désastre humain, qui touche chaque ouvrière dans toute sa vie – sociale, familiale, économique, psychologique 34.» S'agissant de suicides, il est possible d'élargir non seulement à l'ensemble des entreprises qui ferment, mais aussi à certaines qui, toujours en activité, provoquent des catastrophes 35, car le rouleau compresseur capitaliste dans sa soif de profit se moque des «dommages collatéraux».

Et surtout, au lendemain de la défaite, c’est la fermeture de l’entreprise. Cette question délicate de «l’après l’usine» est également une problématique décrite par nos auteurs: «Que vais-je faire si ça ferme?... nous nous posons toutes la question, certaines le font silencieusement... moi, je suis à peine concernée, j'aurai en 2002 ces quarante années de cotisation, en comptant mon passage par l'atelier de couture et les quatre ans rendus pour mes deux enfants... mais d'autres... je pense à celles qui ont le même âge que moi mais qui ont commencé plus tardivement, elles ont encore dix bonnes années devant elles à tirer... [...] que vont-elles devenir si la taule ferme 36 ?» Quand l'usine ferme, se met immédiatement en place un plan de reclassement correspondant aux obligations de l’employeur. Dans Daewoo, Bon en développe précisément le fonctionnement et les implications psychologiques. En moyenne, seul un salarié sur deux retrouve un emploi après un reclassement. Les salariés n'y croient pas ou ont l'impression qu'on ne reconnaît pas le travail pour lequel ils ont été formés, ce qu'ils savent faire. Lorsque Marco, qui s’efforce d’épauler les ouvriers de l’atelier en lutte, confie à Pablo son sentiment d’être inutile 37, celui-ci lui rétorque: «Bienvenue au club!»

En même temps qu’un récit familial, ces livres sont également le récit de la disparition de l’usine, de son effacement. Les restructurations au cours des trente dernières années, auxquelles ont fait suite de vastes opérations immobilières, ont profondément transformé l’espace social, les villes, les quartiers et les paysages. Se tournant vers les hauts-fourneaux abandonnés, les usines désaffectées, et les ouvriers aujourd'hui retraités, le roman de Filippetti relève de cette position:

«Les cheminées de l’usine se dressaient au fond de la vallée comme deux cigarettes brunes fichées dans le sol. […] C’est Micheville. Micheville morte depuis des années. Les chemins ne mènent nulle part, ils zèbrent simplement le paysage, mais plus aucune machine, aucun convoi ne les emprunte. L’usine est là, branlante mais encore debout, un géant recroquevillé, ratatiné sur ses genoux. Elle chancelle. Elle rouille. […] Et c’était la silhouette efflanquée et sombre du haut fourneau dominant le ciel qui menait le jeu de nos aurores boréales 38

C’est également la conclusion du roman, lapidaire, trois lignes sur une grande page blanche : «La mine Montrouge d’Audun-le-Triche a été fermée le 31 juillet 1997. Ce fut la dernière mine de fer exploitée en Lorraine». De façon tout aussi significative, la série du Combat ordinaire, dans son quatrième tome, se clôt sur la destruction des ateliers où le père du héros et ses collègues ont travaillé toute leur vie. Et le titre de l’album, Planter des clous, n’est pas sans évoquer ce moment final où l’on referme le cercueil et où l’on en fixe définitivement le couvercle. Ou encore ce très beau passage de Bon: «La disparition progressive des six lettres, d’abord comme on efface à la machine, enlevant les dernières lettres. Quand j’étais arrivé, c’est un O majuscule qui se promenait dans le ciel, soulevé par le bras jaune de la grue au dessus du rectangle bleu de l’usine: et DAEWO, puis DAEW, puis AEW, puis EW, enfin ce seul W au lieu de DAEWOO, écrit en géant sur l’usine 39.» Il s’agit bien de la disparition d’un monde, du lent naufrage de toute une culture qui aurait soi-disant fait son temps.

Témoigner, lutter?

Confrontés à cet effacement, ces écrivains jugent alors qu’il est de leur devoir de témoigner de cette classe rendue invisible, et d’inscrire dans l’histoire ces «faits divers» tels que la fermeture des usines Daewoo,de Moulinex, ou de chantiers navals. Par leurs romans, ils gardent trace de ces nombreux ouvriers, anonymes, «jetés sur le carreau» 40. A l’échelle d’un individu (Sylvia, personnage central de Daewoo; le père ou la mère du narrateur chez Magloire et Larcenet) ou d’un groupe (on parle «des métallos», du «groupe Moulinex», «desDaewoo»), ils évitent – à leur mesure – que l’événement, l’histoire ne s’effacent, que l’usure et le temps n’entament la mémoire, comme c’est trop souvent le cas: «Il n’y a plus personne aujourd’hui, à deux ans de distance, pour se souvenir de Cellatex 41.» Une fois l’émoi médiatique passé, les travailleurs et leurs luttes sombrent dans le néant. Parlant de Daewoo, ce programme qu’il se fixe, cet effort pour «ramene[r] les ombres de ce qui fut, là où il n’y a plus qu’une usine vide, et la normalité écrasante» 42. «Refuser. Faire face à l’effacement même». « Parce qu’il n’y a plus rien, toute cette danse des visages dans la tête. Et qu’on n’en a pas mémoire…moi, je parle pour ces visages 43

Pour certains auteurs, il est naturel d’évoquer le monde dans lequel ils vivent en traitant des mouvements politiques et sociaux qui l’animent et des acteurs qui y prennent part: ainsi, ils témoignent de ce qu’il se passe ici et maintenant. Témoins des grèves de 1995, spectateurs ou victimes des licenciements qui se multiplient, nos auteurs se font spontanément le relais des luttes qui y répondent, renvoient l’écho de la force que constitue la classe ouvrière, et appellent à la mobilisation pour résister avec elle. Bien que minoritaires, ils semblent avoir la volonté de soumettre aux lecteurs une prise de position à travers des romans qui évoquent la lutte des classes sans détours. Levaray, en tant qu’ouvrier, dépeint la réalité d’une bataille au quotidien, des moments de faiblesse à l’exaltation des grèves victorieuses; son texte constitue en lui-même un appel à la résistance.

C’est donc bien la question de la lutte qui est au cœur de l’ensemble des ces ouvrages. Qu’elle soit individuelle ou collective. La classe ouvrière, la lutte des classes, la grève générale: combien d’auteurs se sont acharnés à les démolir? Mais cela n’effraie pas Mordillat, qui affiche ses ambitions d’emblée par cette citation de Shakespeare en exergue de son second roman: «J’ai faim de vengeance et je me rassasie de la contempler.» Il met en scène une classe ouvrière qui n’hésite pas à aller jusqu’au bout de son combat, et «faire péter» la société capitaliste qui l’exploite. Il se dégage de l’ensemble de l’ouvrage une profonde colère et un sentiment d’urgence. Ne pas lâcher comme dans Les Vivants et les Morts. Endurer. Mais également aller au-delà du témoignage, de l’épopée tragique où les travailleurs se battent, avec courage, avec panache, pour finalement devoir s’avouer vaincus. Il décide de tirer les enseignements de la montée de luttes radicales ces dernières années.

Pour Mordillat, il s’agit véritablement de mettre fin à la rhétorique de la résignation, de l’acceptation de l’inacceptable. Voici les paroles d’un des membres de l’équipe:

«Pour moi, c’est évident, ce que nous projetons de faire, c’est géant. Ça dépasse tout ce qui s’est fait et tout ce qui se fait en matière de lutte sociale. Nous allons monter d’un cran, faire un pas en avant, un sacré grand pas, même! Et ce cran, c’est le cran de sécurité que les syndicats veulent maintenir bloqué. C’est leur rôle. C’est peut-être leur problème. Nous, nous allons le faire sauter, laisser derrière nous les manifs, les revendications, les slogans, les occupations, comme ce que nous faisons en ce moment, les référés et tout le bazar juridique. Même s’en prendre aux machines, ça ne servirait à rien. Tout ça c’est fini, c’est du passé, c’est inutile, c’est du théâtre. Nous allons taper dans le vrai. Et taper dans le vrai, ça veut dire rendre coup pour coup, passer du blabla aux armes» 44.

Anne Monjaret en introduction d’un numéro d’Ethnologie française intitulé «Fermeture : crises et reprises» 45 explique : «Ecrivains et journalistes restituent la parole de ces travailleurs licenciés […] et, surtout, nous offrent un témoignage, leur témoignage, souvent militant, au fil des pages de leur roman.» De notre côté, nous avons voulu démontrer que derrière le témoignage il y a un projet, et que pour certains, s’il est militant, c’est pour exprimer comment la lutte des classes est maintenant terminée. En confrontant ces récits à ceux de Mordillat ou de Levaray, nous avons voulu montrer qu’il est possible de se départir de cette nostalgie, du désespoir qui est toujours mis en avant dans les discours sur les luttes des travailleurs et des travailleuses. L’ensemble de ces ouvrages révèle combien les évolutions actuelles pèsent sur l’imaginaire du monde salarial, et sur la façon dont il est perçu. Ils mettent notamment en scène toute la difficulté de la transmission de l’héritage du mouvement ouvrier. Si certains des auteurs montrent comment la conscience de classe a existé et cherchent à expliquer pourquoi elle s’est éteinte, d’autres évoquent son actualité et sa vivacité. Certes, les mines n’existent plus, le PCF et la CGT ne sont plus implantés comme ils l’étaient après guerre, mais la classe ouvrière dont font partie les ouvriers et les ouvrières (parmi l’ensemble des salariés), avec sa conscience d’appartenir à un camp social, ne s’y réduit pas. Elle réinvente aujourd’hui ses formes d’organisation et de lutte, et par là (re)construit sa conscience.

Henry Clément, Anne Moyrand et Lisbeth Sal. Pour s'abonner à la revue Contre temps : http://www.contretemps.eu/node/56

Notes

1 Gérard Mordillat, Les Vivants et les Morts, Paris, Livre de poche, 2006.

2 Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999, p. 14.

3 Aurélie Filippetti, Les Derniers Jours de la classe ouvrière, Livre de poche, 2005 ; François Bon, Daewoo, Livre de poche, 2006 ; Gérard Mordillat, Notre part des ténèbres, Calmann-Lévy, 2008 ; Franck Magloire, Ouvrière, Editions de l’aube, 2004 ; Jean-Pierre Levaray, Putain d’usine, Editions L’insomniaque, 2002 ; Manu Larcenet, Le Combat ordinaire, Dargaud, 2003.

4 Nous n’envisagerons pas dans cet article, compte tenu de ses contraintes, les différentes dynamiques internes à la condition prolétarienne en fonction des secteurs, du genre ou de l’immigration.

5 En 1977, Jean Pérus décrivait ce phénomène dans un article de la revue Europe : « A faire le tour des littératures du monde, on aperçoit qu’en gros la notion de littérature prolétarienne n’a pris quelque rigueur, par distinction d’avec une littérature populaire, qu’en relation avec le degré de conscience sociale des masses ouvrières elles-mêmes, et qu’elle est, en chaque pays, liée à l’histoire même du mouvement ouvrier.» Jean Pérus, «De l’usage du mot «prolétariat» en littérature», Europe, mars-avril 1977.

6 Sophie Béroud, Tania Regin (dir.), Le Roman social – littérature, histoire et mouvement ouvrier, Paris, L’Atelier et Editions ouvrières, 2002.

7 Léon Gerbe, «Propos sur la littérature prolétarienne», dans le Bulletin des Ecrivains prolétariens n°2, mars 1932.

8 Pour n’en citer que quelques-uns: La Bête humaine, 1883; Germinal, 1885; Au bonheur des dames, 1890.

9 Henry Poulaille est l’un des auteurs prolétariens de l’époque les plus productifs: il écrit notamment Le Pain quotidien, Librairie Valois, 1931, et Les Damnés de la terre, impr. de G. Lang, 1935.

10 Auteur d’un ouvrage théorique de référence: Culture prolétarienne, Librairie du Travail, 1935 [Agone, 2004].

11 Paul Nizan, Antoine Bloyé, Grasset, 1933 [2005].

12 Louis Guilloux, La Maison du peuple, Grasset, 1927 [2004] ; Compagnons, Grasset, 1931 [2004].

13 Louis Aragon, Les Cloches de Bâle (notamment la partie intitulée «Victor»), Denoël, 1934 [Gallimard, 2001]; Les Beaux Quartiers, Denoël et Steele, 1936 [Gallimard, 1972]; Les Voyageurs de l’impériale, Gallimard, 1942 [1972].

14 Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Denoël et Steele, 1932 [Gallimard, 1972]; Mort à crédit, Denoël et Steele, 1936 [Gallimard, 1985].

15 Simone Weil, La Condition ouvrière, Gallimard, 1951 [1972] (certains textes étaient déjà parus dans différentes publications, notamment La Révolution prolétarienne ou Les Cahiers de Terre libre, sous le pseudonyme de Simone Galois en 1936).

16 En exemple, les romans de Tristan Rémy, La Grande Lutte, ou Maurice Lime, Les Belles Journées.

17 Robert Linhart, L’Etabli, Minuit, 1976.

18 Claire Etcherelli, Elise ou la vraie vie, Denoël.

19 Leslie Kaplan, L’Excès-L’usine, POL, 1987.

20 Pour exemple, dans notre corpus, seul Jean-Pierre Levaray correspond à ce profil.

21 On peut citer en exemples les polars de Jean-Bernard Pouy ou Didier Daeninckx, qui associent des ouvriers aux autres personnages de leurs romans, mais où ceux-là sont présents plus comme «caution» que pour porter un rôle qui sert l’intrigue.

22 Nous appelons «roman social» toute la littérature romanesque porteuse d’une vision (critique) sur les relations sociales.

23 Les Derniers Jours..., op. cit., p.130.

24 Idem, p.129.

25 Le Combat ordinaire, op. cit., t.2, p.42.

26 Les Vivants et les Morts, op. cit., p.529.

27 Le Combat ordinaire, op.cit., p.28-29.

28 Idem, p.36.

29 Id., t.4, p.31 et 33.

30 Les Derniers Jours..., op.cit., p.157.

31 Notre part des ténèbres, op. cit., p.177.

32 Idem, p.179.

33 Daewoo, op. cit., p.119.

34 Cf. Anne Moyrand, Daewoo, mémoire de master 1, Lyon 3, 2006.

35 On compte 32 suicides aujourd’hui chez France Télécom. Plusieurs suicides il y a quelques temps chez PSA Mulhouse et Renault Guyancourt. Et combien, plus tard et ailleurs?

36 Ouvrière, op. cit., p.121.

37 Le Combat ordinaire, op. cit., t.4, p.37.

38 Les Derniers Jours..., op. cit., p.121-123.

39 Daewoo, op. cit., p.77.

40 «Ce qui m’étonnait le plus, dans le traitement social d’un événement de telle violence (en particulier après l’incendie de l’usine Daewoo de Mont Saint-Martin, incendie qu’on a voulu faire porter aux ouvriers eux-mêmes, sans preuve pour l’instant), c’est combien l’univers privé était absent. On peut lire dans les rapports officiels une phrase atroce, genre «on constate une augmentation des suicides et des divorces, plus une prolifération des cancers»» François Bon, entretien avec Jean-Claude Lebrun, «Le livre de reportage figure del’imaginaire », L’Humanité, 27 août 2004, p.20.

41 Daewoo, op. cit., p.116.

42 Idem, p.117.

43 Id., p.1 puis p.117.

44 Notre part des ténèbres, op.cit., p.188-189.

45 Anne Monjaret, «Quand les lieux de travail ferment…», Ethnologie française, 2005/2, t.XXXVII, p.581-592.