Publié le Jeudi 17 février 2011 à 19h43.

Précarité et construction d’identités collectives dans le salariat ( par Adrien Mazières-Vaysse, Contretemps n°4)

Le développement de la précarité suscite de manière renouvelée la question de l’identité collective dans le salariat, en d’autres termes de la conscience de classe. Malgré les nombreux discours sur la «fin du travail», on se situe ici dans l’hypothèse selon laquelle l’expérience du travail est toujours centrale et structurante dans les processus de socialisation et la construction des identités collectives. Négligée dans les années 1990, cette question est traitée avec une vigueur nouvelle dans les dernières années, par la sociologie d’inspiration marxiste d’abord, mais aussi par une sociologie dite «critique» notamment inspirée par les travaux de Pierre Bourdieu, ou une sociologie d’orientation empirique. Cette dernière a ainsi le mérite d’avoir pu affirmer que les classes gardaient une certaine vigueur objective, voire se renforçaient face un nouveau développement des inégalités. Mais, pour ne pas céder à une vision objectiviste des classes sociales comme catégories sociologiques, il nous faut envisager la construction d’identités collectives, notamment d’identités de classe, comme un processus dans lequel interviennent tant des processus endogènes de construction – des processus d’appropriation de la part des acteurs sociaux, d’auto-identification à une représentation de leur place dans le monde social – que des processus exogènes de construction: la production d’«images sociales1», c'est-à-dire de représentations, de stéréotypes, par les agents de socialisation spécifiques du salariat que sont principalement les organisations syndicales, politiques et associatives.

La notion d’«identité», fortement problématique, renvoie à de multiples usages: l’usage qu’en fait une sociologie essentialiste faisant des identités des entités naturelles et non pas socialement construites, l’usage qu’en font certains acteurs politiques mobilisant à l’aide de problématiques identitaires. C’est pourquoi, on entendra par identités collectives: d’une part les représentations produites par des acteurs légitimes, ce que l’on nommera images sociales, et d’autre part les sentiments d’appartenance, c'est-à-dire d’autodéfinition de soi, que l’on nommera appartenance2.

En effet, ce ne sont pas forcément autour des rapports sociaux les plus structurants – ici les rapports sociaux que crée la place différenciée occupée dans l’appareil productif – que se construisent les identités collectives. Ainsi, en règle générale, «on ne peut pas rassembler n’importe qui avec n’importe qui» dans un même groupe social, pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu3, mais on ne peut jamais exclure que se constituent d’autres groupes dotés d’une identité collective structurée autour de critères nationaux, religieux, etc. Cette remarque rappelle que les classes n’existent pas naturellement, sont bien construites, mais certes pas une simple construction volontariste. Et lorsque les instances qui assuraient leur construction sont en crise, les rapports sociaux les plus structurants, les plus violents sont parfois les plus invisibilisés4. La précarité, ayant vocation à se diffuser à l’ensemble du salariat, tend aujourd’hui à s’étendre au-delà de la seule fraction déjà précarisée d’un marché du travail devenu dual. Dès lors, les transformations que fait subir ce développement aux conditions de réception des images sociales, support de l’appropriation par les travailleurs salariés pour la construction d’une identité collective, c'est-à-dire d’appartenances, parfois d’une conscience de classe, doivent être prises en compte avec sérieux.

Les «métamorphoses de la question sociale» qu’implique le développement de la précarité et que décrit Robert Castel5, tendent justement, en reléguant une fraction croissante de précaires et chômeurs en marge de la sphère productive, à saper la place dans le monde social, tant objective que subjective, que conférait le travail à l’ère du compromis de classe, enlevant ainsi aux plus dominés tout forme positive d’appartenance collective permettant de se situer dans l’espace social. En somme, comment peuvent se définir aujourd’hui: les travailleurs intérimaires de la sous-traitance automobile, les caissières à temps partiel de la grande distribution, les jeunes accumulant les expériences de travail comme stagiaires, les pigistes ou les «équipiers» d’entreprises de nettoyage de sous-traitance, les ingénieurs en contrat de mission ou les artistes intermittents du spectacle…? La précarisation des sociétés industrielles repose effectivement la question des identités collectives. Elle interpelle en particulier les organisations syndicales et politiques du salariat et leurs choix: celui de construire des identités collectives renouvelées, ou à l’inverse de propager certains discours sur les classes en en faisant des catégories inaptes à décrire un monde social où les individus évolueraient désormais de manière fluide dans un marché libre.

Les salariés de la discontinuité

Les salariés précaires constituent aujourd’hui la figure du salarié de la discontinuité, comme ont pu l’être en d’autres temps les journaliers ou les manœuvres. Ils manifestent de manière contemporaine la nature fondamentale du rapport salarial, dont la forme relativement stable qu’il a prise au cours du second vingtième siècle en France – le modèle du Contrat à Durée Indéterminée (CDI) assorti de droits à la protection sociale et à l’organisation collective – ne constitue qu’une exception au regard de plusieurs siècles d’extension du rapport salarial dans l’appareil productif. Les précaires cumulent dans leur expérience du travail un ensemble de discontinuités: discontinuité de l’emploi, de la protection sociale, de l’organisation collective.

A travers l’expérience des discontinuités de périodes d’emploi et de chômage d’abord, les travailleurs précaires sont tantôt travailleurs salariés, toujours de manière incomplète car ne disposant pas de l’ensemble des attributs des salariés à statut, tantôt chômeurs, mais de manière intermittente et n’aspirant pas le plus souvent à cette condition. La mobilité accrue des travailleurs salariés quant à elle, de la mobilité contrainte, notamment celle des primo-entrants sur le marché du travail, à l’exil devenu la condition de millions de travailleurs migrants ou à la mutation dans un autre site de production lors d’un plan de licenciements, tend à faire de l’emploi moins souvent qu’auparavant une expérience ancrée durablement dans l’espace d’un même site de production.

La discontinuité de la protection sociale, qui découle de cette première discontinuité, manifeste que la précarité dans ses effets ne modifie pas seulement la nature du travail, mais imprègne l’ensemble des facettes de la vie sociale (santé, logement, liens sociaux…). La diminution des salaires indirects comme les phases d’absence de droits à une protection sociale sont ainsi source d’une précarisation de la vie, ce qu’ont pu décrire Robert Castel en désignant une déstabilisation générale de la société6, ou Luc Boltanski et Eve Chiappello en observant une dualisation du salariat autour de la division entre sécurité et insécurité de l’emploi7. A ces discontinuités, productrices d’une discontinuité des revenus, s’ajoute enfin en conséquence une discontinuité de l’organisation collective que manifestent les difficultés spécifiques qu’ont les travailleurs précaires à s’organiser durablement. Les organisations syndicales comme les salariés précaires peinent à faire émerger tant des collectifs de travail dans les entreprises que des groupes militants, à trouver les leviers communs à l’ensemble des travailleurs précaires, aux statuts multiples et changeants, sur lesquels s’appuyer. Les bénéfices que peuvent retirer les travailleurs précaires en s’organisant dans un syndicat sont donc en règle générale plus faibles que ceux que peuvent obtenir les travailleurs à statut.

Dans la discontinuité identitaire que produisent les trois types de discontinuité précédemment évoquées qui définissent la nature du travail précaire, comment la continuité peut-elle prendre le pas et construire une identité stable, dotée de formes de représentation syndicales et politiques accompagnées d’images sociales appropriées par une fraction importante des salariés? A l’évidence, la précarité a des effets centrifuges sur les conditions d’émergence de coalition d’intérêts, de collectifs de travail. Mais, elle constitue également, de manière paradoxale, en se généralisant, en cristallisant les angoisses en termes de déclassement, un «label unificateur de mobilisations»8.

L’existence-même du terme de «précaire» dans la langue française – que l’on ne retrouve pas selon la même récurrence dans la langue anglaise par exemple – ses usages scientifiques et militants, agrégeant des conditions d’existence fortement hétérogènes, constituent pour les mobilisations d’acteurs à faibles ressources, par la mobilisation politique de cet agrégat, un moyen de surmonter le stigmate que confère la condition sociale de travailleur précaire. Se représenter comme précaire constitue, au-delà des nombreuses divisions du salariat – entre genres, entre travailleurs immigrés et travailleurs nationaux, entre les différentes couches du salariat plus ou moins susceptibles d’obtenir une reconnaissance sociale à travers leur activité productive – un élément d’unification, car constituant une expérience sociale commune à une part croissante de la population. Les implications du développement de la précarité de l’emploi sont donc contradictoires: à la fois facteur d’hétérogénéisation et «label unificateur».

Des identités collectives hétéronomes

Pierre Bourdieu, à propos des classes dominées, en prenant l’exemple de la paysannerie, rappelle que: «Dominées jusque dans la production de leur image du monde social et par conséquent de leur identité sociale, les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées.»9 Si l’on considère aujourd’hui le salariat dans les Etats d’Europe de l’Ouest, la fraction précarisée du salariat constitue sa partie la plus dominée – celle dont l’identité est fondamentalement hétéronome, c'est-à-dire construite et définie par d’autres acteurs qu’elle même, selon le principe d’une classe objet. On pourrait la désigner, par analogie à la paysannerie que décrivait Pierre Bourdieu, comme un groupe social dans l’incapacité de se dire. Ceci a pour conséquence pratique que les précaires – on entend bien ici par «précaires» lafraction précarisée du salariat dans toute sa diversitéet non un groupe social autonomisé du salariat – se représentent souvent comme extérieurs au salariat, car dérogeant par leurs conditions de travail et d’existence au rapport salarial normal.

Ces remarques nous amènent à formuler la question suivante: selon quelles conditions, les «dominés», et ici ceux parmi les plus dominés du salariat – les précaires – sont-ils en mesure de se dire? Selon quelles conditions sont-ils en mesure de se dire en fonction de la place qu’ils occupent dans les rapports sociaux de travail, selon une identité collective, sociale et politique, se constituant en identité de classe ? Il existe selon Pierre Bourdieu des «classes probables», des «classes sur le papier»10, non au sens de «groupe mobilisé pour la lutte», mais au sens de partie que l’on découpe dans l’espace des positions sociales et dont la constitution en un «groupe pratique» est probable. Et ces «classes probables» ont une plus grande probabilité de se manifester que des groupes sociaux fondés sur d’autres principes de division du monde social: selon des variables ethniques, nationales, par exemple, qui tendent à regrouper des individus et groupes sociaux aux positions éloignées voire antagonistes dans l’espace social.

Pourtant, chez les travailleurs précaires, lorsqu’il y a construction identitaire, plutôt qu’une identité anomique, l’affiliation identitaire se fait bien souvent selon des principes de division autres qu’économiques: ethniques, nationaux, culturels, religieux, etc. L’expérience du travail salarié comme élément structurant de l’identité collective, ce qui constitue notre hypothèse de départ, n’apparaît pas empiriquement comme le facteur le plus structurant de l’identité dans cette fraction du salariat.

Les formes de l’identité collective chez les travailleurs précaires diffèrent de la forme dominante qu’occupait la conscience de classe dans le salariat du XXème siècle: lorsqu’elle se réfère aux rapports sociaux de travail, elle ne s’apparente pas à une forme de politisation que «les appareils politiques sont préparés à enregistrer et à renforcer11», à une identité de classe fortement structurée, mais plutôt à un «sens de classe» identifiant par exemple l’existence d’un adversaire social, mais sans parvenir à en définir les contours exacts. C’est précisément le défaut de travail politique, à partir de ce sens de classe, qui limite l’affirmation de ces classes probables. Au final, les identités des salariés précaires sont à l’image des conditions de travail précaires: éclatées, dispersées, fragmentées par des tendances contradictoires. On pourrait dire qu’il existe une homologie structurale de l’organisation de l’appareil productif et de la forme des identités collectives des salariés précaires, homologie de structures constituées selon un principe d’organisation identique en bien des points, celui de l’éclatement des structures productives et des collectifs de travail d’une part, celui de l’éclatement des identités collectives d’autre part.

Nombreuses sont les tendances centrifuges qui font obstacle à l’accomplissement du processus de construction d’identités collectives. La théorie sociologique devrait normalement conclure à la quasi-impossibilité de la construction de référents collectifs dans le salariat précarisé. Ce serait ignorer les tendances à l’homogénéisation du salariat d’une part, le rôle de l’action collective d’autre part. En effet, si l’allongement de la scolarisation pour l’essentiel des jeunes générations a produit une distanciation de la nouvelle génération ouvrière vis-à-vis de la précédente12, cet allongement a également réduit la distance culturelle au sein du salariat.

De la même manière, du fait de la prolétarisation et de la précarisation du travail intellectuel et du secteur tertiaire, la condition des «classe moyennes», c'est-à-dire des couches les plus élevées du salariat, connaît une convergence particulière avec la condition des autres fractions du salariat, au point de pouvoir parler de leur disparition13. L’expérience de l’action collective, enfin, chez les travailleurs précaires, notamment syndicale, conduit, en France du moins, à l’émergence de formes renouvelées d’une identité collective salariale fondée sur la place occupée dans les rapports sociaux.

Le sens de l’action et de l’organisation collective ici est d’unifier les conditions objectives et subjectives des différents salariés aux identités auparavant morcelées par des expériences différentes. La formation paradoxale d’une identité collective chez les travailleurs précaires tient ainsi au paradoxe des effets de la précarisation, tant élément d’hétérogénéisation et de division du salariat que d’unification subjective à travers l’expérience partagée de la nature première du rapport salarial qu’est son instabilité.

Syndicalisme et précarité

Les organisations syndicales sont les principales organisations, dont se sont dotés les salariés, productrices d’images sociales en direction des salariés en s’appuyant sur des faits appropriables de la réalité sociale, notamment des conflits au sein de l’entreprise. Au rang des institutions productrices de catégories appropriables par les travailleurs salariés, il faudrait ajouter les partis politiques, de nombreuses associations et organisations étatiques ou productrices de catégories statistiques. On se concentrera ici sur l’exemple syndical. L’appropriation des images sociales produites est néanmoins rendue difficile lorsque les représentations construites par les organisations syndicales ne sont plus en coïncidence avec les statuts, les représentations et les expériences vécues par les travailleurs salariés. On peut formuler quatre raisons principales qui expliquent le faible impact du syndicalisme sur les travailleurs précaires.

Il faut d’abord imputer aux organisations syndicales un déficit de production d’images sociales spécifiques en direction des travailleurs précaires. Les catégories d’identification produites et disponibles ne décrivent plus la réalité des contours des groupes sociaux, leurs structures et leurs dynamiques. Le contenu de la catégorie de «classe ouvrière», lorsque celle-ci est encore utilisée, ne dispose plus par exemple du même potentiel d’identification qu’auparavant. Cette image sociale, structurée autour d’un «groupe central» d’ouvriers qualifiés14, apparaît pour les nouvelles générations de salariés comme anachronique, en décalage avec l’organisation de l’appareil productif, impossible à approprier: elle ne suscite plus pour une large fraction de la jeunesse précarisée que rejet ou honte. Elle ne parvient pas à unifier un salariat devenu dual. Elle ne permet pas aux précaires de s’identifier à un groupe plus large, que serait le salariat.

Par la force des transformations de l’appareil productif – de l’externalisation notamment – un décalage croissant apparaît entre les formes organisationnelles des syndicats et les formes équivalentes dans le monde du travail. Le principe «industriel» dominant, selon lequel tous les salariés d’une même entreprise, quel que soit leur statut, devaient être syndiqués ensemble, principe issu des accords de Grenelle en 1968 permettant la création de sections d’entreprises, remplaçant progressivement les Union locales, a démontré une force certaine à organiser les salariés à statut, aux conditions faiblement différenciées, mais échoue à organiser durablement des salariés précaires. Les salariés soumis à un turn-over important, trouvent difficilement leur place dans des structures syndicales dont la configuration permet davantage d’accueillir des travailleurs à statut. Les expériences de syndicalisation par site, favorisées par certains syndicats n’ont pour l’instant conduit qu’à des résultats limités.

Les formes de l’action syndicale marquent, quant à elles, leur incapacité à intégrer les travailleurs précaires, qui restent souvent en marge de la politique déployée par le syndicat. En effet, le lieu où est menée l’action syndicale – l’entreprise – constitue pour les salariés sans droits effectifs à l’organisation collective et à la protestation, un lieu inapproprié pour y conduire la politique revendicative.15 L’action syndicale, tournée essentiellement vers la défense des syndiqués, donc des salariés à statut, ne permet pas de faire la démonstration de l’utilité de l’organisation collective à ceux dont on n’assure pas la défense. Le choix de déployer l’action syndicale principalement en direction des syndiqués se fait dans le cadre d’objectifs de syndicalisation qui entendent stabiliser le nombre d’adhérents, donc au détriment des salariés précaires dont la défense n’apporte pas de nouvelles ressources financières ou militantes par l’adhésion au syndicat.

La politique revendicative, enfin, peine à intégrer les questions spécifiques aux groupes de salariés précaires dont les besoins en termes revendicatifs apparaissent comme différents, notamment en termes de titularisation de l’emploi précaire, de maintien de l’emploi, etc. La difficile prise en compte dans les syndicats des travailleurs précaires se manifeste de manière lisible dans les conflits que génèrent les choix quant à l’utilisation du temps syndical disponible. La surcharge actuelle, selon les paroles de syndicalistes, du temps syndical en raison de l’adaptation aux nombreuses réformes du marché du travail, du droit du travail et de l’administration, constitue une contrainte supplémentaire. L’intérêt a priori des organisations de voir croître leur nombre d’adhérents trouve un démenti dans la pratique quotidienne: l’utilisation de la ressource raréfiée qu’est le temps syndical est faite en direction des salariés statutaires au détriment des précaires, car leur défense aurait pour conséquence la négligence à l’égard de ceux qui constituent les soutiens matériels du syndicat, ceux qui justifient l’obtention d’un temps de délégation syndicale ou d’un poste de permanent syndical.

En conséquence, même les syndicalistes les plus volontaristes, ayant pour objectif de développer une activité en direction des précaires et permettre leur syndicalisation, même s’appuyant sur des orientations décidées par les instances légitimes de l’organisation, se heurtent à l’impossibilité pratique de justifier le fait de se détourner de leurs adhérents naturels pour mener une autre activité. A défaut de pouvoir réorienter l’essentiel de l’activité en direction de salariés qui ne sont que rarement syndiqués, certaines pratiques sont mises en avant. On favorise, par exemple, l’intégration de travailleurs précaires sur les listes présentées aux élections professionnelles. Mais, de manière générale, on constate la sous-représentation des travailleurs précaires dans les instances de représentation des salariés, de la même manière que dans les instances décisionnelles des organisations syndicales. Ce fait reflète au final l’intériorisation par les salariés précaires eux-mêmes de leur situation de subordination, de relégation en bas de l’échelle hiérarchique, subordination dans l’entreprise qui se reproduit dans les structures syndicales.

A travers l’expérience syndicale des précaires, pratiquant l’auto-exclusion, on aperçoit la forme identitaire dominante qu’ils se sont forgée à partir des représentations hétéronomes construites en leur direction par les différentes institutions étatiques, politiques, etc. La précarité est vécue sur le mode de l’impossibilité de prendre en main sa propre réussite individuelle, de l’individualisation de l’échec social plutôt que sa politisation. Voilà ce qui constitue le trait principal de l’identité précaire.

Précaires à la recherche d’une représentation

La constitution des associations telles que Génération précaire – ou ses équivalents dans d’autres pays européens comme Generation praktikum en Allemagne – Jeudi noir…, la création de collectifs regroupant des travailleurs précaires sur un même site, les luttes de précaires dans des entreprises employant en grande majorité des salariés flexibles, dans les secteurs de la restauration rapide ou du commerce, prouvent qu’il est possible de renverser le stigmate, de défier le sentiment d’indignité sociale, en théorie inhibiteur de mobilisations et de constitution d’une identité collective en positif. La constitution de ce type de structures organisationnelles, devenues expertes dans l’organisation de «manifestations de papier» bien relayées par les media, suscite différents types d’interprétations. On peut les analyser comme la conséquence du déficit de prise en compte syndicale de l’organisation et des revendications des travailleurs précaires, mais aussi comme l’inadéquation plus radicale des structures syndicales à l’organisation des travailleurs précaires.

A l’évocation des expériences nouvelles d’organisation des travailleurs précaires, il ne faudrait pas conclure selon notre analyse à l’effacement tendanciel de la forme syndicale d’organisation qui reste, dans la plupart des cas, la plus courante malgré les difficultés à en faire une priorité sur l’agenda syndical. A bien des égards, les formes originales d’organisation des précaires, qu’elles soient internes aux syndicats – secteurs spécifiques organisant des non-titulaires, des intérimaires, etc. – ou externes – associations, collectifs – se définissent toujours en rapport avec ceux-ci, soit selon le mode d’une défiance vis-à-vis de leur politique revendicative et organisationnelle, soit comme un aiguillon visant à permettre une meilleure prise en compte des précaires, traduisant la volonté de contribuer à transformer le fonctionnement syndical devenu normal.

Ce que fait apparaître la difficulté de constitution d’identités collectives fondées sur la place occupée dans l’appareil productif, c'est-à-dire d’une forme de conscience de classe, c’est la perte de centralité de l’image sociale de la classe ouvrière dont le «groupe central» d’ouvriers industriels qualifiés assurait la cohésion. La fraction précarisée du salariat, à la différence du groupe central de la classe ouvrière, ne dispose pas des mêmes ressources, des mêmes droits à l’organisation, et est le plus souvent porteuse d’un stigmate, d’une identité négative fondée sur l’absence des caractéristiques qui définissent en positif les salariés à statut. Pour autant, la précarité n’est pas nouvelle. Elle est consubstantielle au rapport social salarial, dont elle domine l’essentiel de l’histoire, même si elle en est en partie évincée dans la période allant de 1945 à 1975.

En comparaison, les différentes formes de précarité de l’emploi ne constituent pas des obstacles aussi importants à la constitution de collectifs de travail, voire à la syndicalisation, à la fin du XIXème siècle ou au début du XXème siècle. On pourrait voir dans l’incapacité des organisations syndicales contemporaines à organiser les précaires, un effet d’hystérèse qui fait perdurer l’existence de structures organisationnelles figées, fondées sur les formes d’organisation du travail des «Trente glorieuses», alors même que ces formes connaissent aujourd’hui des transformations radicales.

A partir de ces conclusions, il nous semble primordial d’observer avec attention la manière dont les identités collectives se font et se défont chez les jeunes, les primo-entrants dans le marché du travail: en raison d’abord des niveaux d’organisation des salariés particulièrement faibles dans cette classe d’âge, mais également du fait de la nature générationnelle des processus de déconstruction et de reconstruction des identités collectives. Les identités collectives de classe de la période précédente se sont construites comme cristallisation dans des générations successives d’une identité de classe née dans une génération particulière organisée selon un principe unificateur. La précarisation dans la période contemporaine constitue un trait caractéristique pour l’essentiel des salariés de la nouvelle génération entrant sur le marché du travail: elle constitue en quelque sorte son principe unificateur.

Adrien Mazières-Vaysse. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

1 Martina Avanza, Gilles Laferté, «Dépasser la "construction des identités" ? Identification, image sociale, appartenance», Genèses, n°61, 2005, p. 134-152.

2 Ibid.

3 Pierre Bourdieu, «Espace social et genèse des classes», Actes de la recherche en sciences sociales, n°52, 1984, p. 3-14.

4 «les classes sociales sont une réalité tangible, mais vidée par l’histoire récente de contenu subjectif, et posée hors des représentations collectives.», in Louis Chauvel, «Le retour des classes sociales», Revue de l’OFCE, n°379, octobre 2001, p.79.

5 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

6 Robert Castel, op. cit.

7 Luc Boltanski, Eve Chiappello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

8 Magali Boumaza, Emmanuel Pierru, «Des mouvements de précaires à l’unification d’une cause», Sociétés contemporaines, n°65, 2007, p. 7-25.

9 Pierre Bourdieu, «Une classe objet», Actes de la recherche en sciences sociales, n°17-18, 1977, p. 2-5.

10 Ou selon une terminologie plus classique des «classes en soi». CF Pierre Bourdieu, «Espace social et genèse des classes», Actes de la recherche en sciences sociales, n°52, 1984, p. 3-14.

11 Pierre Bourdieu, «La jeunesse n’est qu’un mot», entretien avec Anne-Marie Métailié, in Les jeunes et le premier emploi, Paris, Association des Ages, 1978. Repris dans Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1984

12 Beaud Stéphane, Pialoux Michel, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999.

13 Chauvel Louis, Les classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil, 2006

14 Beaud Stéphane, Pialoux Michel, op. cit.

15 Sophie Béroud, «Organiser les inorganisés. Des expérimentations syndicales entre renouveau des pratiques et échec de la syndicalisation», Politix, n°85, 2009.