Publié le Vendredi 18 septembre 2009 à 23h09.

Février-mars 2009 en Martinique : 5 semaines qui ébranlèrent l’ordre des profiteurs (par Philippe Pierre-Charles)

L’auteur est un membre fondateur du Groupe Révolution Socialiste, organisation de la Quatrième Internationale. Depuis quelques années, il est un des secrétaires généraux de la CDMT, deuxième organisation syndicale de Martinique. Au cœur du mouvement, il en a été l’un des porte-parole les plus en vue.

D’où vient cette lame de fond, ce mouvement social, salué comme le plus massif et le plus long de notre histoire ?

De la rencontre d’une sourde colère devant l’accumulation des injustices, l’accroissement des inégalités et des poches de misère dans notre pays. La cherté de la vie, élément déclencheur, n’a bien sûr pas la même signification pour un(e) rmiste, un(e) smicard(e), une personne âgée avec une maigre retraite et un bénéficiaire de la fameuse « pwofitasyon » !
Les coups portés par les gouvernements successifs, les défaites subies en France comme aux colonies avaient à la longue créé un sentiment d’impuissance, détrôné de temps en temps par une lutte d’éclat. La dernière en date avait été la grève générale de plus de deux semaines des agents de sécurité, menée en avril 2008 par une intersyndicale (CDMT, CGTM, CGTM-FSM, CSTM) et ayant abouti à une augmentation de 141 euros brut (accord cependant dénoncé six mois plus tard par les patrons).

L’intersyndicale initie…
L’instrument qui a porté la lutte résulte de la transcroissance de l’intersyndicale des travailleurs de Martinique en Collectif du 5 Février.
Depuis plus de deux ans, en effet, une intersyndicale se réunissait, à contre-courant des pratiques de division et malgré des réticences palpables y compris dans les organisations elles-mêmes. Elle a réalisé un travail de sensibilisation sur sa plateforme : pouvoir d’achat (prix, salaires et minima sociaux), emploi, services publics, droits syndicaux et en particulier un thème beaucoup et longuement agité par la CDMT : la « reconnaissance pleine et entière du fait syndical martiniquais ».
Chaque lutte partielle recevait le soutien de l’intersyndicale. Deux réunions tentèrent initialement de regrouper les délégués du personnel de tous les syndicats membres mais la participation insuffisante, en particulier du premier syndicat du pays (la CGTM), montra que nul n’imaginait qu’on était à la veille d’une si puissante grève générale. Les dernières semaines néanmoins, trois réunions publiques tenues à la Maison des syndicats, portant sur la question des prix et sur le mouvement à préparer, montrèrent une certaine volonté de lutte.
Deux semaines avant le début prévu de la grève, l’Intersyndicale s’adressa avec succès aux organisations non membres : SMBEF (secteur bancaire), SUD P et T, FSU, FO et la CGC. Ce front syndical complet représente une prouesse quand on considère les divergences entre trois orientations majeures : d’un coté les organisations qui ne se vivent que comme le prolongement « départemental » des organisations françaises (comme la CFTC, la CFDT…), de l’autre des organisations se déclarant « patriotiques » qui refusent de participer à une grève si elle est programmée en France (la CSTM et L’UGTM ) et, entre les deux, les organisations qui, comme la CDMT, s’efforcent de combiner anticolonialisme et dimension identitaire avec la nécessaire solidarité avec les travailleurs de France.
Il faut donc retenir que l’un des éléments clés de la radicalité du mouvement tant en Martinique qu’en Guadeloupe est l’existence de directions syndicales radicales à la tête des principales organisations, et que l’un des freins au développement des luttes en temps ordinaire est l’absence d’un relai similaire en France

…Le collectif conclut
La puissance de la grève et de la manifestation de rue du 5 février (avec environ 15 000 personnes, le record de 2003 avec 8 000 personnes pour la défense des retraites était pulvérisé) imposa comme une évidence la reconduite du mouvement. Nul ne pensait cependant qu’elle durerait 38 jours, congédiant au passage la plus importante réjouissance populaire de l’année, le fameux carnaval martiniquais, et libérant une énergie, une prise de parole collective, une fierté avec des accents rappelant le Mai 68 français.
Très vite, le mouvement social fut plus puissant que la grève proprement dite. Dès la première réunion de l’intersyndicale au matin du 5 février, la présence de représentants d’associations diverses (parents d’élèves, écologistes, comités de chômeurs) mais aussi d’organisations professionnelles (artisans, petit agriculteurs, travailleurs indépendants, petits patrons) permit la transcroissance en Collectif du 5 Février.
Chacun a compris que si les objectifs initiaux du mouvement n’ont jamais été perdus de vue, les aspirations, les sentiments qui le portèrent ont largement dépassé ces objectifs. La soif de justice, l’exigence de transparence, la détermination à changer la société, la rage de ne pas lâcher, furent à l’origine d’une émotion dont on a l’impression – sans doute erronée – que nul ne peut la comprendre s’il ne l’a pas vécue.
Cette expérience est probablement un acquis plus important que les résultats matériels, pourtant significatifs, qui ont été obtenus.

Les conquêtes du mouvement
Pendant les dix derniers jours du mouvement, une idée a été martelée sans arrêt : la suspension de la grève ne serait pas la fin de la lutte et des négociations. Le rapport de force devait être maintenu et on « déboulerait » à nouveau, chaque fois que nécessaire.
A cette étape, on ne peut pas vraiment dresser un bilan matériel complet puisque les négociations se poursuivent en commissions et en séances plénières, ponctuées par des mobilisations ciblées.
Les deux conquêtes phares sont connues. En premier lieu, la baisse des prix de 100 familles de produits de première nécessité (au total plus de 2 000 articles), qui est entrée en vigueur le 15 avril, le travail continuant pour faire en sorte que le petit commerce puisse participer à cette baisse sans être liquidé par la grande distribution, principale cible du mouvement. Deuxièmement, l’augmentation des bas salaires jusqu’à 1,4 SMIC de 200 euros, grâce à la mise en jeu de trois contributeurs (l’Etat pour 100 euros, les collectivités – département et région – se partageant les autres 100 euros avec les patrons). L’ « effort  » (!?) de ces derniers sera variable selon la taille des entreprises, le secteur d’activités et leurs résultats… Une augmentation de 4 % intervient pour les salaires compris entre 1,4 et 1,6 SMIC, et elle est de 2 % au-delà. Mais il faudrait aussi citer la réduction du prix de l’eau ou de l’électricité par exemple, le gel des loyers (dans le logement social) ou les acquis en termes de droits syndicaux. Finalement les lacunes les plus sérieuses concernent l’emploi et les minima sociaux.

Et pour la suite …
Pas besoin cependant d’être un grand « intersyndicaliste » pour anticiper les problèmes d’application et de contrôle des acquis. Déjà, signe que le mouvement a eu un impact profond sur les consciences et que la lutte va continuer, des comités de contrôle des prix ont commencé à se mettre en place dans certains quartiers et certaines communes.
Pour reprendre la main, le gouvernement a tendu un vaste piège : la tenue d’états-généraux conçus comme « la plus grande concertation jamais organisée en Outre-mer ». Concertation à la suite de quoi le gouvernement décidera évidemment lui-même et seul, dans un conseil interministériel de début juillet, des mesures à prendre. Avec lucidité, le Collectif a décliné l’offre en préférant rester dans son rôle non achevé de négociateur.
Reste qu’il faut identifier la faiblesse principale du mouvement, qui consiste dans la faible tradition d’auto-organisation du mouvement ouvrier et populaire. Une telle tradition ne se décrète pas par magie et suppose des expériences, des tentatives, des recommencements. C’est d’ailleurs ce manque qui obligeait le Collectif à fonctionner au consensus et non avec des votes clairs exprimant les débats à la base. Même la simple mesure du rapport de force comprenait une grande part d’intuition et d’aléatoire dans une telle situation.
Ce sera sans doute l’un des thèmes que nous approfondirons lors de la journée de réflexion du GRS le dimanche 19 avril. A quelques encablures de là, il n’y a aucun doute que le 1er mai 2009 sera grandiose parce qu’offensif, unitaire et collectif. Ce sera un nouveau jalon dans une lutte qui continuera contre la trop fameuse « pwofitasyon ».