Publié le Jeudi 29 avril 2021 à 18h14.

« Black Feminism » et intersectionnalité aux États-Unis

Extrait de « Black feminism and intersectionality », publié dans International Socialist Review n°91 (hiver 2013-2014).

 

En raison du rôle historique de l'esclavage et de la ségrégation raciale aux États-Unis, le développement d'un mouvement unifié des femmes exige de reconnaître les multiples implications de cette fracture raciale persistante. Si toutes les femmes sont opprimées en tant que femmes, aucun mouvement ne peut prétendre parler au nom de toutes les femmes s'il ne parle pas au nom des femmes qui subissent également les conséquences du racisme — qui place les femmes de couleur [women of color] de manière disproportionnée dans les rangs de la classe ouvrière et des pauvres. La race et la classe doivent donc être au cœur du projet de libération des femmes si l'on veut qu'il ait un sens pour les femmes qui sont les plus opprimées par le système.

Combattre le sexisme dans une société profondément raciste

En effet, l'une des principales faiblesses du mouvement féministe américain, majoritairement blanc, a été son manque d'attention au racisme, avec d'énormes répercussions : le fait de ne pas affronter le racisme finit par reproduire le statu quo raciste.

Le récit dominant du mouvement féministe moderne est qu'il a d'abord impliqué des femmes blanches à la fin des années 1960 et au début des années 1970, qui ont ensuite été rejointes par des femmes de couleur qui leur ont emboîté le pas. Mais ce récit est inexact dans les faits.

Des décennies avant la naissance du mouvement moderne de libération des femmes, les femmes noires s'organisaient pour lutter contre le viol systématique dont elles étaient victimes de la part des hommes blancs racistes. Des militantes des droits civiques, dont Rosa Parks, ont fait partie d'un mouvement populaire qui s'est fait entendre pour défendre les femmes noires victimes d'agressions sexuelles racistes — une intersection d'oppression unique pour les femmes noires dans l'histoire des États-Unis.

Danielle L. McGuire explique ainsi que « tout au long du vingtième siècle, les femmes noires ont régulièrement dénoncé les abus sexuels. En faisant de leur voix une arme dans les guerres contre la suprématie blanche, que ce soit à l'église, au tribunal ou dans les audiences du Congrès, les femmes afro-américaines ont résisté avec force à ce que Martin Luther King Jr. a appelé la "chosification" de leur humanité. Des décennies avant que les féministes radicales du mouvement des femmes n'exhortent les survivantes de viols à "parler", les protestations publiques des Afro-Américaines ont galvanisé l'indignation locale, nationale et même internationale et ont déclenché des campagnes plus vastes pour la justice raciale et la dignité humaine1 ».

« Une oppression raciale-sexuelle »

En réponse au degré extrême de racisme et de sexisme auquel elles étaient confrontées dans les années 1960, les femmes noires et les autres femmes de couleur ont commencé à s'organiser contre leur oppression, en formant une multitude d'organisations. En 1968, par exemple, des femmes noires du Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC) ont formé la Third World Women's Alliance. En 1973, un groupe de féministes noires notables, dont Florynce Kennedy, Alice Walker et Barbara Smith, ont formé la National Black Feminist Organization (NBFO). En 1974, Barbara Smith s'est jointe à un groupe d'autres féministes lesbiennes noires pour fonder le Combahee River Collective, basé à Boston, en tant qu'alternative radicale et consciente à la NBFO. Le Combahee River Collective a été nommé pour commémorer le succès du raid du chemin de fer clandestin de Combahee River en 1863, planifié et dirigé par Harriet Tubman, qui a libéré 750 esclaves.

La déclaration de principes du Combahee River Collective, publiée en 1977, décrivait sa vision du féminisme noir comme une opposition à toutes les formes d'oppression, y compris l'oppression liée à la sexualité, à l'identité de genre, à la classe sociale, au handicap et à l'âge, plus tard intégrée dans le concept d’intersectionnalité : « La définition la plus générale de notre politique à l'heure actuelle serait de dire que nous sommes activement engagés dans la lutte contre l'oppression raciale, sexuelle, hétérosexuelle et de classe, et que nous considérons comme notre tâche particulière le développement d'une analyse et d'une pratique intégrées basées sur le fait que les principaux systèmes d'oppression sont imbriqués. La synthèse de ces oppressions crée les conditions de nos vies. En tant que femmes noires, nous considérons le féminisme noir comme le mouvement politique logique pour lutter contre les oppressions multiples et simultanées auxquelles toutes les femmes de couleur sont confrontées2. »Elles ajoutent : « Nous savons qu'il existe une oppression raciale-sexuelle qui n'est ni uniquement raciale ni uniquement sexuelle, par exemple, l'histoire du viol des femmes noires par les hommes blancs comme arme de répression politique3 ».

La lutte contre le sexisme et le racisme dans les années 1970

Il faut reconnaître que de nombreuses femmes de couleur qui se sont identifiées comme féministes dans les années 1970 et 1980 ont fortement critiqué le refus du féminisme dominant de s'attaquer au racisme et aux autres formes d'oppression. Barbara Smith, par exemple, a plaidé pour l'inclusion de touTEs les oppriméEs dans un discours de 1979, dans un défi clair aux féministes blanches, hétérosexuelles et de classe moyenne : « La raison pour laquelle l’antiracisme est une question féministe s'explique facilement par la définition même du féminisme. Le féminisme est la théorie et la pratique politiques visant à libérer toutes les femmes : les femmes de couleur, les femmes de la classe ouvrière, les femmes pauvres, les femmes handicapées, les lesbiennes, les femmes âgées, ainsi que les femmes hétérosexuelles blanches économiquement privilégiées. Tout ce qui n'est pas cela n'est pas du féminisme, mais simplement de l'autosatisfaction féminine4. »

Mais au cours des années 1960 et 1970, de nombreuses femmes noires et d'autres femmes de couleur se sont également senties mises à l'écart et aliénées par le manque d'attention portée à la libération des femmes au sein des mouvements nationalistes et autres mouvements antiracistes. Le Combahee River Collective, par exemple, était composé de femmes qui étaient des vétéranes du Black Panther Party et d'autres organisations antiracistes. Dans ce contexte politique, les féministes noires ont établi une tradition qui rejette la priorité accordée à l'oppression des femmes sur le racisme, et vice versa. Cette tradition présuppose le lien entre le racisme et la pauvreté dans la société capitaliste, rejetant ainsi les stratégies de la classe moyenne pour la libération des femmes qui ne tiennent pas compte de la centralité de la classe dans la vie des femmes pauvres et de la classe ouvrière.

Le féminisme noir de gauche comme politique d'inclusion

Les féministes noires ont développé, depuis l'époque de l'esclavage, une tradition politique distincte fondée sur une analyse systématique des oppressions interdépendantes de la race, du sexe et de la classe. Depuis les années 1970, les féministes noires et les autres féministes de couleur aux États-Unis se sont appuyées sur cette analyse et ont élaboré une approche qui fournit une stratégie pour combattre toutes les formes d'oppression dans le cadre d'une lutte commune.

Les féministes noires — ainsi que les Latinas et d'autres femmes de couleur — des années 1960, qui critiquaient à la fois le mouvement féministe à prédominance blanche pour son racisme et les mouvements nationalistes et autres mouvements antiracistes pour leur sexisme, ont souvent formé des organisations distinctes pour faire face aux oppressions particulières auxquelles elles étaient confrontées. Et lorsqu'elles affirmaient à juste titre les différences de race et de classe entre les femmes, elles le faisaient parce que ces différences étaient largement ignorées et négligées par une grande partie du mouvement des femmes de l'époque, rendant ainsi les femmes noires et les autres femmes de couleur invisibles en théorie et en pratique.

Comme on l'a compris depuis, l’objectif final n'était cependant pas, pour la plupart des féministes noires et autres féministes de couleur de gauche, la séparation raciale permanente.

L'objectif de l'intersectionnalité au sein de la tradition féministe noire est de construire un mouvement plus fort pour la libération des femmes qui représente les intérêts de toutes les femmes. Barbara Smith a décrit sa propre vision du féminisme en 1984 : « J'ai souvent souhaité pouvoir faire passer le message qu'un mouvement engagé dans la lutte contre l'oppression sexuelle, raciale, économique et hétérosexiste, sans parler de celui qui s'oppose à l'impérialisme, à l'antisémitisme, aux oppressions subies par les handicapés physiques, les personnes âgées et les jeunes, tout en défiant le militarisme et la destruction nucléaire imminente, est tout le contraire de l’étroitesse5. »

Marxisme et intersectionnalité

Cette approche de la lutte contre l'oppression ne se contente pas de compléter mais renforce la théorie et la pratique marxistes, qui cherchent à unir non seulement tous ceux qui sont exploités mais aussi tous ceux qui sont opprimés par le capitalisme en un seul mouvement qui lutte pour la libération de toute l'humanité. L'approche féministe noire décrite ci-dessus renforce la célèbre phrase de Lénine dans Que faire ? : « La conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tous abus, toute manifestation d’arbitraire, d’oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes, et à réagir en social-démocrates et rien qu’en social-démocrates6. »

Le Combahee River Collective, qui était peut-être l'organisation de féministes noires la plus consciemment de gauche dans les années 1970, reconnaissait son adhésion au socialisme et à l'anti-impérialisme, tout en plaidant à juste titre pour une plus grande attention à l'oppression : « Nous réalisons que la libération de tous les peuples opprimés nécessite la destruction des systèmes politico-économiques du capitalisme et de l'impérialisme, ainsi que du patriarcat. Nous sommes socialistes parce que nous croyons que le travail doit être organisé pour le bénéfice collectif de ceux qui font le travail et créent les produits, et non pour le profit des patrons. Les ressources matérielles doivent être réparties équitablement entre ceux qui créent ces ressources. Nous ne sommes cependant pas convaincus qu'une révolution socialiste qui n'est pas aussi une révolution féministe et antiraciste garantira notre libération…. Bien que nous soyons essentiellement d'accord avec la théorie de Marx telle qu'elle s'applique aux relations économiques très spécifiques qu'il a analysées, nous savons que son analyse doit être approfondie pour nous permettre de comprendre notre situation économique spécifique en tant que femmes noires7. »

En même temps, l'intersectionnalité ne peut pas remplacer le marxisme — et les féministes noires n'ont jamais tenté de le faire. L'intersectionnalité est un concept qui permet de comprendre l'oppression, et non l'exploitation. Même le terme communément utilisé de « classisme » décrit un aspect de l'oppression de classe — le snobisme et l'élitisme — et non l'exploitation. La plupart des féministes noires reconnaissent les racines systémiques du racisme et du sexisme, mais mettent beaucoup moins l'accent que les marxistes sur le lien entre le système d'exploitation et l'oppression. Le marxisme est nécessaire parce qu'il fournit un cadre pour comprendre la relation entre l'oppression et l'exploitation (c'est-à-dire l'oppression comme sous-produit du système d'exploitation de classe), et identifie également la stratégie pour créer les conditions matérielles et sociales qui permettront de mettre fin à l'oppression et à l’exploitation. 

Traduction Julien Salingue

  • 1. Danielle L. McGuire, At the Dark End of the Street: Black Women, Rape, and Resistance, Random House, 2010, pp. XIX-XX.
  • 2. Déclaration du Combahee River Collective, avril 1977.
  • 3. Idem.
  • 4. Citée dans Cherríe Moraga et Gloria Anzaldúa (eds.), This Bridge Called my Back: Writings by Radical Women of Colo, Kitchen Table: Women of Color Press, 1983, p. 61.
  • 5. Barbara Smith (ed.), Home Girls: A Black Feminist Anthology, Rutgers University Press, 2000, p. 257-258.
  • 6. V.I. Lénine, Que Faire ?, Éditions sociales, pp. 119-120.
  • 7. Déclaration du Combahee River Collective, avril 1977.