De Gérard Davet et Fabrice Lhomme : une lecture (très) critique, par Julien salingue.
Affublé d’un tel titre, le dernier ouvrage proposé par les journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme ne pouvait manquer de faire du bruit. Avec en plus un concept « innovateur » : le livre est une « enquête » réalisée par cinq étudiantEs en journalisme, « parrainés » par deux professionnels. Et on n’a pas été déçus : documentaire diffusé sur LCI, nombreuses invitations sur les stations de radio et les chaînes de télévision, reprises dans la presse écrite… Avec un quasi-unanimisme pour saluer le travail, mais aussi des critiques, moins médiatisées, portant sur la méthode et/ou sur le contenu du livre.
Des critiques que nous souhaiterions prolonger dans cet article qui, cela va mieux en le disant, ne préjuge pas de la motivation ni de la bonne foi des 5 étudiantEs en journalisme, et concerne avant tout le travail de Davet et Lhomme, ainsi que le discours qu’ils portent dans les médias autour de l’ouvrage. Le documentaire et les diverses apparitions médiatiques des journalistes ont en effet montré que les étudiantEs n’ont maîtrisé ni le thème, ni le titre, ni la médiatisation de l’ouvrage, et qu’ils et elles ne sauraient dès lors en être tenus responsables.
« La plume dans la plaie » ?
Comble de l’originalité – et de l’audace –, le titre du documentaire consacré à « l’enquête », et diffusé sur LCI, est « la Plume dans la plaie », en référence à la célèbre formule d’Albert Londres, que Gérard Davet reprend à son compte lors d’une discussion avec les cinq étudiantEs :
« Quand notre vieil Albert Londres se penche sur le Tour de France, il ne raconte pas les belles routes de France, les gens qui s’embrassent, etc. Il fait les forçats de la route, le dopage… Il fait le mauvais côté du Tour de France, voilà. Ben nous on va prendre le mauvais côté de la Seine-Saint-Denis, le mauvais côté du fait religieux. C’est vraiment ce contexte là qui nous intéresse et c’est une volonté de mettre la plume dans la plaie pour reprendre Albert Londres ».
Gérard Davet semble donc considérer que le travail d’Albert Londres sur les « mauvais côtés » du Tour de France en 1924 serait équivalent à un travail sur les « mauvais côtés » de l’islam en Seine-Saint-Denis en 2018. Or, lorsqu’à l’été 1924 Albert Londres dénonce, dans le Petit Parisien, l’envers du Tour de France, il se fait notamment l’écho des critiques formulées par les frères Francis et Henri Pélissier, deux cyclistes ayant abandonné l’épreuve pour protester contre la direction et le règlement de la compétition qui auraient poussé, au nom du spectacle, les coureurs à toujours plus d’efforts, et donc à mettre leur santé en danger, entre autres en ayant recours au dopage. Les Pélissier et Albert Londres seront dès lors les cibles des critiques virulentes de la direction du Tour, notamment en la personne d’Henri Desgrange, directeur de l’épreuve et du magazine l’Auto, principal quotidien sportif de l’époque. En clair, le travail d’Albert Londres est alors à contre-courant des idées dominantes de l’époque et entre en confrontation avec de puissantes institutions, qu’elles soient sportives ou médiatiques, et par la même occasion des intérêts financiers.
Davet et Homme pensent-ils sérieusement qu’ils accomplissent un geste journalistique comparable à celui de « notre vieil Albert Londres » ? Pour cela, il aurait fallu qu’en 2018 l’islam en France, et a fortiori en Seine-Saint-Denis, soit présenté essentiellement sous ses « bons côtés », imposant de questionner ses éventuels « mauvais côtés », forcément méconnus. Mais on a beau chercher, on a du mal à trouver les équivalents des « belles routes de France » et des « gens qui s’embrassent » dans le traitement médiatique de l’islam en France. En revanche…
« L’islam des banlieues », épisode 329
Davet et Lhomme ne prétendent certes pas être des pionniers en la matière. Dans le reportage « La plume dans la plaie », Davet explique ainsi comment l’idée est venue de proposer la thématique de « l’islamisation du 93 » aux étudiantEs :
« Il y a eu un livre qui est paru, qui a été écrit par un ancien proviseur de lycée à Marseille, qui écrit que l’islamisation rampante est devenue un énorme problème dans les lycées à Marseille. De fil en aiguille avec Fabrice on s’est dit est-ce que ce n’est pas là un foyer d’enquête intéressant… »
Sauf erreur de notre part, le livre auquel il est fait référence ici est Principal de collège ou imam de la République ?, publié à l’été 2017 par Bernard Ravet, ancien principal de collège à Marseille (et non proviseur de lycée – l’investigation est décidément un combat). Un ouvrage qui a alors bénéficié d’un écho médiatique certain, avec diverses recensions et invitations de son auteur. Un livre dans lequel on peut lire, comble de l’originalité pour quiconque s’intéresse un tant soit peu au traitement médiatique de l’islam, que « le fanatisme […] cherche à empiéter sur le territoire physique de la République, centimètre par centimètre, en imposant ses signes et ses normes dans l’espace scolaire, dans les cours de récréations, les cantines, les piscines ».
Mais surtout, un livre qui faisait suite, entre autres, et pour se contenter d’ouvrages parus au cours des dernières années, à Banlieue de la république (Gilles Kepel, 2011), Quatre-vingt-treize (Gilles Kepel, 2012), Islam, l’épreuve française (Élisabeth Chemla, 2013), les Territoires perdus de la république (Collectif, 2002, réédité et augmenté en 2015), Soumission (Michel Houellebecq, 2015), Une France soumise (Georges Bensoussan, 2017), Partition (Alexandre Mendel, 2017), etc. Autant de livres qui, malgré des points de vue que l’on qualifiera de plus ou moins nuancés, s’inscrivent dans une même perspective : pour reprendre les mots de Gérard Davet, « prendre le mauvais côté du fait religieux [musulman] », avec un accent mis sur la situation dans les banlieues.
Autant dire que la plaie dans laquelle Davet et Lhomme prétendent porter la plume est déjà bien ouverte, voire béante, et que de nombreuses autres plumes, pas toujours les plus propres, y ont déjà été plantées. Les livres cités ci-dessous témoignent d’un intérêt éditorial qui se vérifie également, dans les médias dominants, par l’écho qu’ont rencontré certains de ces livres, mais aussi par les multiples « dossiers » et « Unes » qui ont été consacrées auxdites problématiques. Le projet de Davet et Lhomme, loin d’être en rupture ou en confrontation avec les idées dominantes, leur fait largement écho, au sens propre du terme. On est bien loin d’Albert Londres et de sa critique implacable du Tour de France…
Vous avez dit « islamisation » ?
En réalité, Davet et Lhomme vont même encore un peu plus loin que les ouvrages cités plus haut, dont on remarquera qu’aucun ne comporte, dans ses titre et sous-titre, le terme « islamisation ». Une belle innovation de Davet-la-plume et Lhomme-la-plaie – à moins que ce ne soit l’inverse – qui, ce faisant, s’inscrivent dans une lignée peu reluisante, puisqu’on ne le trouvait jusqu’alors, pour des livres évoquant la France, que chez des auteurs confidentiels oscillant entre la droite extrême et l’extrême droite. Le seul auteur de « renom » ayant inscrit ce terme sur la couverture de deux de ses livres n’étant autre que… Philippe de Villiers, connu pour sa lucidité et sa mesure quant à la place de l’islam en France…
Mais de cela, Gérard Davet et Fabrice Lhomme ne se préoccupent guère. Dans leur préface, les deux compères expliquent ainsi doctement que « l’islamisation » est, « selon le dictionnaire Larousse, l’"action d’islamiser", c’est-à-dire de "convertir à l’islam", et/ou d’"appliquer la loi islamique dans divers secteurs de la vie publique et sociale". » C’est tout ? C’est tout. Et c’est inquiétant, car des journalistes comme Davet et Lhomme devraient savoir que les mots ont un sens qui dépasse de très loin la seule définition du dictionnaire, a fortiori lorsqu’ils sont utilisés par des forces politiques, dans le débat public, à des fins de stigmatisation, voire d’incitation à la haine.
Le terme « islamisation » a en effet depuis longtemps, dans les pays occidentaux, pris un autre sens – s’il l’a jamais eu – que celui de la simple description du type Larousse : « Au milieu des années 2000, un mot étrange commence à imprégner les débats publics dans la plupart des sociétés européennes : islamisation. Les musulmans, dont le nombre s’accroîtrait dangereusement, chercheraient à submerger et, in fine, à dissoudre les cultures nationales. »1 L’obsession de « l’islamisation » est en réalité l’un des corolaires de la théorie du « grand remplacement », fantasme de l’extrême droite la plus vulgaire.
L’absence de prise de distance vis-à-vis d’un terme aussi négativement connoté, qui se retrouve au contraire sur la couverture de « l’enquête », témoigne, au mieux, d’une méconnaissance grave du dossier et, au pire, d’une adhésion implicite à un discours de stigmatisation, voire de haine. Avec à l’arrivée, un hommage rendu par, excusez du peu, le très albertlondrien Valeurs actuelles, qui affirme, à propos du livre Inch’Allah : « Le réveil est tardif, il n’en est pas moins réussi ».
Quand des témoignages deviennent des faits
Le contenu du livre confirme malheureusement, et sans surprise, que la règle énoncée par Davet et Lhomme dans la préface – « Oublier tous les a priori, les clichés, les intox, et en revenir à ce qui fait l’essence même de notre métier : les faits » – n’a guère été respectée. Nous ne reviendrons pas ici sur les diverses bourdes qui jalonnent l’ouvrage, déjà évoquées, entre autres, par Faïza Zerouala et Nassira El Moaddem, avec notamment la confusion, dès le début du livre, entre « muezzin » et « minaret »2. Et l’on ne s’étendra pas davantage sur les clichés véhiculés (« Ces quartiers où, désormais, il ne fait pas bon ouvrir un commerce à l’ancienne », « Il a le parler vrai des gens du bâtiment, cette sorte de confrérie unie par le labeur et les conditions de travail, les mêmes pour tous », « Consommer halal est devenu une évidence à Saint-Denis. De fait, quasiment une obligation », etc.).
Le point sur lequel nous voudrions insister est l’omniprésence, dans l’ouvrage, d’un biais particulièrement révélateur du divorce d’avec « les faits » : le crédit aveugle accordé à celles et ceux qui dénoncent « l’islamisation » de la Seine-Saint-Denis n’a d’égal que la méfiance, voire la défiance à l’égard de celles et ceux qui sont considérés comme ses promoteurs.
On remarque ainsi que la parole des contempteurs de « l’islamisation » n’est jamais remise en question, et que leurs témoignages deviennent des faits. À un point tel que l’on ne sait plus, dans de nombreux passages du livre, qui s’exprime. Exemple avec le chapitre consacré à l’aéroport de Roissy : « Des salariés de sandwicherie ne veulent plus toucher de jambon. D’autres ne manipulent plus les alcools vendus dans les duty-free. Un agent chargé du remboursement de la TVA sur certains produits refuse même de s’occuper de la détaxe des boissons alcoolisées pour avoir la conscience tranquille. Et que dire de ce chauffeur de bus qui en plein service se met à glorifier les attentats ? ». Les journalistes ont-ils assisté à ces scènes ? On en doute. Leur ont-elles été racontées ? Si c’est le cas, on ne sait pas par qui, et l’usage de guillemets eut été préférable. Ces informations ont-elles été vérifiées, recoupées ? Rien ne permet de l’affirmer. Pourquoi ne pas user du conditionnel ? On n’en sait rien. Et les exemples de ce type sont (très) nombreux.
On ne sera dès lors guère surpris de constater que lorsque les témoins déplorant « l’islamisation » sont cités nommément et entre guillemets, leur parole n’est guère questionnée. Les « faits » qu’ils et elles rapportent se sont peut-être produits mais ils ne sont, à de très rares exceptions près, jamais recoupés ou vérifiés. Difficile, dans de telles conditions, de parler d’investigation et de faits. Tout au plus une collection de témoignages, dont on n’a aucun moyen de vérifier la véracité, qui semblent en réalité être mis bout-à-bout sans plus de précautions car ils servent essentiellement à venir à l’appui de l’exposé d’une thèse, formulée dans la préface du livre : « Oui, l’islamisation est à l’œuvre en Seine-Saint-Denis ». Le fait que deux des témoins longuement citées aient déjà émis des protestations suite à la publication du livre, accusant les auteurs d’avoir déformé, voire instrumentalisé leurs propos, n’étonnera donc personne…3
Deux poids, deux mesures ?
Le traitement des témoins qui sont considérés, au pire, comme des promoteurs de l’islamisation ou, au mieux, comme des naïfs, est tout à fait différent. Un double standard qui se traduit notamment dans un premier constat : lorsque ces témoins font l’objet d’un chapitre, des points de vue critiques d’autres témoins sont systématiquement convoqués, dont les positions peuvent même occuper davantage d’espace que les propos de celui dont on prétend faire le portrait. Le chapitre « le lobbyiste » est à cet égard un cas d’école, tant il est à charge. Des procédés que l’on ne retrouve pas lorsque c’est le portrait d’un contempteur de « l’islamisation » qui est dressé…
Au-delà de ce constat général, divers détails traduisent ce deux poids deux mesures. On apprend ainsi que M’Hammed Henniche, secrétaire général de l’Union des associations musulmanes du 93, a un « parcours sinueux ». Lorsqu’il déclare que son collectif a « une crédibilité réelle, [que] les politiques répondent à [leurs] appels, [qu’ils] connai[ssen]t tout le monde », il « fanfaronne ». Le genre de termes que l’on ne retrouve jamais lorsque l’on parle des témoins inquiets de « l’islamisation », qui « expliquent » ou « racontent ». De même, lorsqu’est évoquée la personne d’Hassan Farsadou, président de l’Espérance musulmane de la jeunesse française, et sa capacité à opérer des changements d’alliance politique dans le but de peser sur la vie municipale, il est qualifié d’ « opportuniste » (c’est le titre du chapitre qui lui est consacré). En revanche, Mohammed Chirani, ancien délégué du préfet, qui n’hésite pas lui non plus à opérer, selon les termes des journalistes, des « revirements » électoraux, est un « missionnaire » (c’est le titre du chapitre qui lui est consacré). Nuance. On notera au passage que, comme M’Hammed Henniche, Hassan Farsadou ne se contente pas de « raconter » ou d’ « expliquer » : il « se vante », quand il ne « pérore » pas.
Autre exemple avec Madjid Messaoudene, élu de gauche à Saint-Denis, dont on apprend, immédiatement après une citation de ses propos concernant les écoles religieuses, qu’il s’exprime en « ignorant délibérément le contexte lié au terrorisme islamiste ». Des remarques critiques que l’on n’entendra guère, par exemple, à propos du « flic », Pierre Biancamaria, au sujet duquel on peut lire ce qui suit : « On croit parfois déceler quelques relents islamophobes dans son discours, quand il se lâche. Trop d’acrimonie, peut-être le sentiment d’un gâchis irresponsable. Le renseignement, quand on se sent inutile, incompris, visionnaire mais impuissant, ça vous déglingue ». En d’autres termes, on peut tolérer de l’islamophobie chez un « grand flic », et même l’expliquer de manière acritique. Mais un élu de gauche qui ne se conforme pas à la thèse générale du livre sera immédiatement renvoyé à son « ignorance délibérée » du « terrorisme islamiste »… On notera d’ailleurs qu’un peu plus tôt dans le livre, M. Messaoudene est logé à la même enseigne que M’Hammed Henniche et Hassan Farsadou. Contrairement aux témoins déplorant « l’islamisation », l’élu de Saint-Denis ne « raconte » pas ni n’« explique ». Il « clame sans ciller ».
Dernier exemple parmi tant d’autres, qui peut paraître anecdotique mais qui est à bien des égards révélateur, le diable se cachant bien souvent dans les détails. On apprend dans le livre qu’une « liste noire » circule au sein de la mission locale de Sevran, sur laquelle seraient répertoriées des associations qui, sous couvert d’insertion professionnelle, se livreraient à du prosélytisme. L’évocation de l’existence de cette liste ne suscite aucun commentaire de la part des journalistes. Mais, quelques pages plus loin, une « autre liste » est mentionnée, également en circulation à la mission locale, qui regrouperait des entreprises « très tolérantes vis-à-vis des signes religieux », et vers lesquelles pourraient donc être orientées les jeunes filles musulmanes en recherche d’emploi et voulant conserver leur voile sur leur lieu de travail. Vous l’avez ? On vous le donne, en mille : « [une] liste dont la légalité semble discutable ».
Inch’Allah... ou pas
Dans le documentaire « la Plume dans la plaie », Gérard Davet explique à une des étudiantes, qui lui fait alors part de ses doutes sur l’objectif de « l’enquête », que le sujet est « simple » et « évident ». Des propos éloquents, et à l’image de la « simplicité » des recettes qui ont été employées pour construire l’objet Inch’Allah : un thème surexploité mais qui n’en demeure pas moins surmédiatisé, un titre « racoleur » – c’est Fabrice Lhomme qui le dit – et la promesse de « révélations » – que l’on cherche encore, tant l’ensemble a un goût de réchauffé.
Est-ce à dire que tout serait à jeter ? Non. À certains moments, des nuances apparaissent, des processus complexes sont évoqués, qui auraient pu former, dans un autre cadre, une invitation à réfléchir. Mais ils sont rares, et ils sont surtout noyés dans le flot de faits-témoignages qui ne sont jamais remis en question et/ou en perspective, et dont l’accumulation, à défaut de démontrer quoi que ce soit, laisse à penser que le 93 serait désormais sous le contrôle des intégristes musulmans.
De toute évidence, Davet et Lhomme ont oublié que la formule d’Albert Londres dont ils se revendiquent concluait une phrase dont il est malaisé de séparer les membres : « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. » En l’occurrence, Inch’Allah s’avère être une énième pierre ajoutée à l’édifice de la construction médiatique du « problème de l’islam » et, partant, de la stigmatisation des musulmanEs.
- 1. Raphaël Liogier, le Mythe de l’islamisation, Seuil, 2012 (introduction).
- 2. « "Inch’Allah" : deux journalistes du Monde forment des étudiants en déformant le 93 », en ligne sur Mediapart et sur le Bondy blog.
- 3. Véronique Decker (« la directrice ») et Martine Roman (« la secrétaire »), dont on peut trouver les témoignages (critiques) sur Mediapart.