Une formidable accélération politique. C’est ainsi que l’on peut décrire ce que nous avons vécu ces dernières semaines autour de la question du racisme et des violences policières. Bien malin serait celui qui aurait pu affirmer, il y a un mois, que ces thématiques allaient occuper une place centrale dans le débat public, au point qu’Assa Traoré soit invitée en plateau sur BFM-TV et que Christophe Castaner soit contraint de faire des annonces très mal reçues par les syndicats de policiers… avant de rétropédaler. Un rapport de forces est bel et bien engagé.
La mort de George Floyd aux USA, et les mobilisations qui s’en sont suivies, ont évidemment joué un rôle de déclencheur dans la séquence que nous connaissons actuellement. Il serait toutefois particulièrement erroné de considérer, comme le font certains éditorialistes et responsables politiques, que les importantes manifestations qui ont eu lieu en France ces dernières semaines ne seraient qu’une forme de mimétisme de ce qui se passe aux USA. Dans l’hexagone comme ailleurs, se combinent en effet des problématiques communes au niveau international et des problématiques spécifiques liées aux histoires nationales.
Racisme structurel
L’argument selon lequel « la France, ce n’est pas les États-Unis », visant à disqualifier la dénonciation du racisme structurel en France, a, à ce titre, autant de consistance que l’argument « Israël, ce n’est pas l’Afrique du sud », brandi contre celles et ceux qui qualifient Israël d’État d’apartheid. Il n’y a jamais de stricte équivalence entre deux situations historiques et/ou nationales, ce qui n’empêche pas d’identifier des processus similaires et de regrouper des situations sous un « label » commun. Viendrait-il à l’idée de qui que ce soit d’affirmer que l’on ne peut pas parler de démocratie représentative en France et aux USA au prétexte que « la France, ce n’est pas les États-Unis » ?
Le déni collectif qui a pu s’afficher dans les médias dominants face au caractère systémique du racisme fait d’ailleurs précisément partie de la mécanique du… racisme systémique, dont l’une des conditions de reproduction est son « auto-négation » par sa dilution dans une dénonciation de « mauvais comportements » individuels. Notons que ce phénomène fait écho aux discours affirmant qu’il existerait des « hommes sexistes » et des « comportements sexistes » mais niant le caractère structurel de l’oppression des femmes… Ces derniers jours, cette attitude vis-à-vis du racisme a été poussée jusqu’à la caricature, avec la répétition ad nauseam de la formule « Il y a des policiers racistes mais il n’y a pas de racisme dans la police ».
Il se passe « quelque chose »
Les mobilisations antiracistes de ces dernières semaines, quand bien même elles ne se poursuivraient pas au même rythme, ne sont pas un feu de paille, et traduisent des dynamiques profondément ancrées dans la société. Lorsque, le 30 mai, des milliers de sans-papierEs et leurs soutiens défilent dans les rues de Paris malgré une interdiction préfectorale, c’est qu’il se passe « quelque chose ». Lorsque, le 2 juin, des dizaines de milliers de personnes, très majoritairement des jeunes, voire des très jeunes, raciséEs, issus des quartiers populaires, se retrouvent devant le TGI de Paris autour de mots d’ordre particulièrement radicaux, là encore malgré une interdiction préfectorale, c’est qu’il se passe « quelque chose ». Idem avec le succès de la journée du 13 juin et les dizaines de milliers de personnes sur une place de la République que l’on n’avait pas vue depuis des années aussi remplie… Entre ces deux dates, de nombreux rassemblements et manifestations ont eu lieu aux quatre coins du pays (Toulouse, Lyon, Bordeaux, Rouen, Rennes, Marseille, Lille, etc.), qui témoignent là encore de la profondeur de la mobilisation.
Oui, il existe un racisme institutionnel en France, qui s’exprime tout autant dans les politiques criminelles à l’égard des migrantEs et des sans-papiers que dans la pratique systématique des contrôles au faciès, souvent à l’origine des crimes policiers. Et c’est contre ce racisme institutionnel que des dizaines de milliers de personnes se lèvent aujourd’hui, au premier rang desquelles les « premierEs concernéEs », pas contre des idées dangereuses ou des comportements individuels intolérables.
Polarisation
Le mouvement qui s’est enclenché en France a installé dans le débat public la thématique des pratiques violentes de la police et, au-delà, celle des discriminations systématiques, institutionnelles, dont sont victimes les populations racisées. Ce faisant, la mobilisation contribue à dévoiler un peu plus les positions des uns et des autres, et l’on assiste, de toute évidence, à un phénomène de polarisation autour de la question des violences policières.
La plupart des éditorialistes, qui donnent souvent le ton du débat public, sont contraints de reconnaître que la massivité des mobilisations témoigne de l’existence d’un « problème » bien réel, mais s’offusquent lorsqu’ils entendent prononcer les mots « racisme systémique » ou « police raciste ». À l’arrivée, tout en concédant quelque légitimité aux revendications portées dans les manifestations, ils se placent néanmoins du côté de l’ordre établi.
L’extrême droite et la droite extrême jouent, sans surprise, leur partition, et se posent en meilleurs défenseurs des policiers (version Marine Le Pen ou Éric Ciotti) et des blancs (version Génération identitaire et Marion Maréchal). L’action menée par Génération identitaire lors de la manifestation parisienne du 13 juin, avec le déploiement d’une banderole contre le « racisme anti-blanc », est un révélateur non seulement de ce phénomène de polarisation, mais aussi de la confiance manifeste de l’extrême droite, dans l’une de ses versions les plus radicales, qui doit nous interpeller.
Les (faux) pas en avant du pouvoir
Du côté du pouvoir, une fois de plus incapable de gérer une crise, des signaux contradictoires ont été donnés dans un premier temps : d’un côté, le discours de Castaner prônant la fin de l’utilisation de la clé d’étranglement ou la suspension des policiers coupables de racisme, et l’intervention de Macron auprès de la ministre de la Justice pour qu’elle se penche sur le cas d’Adama Traoré ; de l’autre, une défense de l’institution policière, une dénonciation des « violences » des manifestantEs, un refus d’autoriser les manifestations. Mais cet intenable « en même temps » macronien n’a pas duré, et les masques sont vite tombés.
Il aura suffi que les syndicats policiers aboient un peu plus fort que d’habitude pour que le pouvoir, également sous la pression de l’extrême droite, en reviennent aux fondamentaux, quitte à se dédire, comme dans le cas de Christophe Castaner qui a « dû » revenir sur l’interdiction de la clé d’étranglement. Et c’est Macron lui-même qui a sifflé la fin de la récré le 14 juin, assurant la police de son soutien total, n’ayant pas un mot sur les violences policières et parlant de « communautarisme » et de « séparatisme » à propos des manifestantEs.
Crispation identitaire
Des mots qui font écho à ceux de l’extrême droite la plus rance, laissant entendre que les manifestations de ces dernières semaines, explicitement tournées contre le racisme et les violences policières, auraient un lien quelconque avec des revendications « communautaristes » ou, pire encore « séparatistes ». Aurions-nous manqué les banderoles revendiquant l’autodétermination de la Seine-Saint-Denis ?
La situation ne prête malheureusement pas à rire. Car lorsque de jeunes manifestantEs noirs et arabes crient « égalité » et qu’on leur répond « communautarisme », c’est une certaine vision de la société qui s’exprime… A fortiori lorsque Macron en rajoute en déclarant : « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues. » La boucle est – quasiment – bouclée : en confondant sciemment mémoire et histoire, Macron, malgré quelques formules creuses supposées témoigner de son « ouverture », renvoie la critique des crimes du colonialisme à une position « anti-républicaine ».
Tel est, au passage, l’un des paradoxes de la position de nombre de pourfendeurs du « communautarisme » : (feindre de) ne pas se rendre compte qu’en renvoyant des personnes revendiquant l’égalité des droits à une supposée « communauté » au nom de laquelle ils et elles se mobiliseraient, voire en les accusant de vouloir se « séparer » du reste de la population, ils se livrent eux-mêmes à un exercice d’auto-affirmation identitaire, exprimant leur adhésion à un ordre raciste au sein duquel chacunE doit rester à la place qui lui est assignée, fût-elle subalterne.
Assumer la radicalité
Aucune forme de déception, bien évidemment, quant aux positions de Macron, car on n’en attendait pas moins d’un gouvernement affaibli et dépendant de ses bonnes relations avec la police, sur-sollicitée pour faire taire la contestation sociale. Celles et ceux qui ont cru voir autre chose que de la fébrilité du côté du pouvoir, pronostiquant des décisions satisfaisant, même partiellement, les aspirations des manifestantEs, en sont pour leurs frais. Macron et les siens ne sont en dernière instance que le personnel politique des classes dominantes et, en aucun cas, ils ne lâcheront les flics, piliers essentiels du maintien de l’ordre capitaliste.
Ce retour aux fondamentaux montre l’ampleur du chemin qui reste à parcourir dans la construction du rapport de forces. Les collectifs contre les violences policières, au premier rang desquels le comité Adama, ont montré leur force d’attraction, leur détermination et leur capacité à garder le cap malgré les pressions et les attaques ordurières, et nous continuerons de leur apporter tout notre soutien. Reste à savoir si l’ensemble de la gauche sociale et politique est prête à se joindre pleinement à la lutte, sans tentation substitutiste et en assumant la nécessaire radicalité du combat face à des flics de plus en plus déchaînés, un pouvoir autoritaire et une extrême droite plus que jamais en embuscade.
Un rapport de forces est engagé, qu’il s’agit de continuer à construire en refusant toutes les diversions, qu’elles viennent du pouvoir ou d’une certaine « gauche » qui brille depuis de longues années par son absence dans les luttes contre le racisme et contre les violences policières, quand elle n’a pas été elle-même la cible légitime de ces combats lorsqu’elle était au pouvoir. Un rapport de forces qui a déjà, en outre, commencé à contribuer à modifier le climat politique et social global, donnant une explosivité à la sortie du confinement et jouant le rôle d’encouragement à l’ensemble des mobilisations.