Publié le Samedi 12 octobre 2013 à 13h23.

Exposition : L’Anversitude des choses

Si l’on peut parler de peinture bourgeoise, les spécialistes en sont d’accord, c’est bien avec Jordaens (1593-1678), et voilà qui peut intéresser les anticapitalistes.Issu d’un milieu de riches marchands à l’époque où la cité brabançonne, avec sa vaste rade et ses bourses du commerce et des valeurs, n’avait pas encore perdu les deux tiers de ses habitants et restait la première place financière du continent, il avait choisi la peinture, épousant la fille de son maître Van Noort, reprenant son atelier et ses pratiques, collaborant avec Rubens, qui admirait sa facilité, ses coloris et sa vitesse d’exécution. Réussite qui l’autorisait à se peindre, à moins de trente ans, avec sa femme, sa fille et une servante, non pas assis en simple bourgeois mais en pied tel un gentilhomme, la main tenant un luth comme elle aurait tenu une épée, toile servant d’affiche à l’exposition. Après la mort de Rubens et de Van Dyck, il n’y eut plus à Anvers que lui et son atelier, cumulant les commandes des princes et des amateurs fortunés.<<

Une certaine « belgitude »Sujets religieux et mythologiques, mises en scène politiques, scènes familières, l’exposition montre bien les divers registres de cette peinture à grand spectacle et ce qui visuellement en faisait l’unité : science des couleurs, habileté du dessin et réutilisation de toile en toile d’expressions ou d’attitudes observées chez des amis ou des proches. Et une spécialité, l’exaltation de l’abondance et de la fécondité : là où le sujet ne réclame qu’un bovidé – tel l’enlèvement d’Europe – Jordaens y loge tout un troupeau ; quand le Christ chasse les marchands du temple, on le distingue à peine parmi les étals qui croulent, les corbeilles qui se renversent, les animaux qui fuient. C’est pourquoi Le satyre et le paysan, où il s’est figuré en train de souffler grotesquement sur sa soupe, et Le roi boit, où l’on trinque, chante, vomit et torche des enfants, restent ses compositions les plus célèbres, et comme des emblèmes d’une certaine « belgitude », poussée jusqu’à l’outrance dans le récent film de Van Groeningen La Merditude des choses. 

Or, en dépit de tous ses travaux pour l’Église, Jordaens était calviniste, peut-être de naissance (comme l’avait été la ville avant de retomber aux mains des Espagnols, comme le restaient les Provinces-Unies toutes proches), en tout cas déclaré à partir de 1648 et mis à l’amende pour propagande « hérétique » quelques années plus tard. Au catholicisme monarchiste, le calvinisme opposait son républicanisme, et son ouverture aux revendications bourgeoises et populaires pouvait aller jusqu’à braver les « bienséances » édictées dans les Cours. C’est pour contester l’hégémonie des genres « nobles » que des écrivains bourgeois développèrent alors le burlesque et l’héroï-comique dont Jordaens a livré l’équivalent pictural, et même dans ses toiles les plus « sérieuses », on voit ce qu’il y a de protestant dans l’humanisation des sujets mythologiques ou sacrés, de désacralisant aussi. Dans la forteresse assiégée et la place marchande déchue qu’était devenue Anvers, les bourgeois n’en étaient pas encore à dicter leurs actes aux gouvernants, mais ils goûtaient sans doute une petite revanche à bousculer leur esthétique.

Gilles Bounoure

Exposition : L’Anversitude des choses« Jordaens 1593-1678 : la gloire d’Anvers »Jusqu’au 19 janvier 2014. Au Petit Palais (Paris 8e).