Publié le Vendredi 7 décembre 2018 à 13h14.

Exposition : Une avant-garde polonaise

Centre Pompidou, 24 octobre 2018-14 janvier 2019.

On connaît les avant-gardes abstraites européennes, de Piet Mondrian à Gerrit Ritveld, à Hans Arp, Jean Gorin et Sophie Taeuber-Arp de Lissitzki, Malevich ou Tatlin à Exter, Popova et Rozanov ; acteurEs d’une histoire qui a vu se marier aventure artistique et révolution sociale. On connaît beaucoup moins ces deux figures majeures de l’avant-garde polonaise que sont Katarzyna Kobro et Wladislaw Strzemiński, fondateurs de l’unisme. On avait pu voir leurs œuvres dans l’exposition Présence polonaise en…1983. Et depuis, quasiment rien ! 

Autonomie de l’art et reconfiguration de sa pratique

C’est quasiment la première exposition monographique qui leur est consacrée. Pourtant, Katarzyna Kobro et Wladislaw Strzemiński sont à plus d’un titre des personnalités exceptionnelles de cette aventure qui fit se croiser l’art et l’utopie, la peinture et la sculpture mais aussi le graphisme ou plutôt la typographie, l’architecture et le design. Issus de l’expérience du constructivisme et du suprématisme où il et elle se formèrent, Kobro et Strzemiński vont chercher à aller au plus loin dans la revendication d’une autonomie de l’art et d’une reconfiguration de sa pratique. Pour l’unisme, la peinture n’a pas besoin de « représenter », puisqu’en mobilisant une articulation dynamique entre forme et plan, ligne, cercle et courbe, elle acquiert une qualité architectonique tout en devenant le lieu d’une expérience visuelle spécifique. Les paramètres du tableau s’articulent les uns avec les autres : les couleurs tissent une relation de contiguïté avec les lignes tout en contredisant le tracé par leurs contours. 

Il y a dans les peintures de Strzemiński un équilibre de relations où lignes, couleurs, matière et plan ne sont jamais définitivement organisés dans une relation hiérarchique. Ce qui les structure, c’est un principe d’égalité qui fait qu’elles demandent de l’attention et exigent que notre regard s’attarde sur les éléments formels du tableau. Les spectateurEs peuvent mettre l’accent sur certaines de ces composantes sans que cela occulte les autres. Car cette recherche porte sur les données propre de l’œuvre (structure, matière et couleur), sans rechercher ni effet ni dramatisation expressive. Cela explique l’absence délibérée de contrastes, de profondeur, voire de dynamisme spatial dans ses tableaux. Pour l’unisme, « l’œuvre d’art n’exprime rien... elle existe en soi »

Puissance formelle des œuvres

Le critique d’art Jean-Francois Chevrier souligne que « le tableau est une forme de pacification […] qui permet de donner au regard du spectateur un espace propre, soustrait aux tensions directionnelles et au drame des forces en conflit ». Pour Strzemiński, « l’art abstrait constitue un laboratoire de recherche dans le domaine formel. Les résultats de ces recherches entrent dans la vie à titre de composants définitifs du quotidien. Il ne faut toutefois pas en déduire la nécessité d’une utilisation immédiate de l’œuvre d’art abstraite […] l’effet social de l’art est donc indirect ». Pour Katarzyna Kobro, « l’union de la sculpture avec l’espace, la saturation de l’espace par la sculpture, la fusion de la sculpture dans l’espace et sa liaison avec lui constituent la loi organique de la sculpture » : plus de discontinuité entre l’espace intérieur et extérieur à la sculpture ; plus de hiérarchie entre l’un et l’autre mais une relation dialectique. Leur polychromie fragmente l’unité de ses sculptures pour les articuler de façon multiple à l’espace. Au fur et à mesure que l’on tourne autour, se noue chaque fois une perception et une relation différentes à l’espace (malheureusement leur présentation relève ici d’un quasi contresens). L’exposition permet de voir la puissance formelle de leurs œuvres. Elle montre comment, par exemple dans le domaine de la typographie, il et elle ont apporté des propositions très novatrices, ainsi que leur volonté d’une inscription sociale qui se traduisit dans le domaine de l’affiche, de la propagande et de l’éducation, voire de propositions architecturales où il et elle appliquèrent avec une intelligence aigüe les principes plastiques qu’ils avaient élaborés dans leur art. L’unisme va porter leurs œuvres de 1922 à 1936. Ensuite Strzemiński évolua vers une production marquée par l’influence du biomorphisme d’Hans Arp et du surréalisme. LaSeconde Guerre mondiale sera à l’origine de dessins/collages photographiques évoquant indirectement ou directement le génocide des juifs de Pologne.

Katarzyna Kobro et Wladislaw Strzemiński vont connaître tous les deux la violence et les destructions de l’occupation nazie et la chape de plomb du stalinisme, y compris après la guerre. L’œuvre et les artistes vont connaître censure et répression : Kobro poursuivie, salle Néo plastique du Musée de Lodz détruite, Strzemiński démis de ses fonctions. 

Un exposition à voir absolument, même si on regrette cependant une scénographie qui a parfois un côté « salle funéraire ».

Philippe Cyroulnik