Publié le Vendredi 22 mars 2019 à 12h43.

Joan Mitchell et Jean-Paul Riopelle : un couple dans la démesure

Fonds Hélène et Édouard Leclerc pour la Culture, Landerneau. Jusqu’au 22 avril 2019, tous les jours de 10 h à 18 h, en continu.

Joan Mitchell et Jean Paul Riopelle viennent tous les deux du continent américain, l’une des États-Unis, l’autre du Québec. C’est à Paris qu’ils se sont rencontrés, vers 1955. Ils vivront une relation de près de 25 ans, qui va se traduire par une confrontation picturale intense et tendue, qui nourrira et stimulera l’œuvre de chacun. Au-delà de leur séparation perdura un dialogue qui, dans la durée du couple, avait pris la forme d’un jeu de défi et de relance. Elle se perpétua dans la correspondance silencieuse que constituaient leurs œuvres.

« Ma peinture est comme un poème »

C’est dans la matrice de l’expressionnisme abstrait que Joan Mitchell (1925-1992) émerge, avec des artistes comme R. Motherwell et R. de Kooning ; mais on pourrait aussi citer les peintures d’A. Gorky (en regardant certaines de ses peintures des années 1950). Joan Mitchell déploie sa peinture à la croisée de l’expressionnisme abstrait, d’un dynamisme de la ligne (une ligne colorée qui jaillit dans le blanc) et dans la puissance d’une couleur innervant le tableau. On le perçoit dès ses premières peintures, où la couleur dessine dans l’espace du tableau jusqu’à celles plus tardives où se juxtaposent sans totalement se confondre des pans de couleurs tissés au gré de sa touche. Ils introduisent une scansion et des tensions qui donnent  à la fois rythme et tenue au tableau. Elle va élargir son mode de production en introduisant aussi dans la peinture un noyau central d’où vont rayonner des gerbes colorées associant énergie, expansion et concentration. Nourrie d’un sentiment de la nature, sa peinture sera portée par une recherche associant la fois équilibre et tension, rythme et méditation colorée. Il s’agit pour elle « d’éliminer le cliché, le matériel étranger » [à la peinture]. Si elle ressentit le besoin de s’installer à Vétheuil, près de ce cadre où vécut Monet, l’auteur des Nymphéas où le réel se dissout dans le champ de la couleur et de la touche. Bien que Mitchell s’inspire de la nature, elle s’en détache délibérément et en tire des équivalences colorées. Et revendique un univers spécifique à la peinture, fait de traits et de touches colorées, de pans et d’espaces où se mêlent intensités et silences dans leur liens et leur tension. « Ma peinture n’est pas une allégorie, ce n’est pas une histoire. Elle est plutôt comme un poème » déclare-t-elle.

Filiation avec l’imaginaire des peuples amérindiens

Jean-Paul Riopelle (1923-2002) vient de la rencontre entre le surréalisme et l’abstraction, en particulier dans le cadre du mouvement « automatiste ». Il s’agit d’ouvrir un espace d’investissement pictural à la mesure de l’espace nord-­américain, tout en se départissant de la prédominance américaine. D’où une proximité avec l’expressionnisme abstrait et le surréalisme, comme en témoigne sa signature du manifeste Rupture inaugurale en 1947. En 1948, il est un des signataires, au côté d’artistes comme Paul-Émile Borduas, Fernand Leduc ou Francois Sullivan, du manifeste du Refus global. Ses peintures du début, nourries de cette expérience du paysage, sont à la fois proches de celle d’un Jackson Pollock, dont Riopelle intègre l’expérience de l’action-painting, mais aussi portées par une relation à la matière picturale, à sa densité. C’est une caractéristique qui va marquer, chez Riopelle, la relation entre nature et peinture. 

C’est ce rapport au paysage et sa transcription dans la peinture qui vont nourrir la conversation passionnée entre Joan et Riopelle. Mais la relation de celui-ci au paysage va se traduire par un matiérisme de plus en plus affirmé (l’usage du couteau en témoigne, avec l’épaisseur, la densité et l’intensité qu’il permet). Vont apparaître dans ses peintures une dimension terrienne, un archaïsme presque totémique. Il développe une approche de la couleur qui en fait quasiment l’équivalent d’une écorce ou d’une terre. Il va revendiquer une filiation avec l’imaginaire des peuples amérindiens dans une communion entre l’art et la nature. « On y retrouve le même bouillonnement, le même goût de la pulsion en rafales. Une pulsion vibratoire proche de celle qui anime la pâte, matière de ses époustouflantes peintures mosaïques des années 50. Une même méthode les travaille », écrivait à son propos le critique René Viau. Sa peinture va progressivement se déporter sur une ligne de crête où se côtoient figuration et abstraction, avec  imbrication du trait et du signe, de la forme et de ce qui serait à la lisière d’une figure. Il déclare que pour lui il ne s’agit pas tant « d’abstraire la peinture de la nature » que d’y retourner. À partir de 1991, il va s’installer au Québec, à l’île aux Grues, pour vivre au cœur de cette nature où il veut s’immerger. Il y vivra jusqu’à sa mort en 2002. 

Dans cet échange, nous  avouerons quand même notre préférence pour le choix de la  peinture «comme  poème » de Joan Mitchell. L’exposition présente un ensemble assez époustouflant de peintures des deux artistes dont certaines de très grand format. Elles sont cependant un peu contraintes par un espace qui n’est pas toujours à l’échelle de certains des tableaux et de la respiration qu’ils nécessiteraient. À cette réserve près, il faut absolument aller voir cette exposition qui n’aura pas d’autre étape en France.

Philippe Cyroulnik