Publié le Dimanche 8 juin 2014 à 08h00.

"La leçon de la Résistance, c’est que même quand on est au fond du fond du trou, il faut continuer à se battre"

Entretien. Auteur de livres qui ont marqué leur époque comme l’Orchestre rouge, Notre ami le roi (auquel a contribué Christine Daure-Serfaty, militante des droits de l'homme qui vient de nous quitter) ou encore le Pull-over rouge, Gilles Perrault a également été l’un des fondateur et animateur de Ras l’front dans les années 90. Il publie un Dictionnaire amoureux de la Résistance (1), une passionnante et très personnelle histoire de la Résistance. De quand date ce projet de dictionnaire amoureux ?Moi je vis avec ces histoires là depuis ma tendre enfance. Je n’ai pas cessé de m’y intéresser. C’est quelque chose dans quoi je baigne depuis toujours. Le mot important de ce dictionnaire, c’est « amoureux ». Le choix se fait en fonction des amours, des affinités. Autrement dit, ce n’est pas un dictionnaire historique. Je ne prétends pas rendre compte de l’ensemble du phénomène « Résistance », mais je parle de ce qui me fait aimer cette Résistance depuis maintenant 70 ans. On a l’impression que vous ne cessez d’être surpris par ceux qui ont fait le choix de la Résistance, choix singulier, choix individuel ?C’est ce qui fait que ce phénomène qu’est la Résistance est tout à fait exceptionnel dans notre histoire. C’est un geste individuel. Il n’y a pas de conscription. Il n’y a pas d’ordre de mobilisation. C’est chacun, chacune, qui décide d’y aller, de s’engager, pour des raisons diverses et parfois contradictoires, sans que l’on puisse prévoir qui va s’engager dans la Résistance ou pas… voire s’engager dans la collaboration. J’ai toujours trouvé passionnant cette « armée des ombres » comme on dit, qui se constitue à partir de décisions, de motivations individuelles, personnelles. De telle sorte qu’il est impossible de prévoir à l’avance qui va s’engager et pour ceux qui s’engagent, dans quel camp ils vont s’engager. Sur un plan presque romanesque, voilà ce qui me rend le phénomène passionnant. Quand les anciens résistants, il n’en reste plus beaucoup, vous parlaient du moment où ils avaient pris leur décision, c’était souvent comme un déclic à la vue de quelque chose qui les choquait. Par exemple une croix gammée sur un édifice familier : tout à coup, ça devenait insupportable. Dans la Résistance, des gens d’horizons très divers se retrouvent, des adversaires politiques qui s’opposaient très violemment se retrouvent dans les rangs de la Résistance. Vous avez d’anciens cagoulards, des gens de gauche, d’extrême gauche… il y avait de tout. Qu’en est-il des communistes ?Il y a eu une longue période, disons de la débâcle du printemps (mai-juin) 1940 jusque l’attaque de l’union soviétique par l’Allemagne en juin 1941, une longue période où pour les militants communistes qui suivaient les ordres de leur direction clandestine, les choses n’étaient pas très claires. En même temps, chez ces militants communistes, il y avait un antifascisme ancré depuis longtemps. Ils savaient bien qu’il n’y avait pas d’amitié possible, de collaboration possible entre communistes et nazis. Mais le fait est, qu’à cause du pacte germano-soviétique, l’engagement des communistes dans la résistance n’est pas allé de soi. Certains se sont engagés dès juin 1940. Un homme comme Charles Tillon rédige dès juin 40 un tract appelant à la lutte contre l’Allemagne nazie. Il y a aussi Georges Guingoin… Les exemples sont très nombreux. Mais le parti dans sa masse ne s’engage pas. C’est la politique du Comintern [l’Internationale communiste dirigée par Moscou] qui déclare que la guerre est impérialiste, et que donc les travailleurs n’ont pas à s’en mêler... Et la guerre cesse d’être impérialiste le 22 juin 1941 quand la Wehrmacht s’attaque à l’Union soviétique. Ensuite, évidemment, les sacrifices des communistes, leur engagement, furent tellement fort, tellement décisif, que les atermoiements du début ont pu être passés sous silence ou minimisés.Et les poètes ? Oui, je parle des poètes, et je dis que la Résistance, ces quatre années ont été l’occasion des grandes retrouvailles entre le poésie et le peuple, même si c’est un peu grandiloquent. C’est vrai que les poèmes ont beaucoup circulé en samizdat [système clandestin de circulation d’écrits], avec des noms d’emprunt, des pseudonymes. Ça a fait bouger du monde. Vous revenez sur De Gaulle et Moulin…De Gaulle, c’était le patron. Pourquoi ? parce que les chefs des mouvements étaient tous clandestins, et de plus on ne les connaissait pas avant la guerre. Les Français dans leur masse ignoraient ces chefs : ils entendaient une voix à la BBC, « les Français parlent aux Français ». Les mouvements étaient divers, mais il y avait une voix fédératrice, c’était celle de De Gaulle. Dire que sans De Gaulle, sans Jean Moulin, à la fin de la Résistance, on aurait pu basculer dans la guerre civile, certainement pas. Il y avait des millions de soldats américains et britanniques sur le sol français. Il était complètement invraisemblable que ces armées alliées tolèrent une guerre civile pour la prise du pouvoir en France. D’ailleurs, le Parti communiste l’a bien compris, et c’est pourquoi il a rendu les armes, il a dissout les milices patriotiques. Il n’a pas tenté de prendre le pouvoir car ça n’avait aucune chance d’aboutir. Vous présentez un grand nombre de portraits dans votre dictionnaire. Y en a-t-il un qui retient plus que les autres votre attention, votre affection ?Peut-être Marcel Rajman, de « l’affiche rouge », ce jeune garçon qui a été fusillé le 21 février 1944 au Mont-Valérien avec 23 de ses camarades. Parce qu’il est jeune, qu’il est enthousiaste, qu’il a le goût du bonheur. Jusqu’à la mort, jusqu’au bout ses lettres vibrent du goût du bonheur et d’amour pour la vie. Pourquoi est-ce que cette histoire de la résistance continue à m’inspirer ? La leçon de la Résistance, c’est que même quand on est au fond du fond du trou, il ne faut pas désespérer, il faut continuer à se battre, que ce soit les armes à la main comme à l’époque ou autrement aujourd’hui. Pour moi, la résistance, c’est l’antidote au désespoir. Chaque fois que l’on se retrouve dans une situation dure, je pense à cette époque et je me dis que eux n’ont pas désespéré alors que tout les y invitait. Autrement dit, la partie n’est jamais perdue. C’est tout, mais c’est important. Vous avez été un des initiateurs de l’appel des 250 et un des animateurs de Ras l’front. Comment comprenez vous ce qui s’est passé lors des dernières élections européennes ?Il y a une digue qui a cédé. La différence avec les années 90, c’est qu’alors on pouvait créer un mouvement qui s’appelle Ras l’front et ça marchait. Aujourd’hui ça ferait sourire ou hausser les épaules. On s’est habitué à ces idées, en tout cas un grand nombre de nos concitoyens trouvent normal aujourd’hui ce que l’on trouvait anormal il y a moins de 20 ans. Ce qui est grave, c’est que ces idées qui faisaient réagir fortement, se soient banalisées à ce point. Le Cotentin, la Normandie, ça n’a jamais été une terre d’élection pour le FN. Si on m’avait dit un jour que mon village du Cotentin, mettrait Marine Le Pen et le FN en tête, franchement je ne l’aurais pas cru. Je ne l’aurais même pas cru il y a encore un mois... Ils sont en tête chez nous, un peu partout, dans une majorité de départements français. Ça c’est la signe qu’on s’est fait avoir. « On » a tout fait pour ça. Enfin, je dis « on », c’est la droite, la gauche... Tout a été fait pour que des tas de braves gens se disent « c’est insupportable, on va casser la baraque ». Certains camarades parlent d’une période qui ressemble « aux années 30 au ralenti »...On ne revivra pas les années 30, on ne revivra pas la Seconde Guerre mondiale qui en a été le couronnement. On aura autre chose qui sera terrible aussi. Parce que ces idées là sont nocives, qu’elles ne peuvent produire que du mal. Ce sera très différent. C’est déjà très différent : il n’y a pas des cohortes en chemises brunes ou en chemises noires qui défilent dans nos villes ou nos villages pour fêter la victoire. Tout se passe doucement, on a changé d’époque. Tout se passe en douceur... mais ça se passe quand même.

Propos recueillis par Pierre Baton1 – Plon, 2014, 22 euros