Entretien. À l’occasion de la sortie du très important ouvrage « Une histoire globale des révolutions », Ludivine Bantigny, qui en co-assure la direction, revient sur ce projet.
Avec « Une histoire globale des révolutions », il s’agirait de « sortir du panthéon des grandes révolutions, s’affranchir du cadre occidental » : est-ce là votre ambition ?
C’est vrai, même si évidemment il ne s’agit pas de « tordre le bâton ». Les révolutions française, haïtienne, russe, chinoise, sont largement traitées dans l’ouvrage, elles sont matricielles — on le montre — et ce qui est important c’est la circulation des influences. Il ne faut donc pas les négliger, mais le sujet est global. Les valeurs d’internationalisme, de fraternité entre les peuples, de souveraineté populaire se retrouvent. Il s’agit de dépasser le cadre national et de mettre en avant des révolutions peu connues, de décaler le regard, de le déplacer.
Au 20e siècle, le foyer de la révolution, ce n’est pas le Nord global, ce sont les Suds. La tricontinentale — Asie, Afrique, Amérique du Sud — est inspiratrice de révoltes, de soulèvements anticoloniaux et anti-impérialistes, de mouvements révolutionnaires. Le 20e siècle nous montre un phénomène révolutionnaire incessant, contrairement à la thèse de l’historien François Furet, qui proclamait que « la révolution est terminée » et voulait que cette affirmation soit autoréalisatrice. Cette longue histoire n’est pas achevée.
Est-ce à dire que tout ce qui bouge est rouge ?
Pas du tout ! La définition de la révolution qui ressort du livre dit tout le contraire. Et même s’il y a eu des courants fascistes prétendant parler de « révolution nationale », nous les définissons comme contre-révolutionnaires ! La révolution, selon nous, est liée à des valeurs d’égalité, de justice sociale, des objectifs — réalisés ou non — de changement de régime, de bouleversement des rapports sociaux et d’exploitation.
Notre ouvrage est collectif, et chaque auteurE a eu la liberté de choisir son périmètre dans la définition du mot révolution. Nous analysons d’ailleurs la révolution du mot « révolution », dans l’analyse des situations, des processus, accomplis ou non. Nous abordons, au fil des contributions, les questions essentielles des processus révolutionnaires, comme la violence en révolution, l’importance de l’événement révolutionnaire, lié aux structure sociales et démographiques, les explications structurelles de ces phénomènes. Il y a là un surgissement qui n’est pas prévisible, de la surprise... Qu’est-ce donc qui provoque ce surgissement ?
La subjectivité révolutionnaire, au sens du sujet qui fait la révolution, est examinée, en tant que protagonisme, à savoir la place et l’action d’individus ordinaires dans des situations extraordinaires, pour tenter de comprendre ce que l’événement produit sur les individus. Quel est donc ce sujet révolutionnaire ? La révolution chinoise, mais aussi l’Amérique latine, montrent l’importance de la paysannerie : la classe ouvrière n’est pas le seul sujet révolutionnaire.
Les révolutions du monde entier sont évoquées... Peut-on y voir un lien avec une définition de la révolution écosocialiste pour le 21e siècle ?
L’une des contributions du livre aborde les liens avec l’écologie. L’histoire environnementale, à l’âge de l’anthropocène ou même du capitalocène, conduit à complexifier la pensée du marxisme, présentée comme productiviste. Or Marx lui-même était sensible à la prédation du vivant. Il s’agit de repenser les relations des processus révolutionnaires au vivant, de prendre en compte les préoccupations environnementales, de donner leur place aux mouvements et aux surgissements comme les soulèvements des mineurs en Andalousie, dans la région du Rio Tinto.
Nous étudions également l’émergence d’une sorte d’appel à des communautés de petite taille, en référence à la Commune de Paris, des perspectives d’autonomie communale, qui ont un intérêt réel et un potentiel révolutionnaire. Ce sont les expériences du Chiapas, du Rojava fédéré et démocratique. Leur importance tient encore une fois aux circulations des modèles et des idées, à l’exemplarité des logiques communales et d’une organisation sociale non capitaliste. Mais la question de l’État demeure cruciale.
Nous abordons aussi la place des femmes dans la révolution, qui n’est pas un phénomène nouveau ! Lors de la Révolution française déjà, les femmes ont joué un rôle important, et elles l’ont fait en tant que femmes ! Ce sont les femmes qui ont mené la marche sur Versailles, en octobre 1789 ! Aujourd’hui, elles occupent une place souvent essentielle dans les processus révolutionnaires, à l’échelle planétaire !
De la même façon, la révolution haïtienne, anticoloniale, anti-impérialiste et anti-esclavagiste, montre que les questions posées par les approches intersectionnelles ne sont pas nouvelles, et que la « race » en tant que construction sociale renvoie à la position des groupes subordonnés qui se soulèvent...
L’actualité de la révolution ?
La révolution n’est pas finie, et l’histoire démontre que c’est bien de cela qu’il est question aujourd’hui ! Des processus sont en cours... Mais on ne se pose pas en stratèges. Le livre est riche des perspectives de l’émancipation révolutionnaire qui touche aussi aux arts, aux affects, à la créativité effervescente, aux aspirations à une forme de vie nouvelle, à la joie ! Dans la lutte pour la dignité et la reconnaissance, on refuse une certaine tiédeur, on assume d’aborder la passion et l’espoir.
Propos recueillis par Vincent Gibelin
Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, Boris Gobille, Laurent Jeanpierre, Eugénia Palieraki (dir), Une Histoire globale des révolutions, La Découverte, 1 200 pages, 36,90 euros.