Publié le Lundi 4 février 2019 à 12h16.

Le dernier Marx, Communisme en devenir

Ce petit ouvrage offre une réédition des deux textes majeurs que Marx a consacré à la toute fin de sa vie à l’obchtchina, autrement dit à la question de la commune rurale russe. La publication de ces deux sources est précédée par l’article pionnier que Maximilien Rubel, le grand éditeur français de Marx, avait publié en 1957 sur « Marx et l’avenir social de la Russie », et accompagnée de deux études inédites sur la question, dues à Michael Löwy et Pier Paolo Poggio.

 

Lettre à Nikolaï Mikhailovsky

Le premier de ces deux textes de Marx est une lettre envoyée en 1877 au grand écrivain populiste russe, Nikolaï Mikhailovsky, qui avait publié un article très critique envers Marx, en l’accusant d’avoir soutenu que le passage par le capitalisme constituerait une fatalité universelle à laquelle la Russie ne saurait échapper. Avec un ton cordial, Marx lui expliquait qu’il ne s’agissait là que d’une lecture rapide de ses œuvres et attirait en particulier son attention sur l’analyse de l’accumulation primitive qu’il avait rédigée dans le chapitre XXVI du livre I du Capital, pour souligner qu’il y avait bien précisé que son étude historique ne concernait que la seule Europe occidentale. En conséquence, Marx affirmait que la Russie pourrait tout à fait connaître un mode de développement différent, avant de terminer son courrier par des considérations générales d’une importance majeure, puisqu’il y soulignait qu’il serait erroné de considérer son œuvre comme « une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples ». Envoyée en 1884, au lendemain de la mort de Marx, par Engels à Vera Zassoulitch, cette lettre écrite originellement en français fut publiée dans la presse populiste en traduction russe à trois reprises entre 1886 et 1902, ce qui montre qu’elle était donc largement connue à la fin du XIXe siècle par les narodniki mais aussi par les marxistes russes.

Lettre à Vera Zassoulitch

Le second de ces textes est la lettre envoyée en 1881 par Marx à Vera Zassoulitch, qui était alors l’une des dirigeantes du petit groupe de révolutionnaires russes qui, sous la houlette de Gueorgi Plekhanov, était en train de passer du populisme au marxisme. Vera Zassoulitch avait interrogé Marx sur les propos que tenaient certains de ses disciples russes lorsqu’ils affirmaient que l’obchtchina ne constituait qu’une structure historiquement dépassée par le développement des rapports sociaux capitalistes et qu’elle ne pourrait donc constituer le fondement d’une voie russe et rurale vers le socialisme, comme l’avait jadis soutenu Tchernychevski. La réponse de Marx fut encore plus nette que dans sa lettre à Mikhailovsky, dans la mesure où il s’y déclarait « convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie », reprenant ainsi à son compte les positions des narodniki.

Cette lettre de Marx à Zassoulitch est toutefois restée largement inconnue, puisqu’elle ne fut retrouvée qu’après la révolution d’Octobre dans les archives de Pavel Axelrod, l’un des principaux dirigeants de la fraction menchevique. Elle fut éditée en 1924 par David Riazanov, avec quatre brouillons préparatoires de Marx qu’il avait retrouvés dans les archives que Laura Lafargue avait laissées à sa mort en 1911. Ces brouillons ont l’intérêt de comporter d’importants développements, qui ne se retrouvent pas dans la lettre à Zassoulitch, ce qui montre que Marx avait originellement eu l’intention d’écrire un long courrier argumenté, avant de renoncer à ce projet, sans doute en raison de la maladie qui commençait alors à l’affaiblir. Leur existence témoigne donc de l’intérêt que Marx avait éprouvé pour la question de l’obchtchina, ce qui l’avait d’ailleurs amené dans les années 1870 à apprendre le russe pour pouvoir y travailler. La correspondance suivie qu’il entretint dans ses dernières années avec Nikolaï Danielson, qui avait traduit en 1872 en russe le livre premier du Capital, témoigne aussi de l’importance qu’il accordait désormais à la Russie et de l’intérêt particulier qu’il éprouvait pour la condition de la paysannerie russe, dont les potentialités révolutionnaires lui semblaient réelles.

 

Le populisme russe n’est pas une antithèse du marxisme

Ces deux textes ont une importance théorique de premier plan. Ils permettent tout d’abord de jeter un autre regard sur la polémique qui opposa dans les années 1890 les populistes aux sociaux-démocrates russes, à propos des potentialités que la paysannerie russe pouvait offrir aux socialistes révolutionnaires russes, en raison de son mode traditionnel de production communautaire. Si Lénine n’a sans doute jamais eu connaissance de la lettre de Marx à Zassoulitch, ce qui l’aurait d’ailleurs sans doute beaucoup ennuyé, il en va autrement pour Zassoulitch et Axelrod, autrement dit pour les principaux dirigeants mencheviks, même s’il est possible qu’ils aient sincèrement oublié un texte qui ne pouvait leur être utile. Ces lettres de Marx montrent en tout cas à quel point il ne faut pas caricaturer les débats entre sociaux-démocrates et populistes. Si l’on a récemment pu relativiser les désaccords entre ces deux groupes, en soulignant en particulier l’influence que les narodniki ont pu exercer sur les dirigeants de la social-démocratie russe, il convient aussi de constater, en prenant connaissance de ces deux textes, que le populisme russe ne doit pas être conçu comme une antithèse du marxisme.

Ceci étant, il serait tout à fait erroné d’opposer Marx aux marxistes russes, dans la mesure où l’évolution historique modifiait à l’époque de Lénine les données de l’analyse que Marx avait pu développer dans les années 1870, au lendemain du décret d’émancipation des serfs donné par Alexandre II en 1861. Ainsi, alors qu’en 1882, Engels pouvait encore considérer avec Marx, dans la préface qu’il avaient rédigée pour la traduction russe du Manifeste du parti communiste, que « l’actuelle propriété commune russe peut devenir le point de départ d’une révolution communiste », il était revenu sur ce jugement en considérant, dans les lettres qu’il écrivit entre 1890 et 1894 à Danielson, que le processus de transformation capitaliste de la Russie et d’expropriation paysanne était désormais par trop avancé pour que l’obchtchina puisse constituer une forme de propriété sociale d’avenir. Ce jugement d’Engels n’était pas contradictoire avec les écrits de Marx, qui avait souligné dans sa lettre à Mikhailovsky que « si la Russie tend à devenir une nation capitaliste […], elle en subira les lois implacables ». En d’autres termes, si Marx considérait en 1870 que l’obchtchina demeurait encore une formation sociale suffisamment vivante pour ouvrir une voie spécifique vers le socialisme, il pressentait toutefois aussi que la déliquescence de la propriété privée ouverte par les réformes d’Alexandre II pourrait refermer rapidement cette hypothèse. L’empressement des masses rurales à se partager en 1917 les terres des anciennes obchtchiny et à développer une conception très individualiste du mot d’ordre « la terre aux paysans » devait effectivement confirmer cette intuition.

 

Un Marx bien peu ouvriériste

Plus fondamentalement, ces textes de Marx offrent une clef de lecture majeure pour toute réflexion sur le matérialisme historique. Ils montrent tout d’abord que la philosophie de l’histoire de Marx se voulait en rupture avec toute forme de déterminisme. Particulièrement intéressant est le parallèle que Marx établit dans sa lettre à Mikhailovsky entre le mouvement des enclosures anglais et l’expropriation de la petite paysannerie romaine à la fin de l’époque républicaine, afin de noter qu’un même processus eut des conséquences divergentes, puisque « les prolétaires romains devinrent non des travailleurs salariés, mais un mob fainéant ». Si Marx fut un « marxiste hérétique », comme s’attache à le souligner dans cet ouvrage Pier Paolo Poggio, il fut d’abord et avant tout un « marxiste orthodoxe », au sens que Lukács donnait à cette expression, dans la mesure où le matérialisme qui fondait sa méthode historique reposait sur une analyse de faits concrets et non sur l’énonciation de lois générales dont le supra-historicisme n’aurait constitué qu’un nouvel idéalisme.

On notera aussi à quel point ces textes révèlent un Marx bien peu ouvriériste, dans la mesure où il n’hésitait pas à faire de la paysannerie le sujet révolutionnaire de la Russie. Cette analyse est conforme aux conceptions sociologiques de Marx, dans la mesure où la défiance dont il pouvait par exemple faire preuve envers la paysannerie française ne provenait pas de sa nature, mais de son rapport à la propriété, qui amenait le monde agricole français, attaché à sa propriété parcellaire, à se défier de tout projet socialiste. Là encore, Marx se révèle un homme pragmatique, s’attachant à rechercher dans l’organisation concrète d’une formation sociale les forces susceptibles de porter un projet socialiste révolutionnaire.

On remarquera aussi la contribution de Michael Löwy qui s’interroge sur le caractère « romantique » de Marx, en soulignant qu’il s’attacha à penser, dans le cas russe comme dans un certain nombre d’autres cas, la construction du socialisme en pensant l’avenir au prisme du passé. Particulièrement emblématique de cette position est l’un des brouillons de sa lettre à Zassoulitch, dans lequel Marx évoque la possibilité d’un « retour de la société moderne à une forme supérieure du type le plus archaïque, la production et l’appropriation collective ». Un tel passage montre à quel point la philosophie de l’histoire de Marx n’était en rien linéaire et pouvait même s’attacher à penser l’histoire en combinant des temps divergents.

Pour se convaincre totalement de ces analyses, il faut sans doute aussi prendre en compte que Marx a été largement victime des illusions romantiques de son époque, qui croyait voir dans les formes communautaires d’occupation du sol le reliquat d’un ancien « communisme primitif ». Cette conception, qui ne constitue en dernière analyse qu’une forme profane du mythe judéo-chrétien du jardin d’Eden, fut particulièrement diffusée dans l’historiographie allemande du XIXe siècle, à laquelle Marx et Engels ont par exemple emprunté l’idée que la « communauté germanique primitive » se serait fondée sur la propriété collective du sol. Aujourd’hui abandonnée par les historiens, cette conception confondait en réalité les structures communautaires inhérente à la seigneurie avec un authentique communisme primitif, oubliant que le féodalisme excluait par nature toute véritable forme de propriété paysanne. Sans doute s’agit-il là de la principale limite des conclusions que Marx, prisonnier des conceptions de son époque, a pu tirer de ses travaux sur l’obchtchina. Cette erreur théorique n’eut toutefois guère de conséquences pratiques, puisqu’en utilisant la Révolution de 1917 pour se débarrasser des derniers reliquats de ces structures féodales, la paysannerie russe ne s’y est en revanche pas trompé, ce qui lui permit de trancher radicalement et définitivement le débat ouvert par les narodniki sur les vertus supposées de l’obchtchina.

Laurent Ripart