Publié le Jeudi 23 mai 2019 à 13h21.

Le Piège américain

De Frédéric Pierucci (avec Mathieu Aron), Éditions Jean-Claude Lattès, 480 pages, 22 euros. 

Ce livre se lit comme un roman policier, mais ce n’en est pas un. L’auteur était un cadre de la société Alstom, à la tête de la division chaudières. Lors d’un voyage d’affaire aux USA le 14 avril 2013, il est arrêté à la descente de l’avion et présenté à un procureur fédéral du Département de la Justice (DOJ) en charge de la lutte contre la corruption dans le cadre de la loi étatsunienne Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), de portée internationale dans la mesure ou la transaction utilise le dollar ou qu’un simple message internet transite par un opérateur situé aux USA. Il est accusé de corruption d’un parlementaire indonésien, dans le cadre de la négociation d’un contrat de construction, par Alstom et une entreprise japonaise, de la centrale électrique de Tarahan en 2003. Pierucci était alors directeur commercial de la division Power en poste aux USA. Le procureur lui propose alors « d’informer » la justice US, de ne pas prévenir sa hiérarchie, et lui indique qu’Alstom est sous investigation depuis 3 ans et que la société refuse de collaborer avec la justice. Devant le refus de l’auteur d’accéder aux demandes du DOJ (selon les consignes de la direction d’Alstom données à ses cadres en pareille situation) et son exigence d’entrer en contact avec son employeur et avec les autorités consulaires, il est envoyé dans une prison de haute sécurité. 

 

Un jouet dans un bras de fer

Pierucci compte sur le cabinet d’avocats désigné par Alstom pour assurer sa défense. Il sait qu’il y a eu corruption (3% du montant du marché) par l’intermédiaire de deux « consultants » choisis par la société japonaise, en accord avec la direction générale d’Alstom, mais il n’a fait qu’entériner des décisions prises à un autre niveau et se considère innocent d’autant plus qu’il n’en a retiré aucun bénéfice personnel. En fait, les avocats lui font entendre que son intérêt est de plaider coupable, de dire ce que le DOJ veut entendre, dans ce cas un « deal » peut être conclu, qu’en cas contraire sa prison peut durer des années voire des dizaines d’années. En effet, le DOJ a en sa possession de nombreux documents issus de l’espionnage industriel des réseaux de télécommunication et  d’informateurs sous contrôle. Il apprend qu’Alstom, dans une situation financière difficile, intéresse la société US General Electric (GE), du moins sa division Énergie et particulièrement le département turbine. Rapidement il prend conscience qu’il n’est qu’un jouet dans un bras de fer qui le dépasse et que, de fait, il est otage. Sur les conseils de ses avocats et sur la promesse que son emprisonnement se limitera à 6 mois, Pierucci plaide coupable. Alstom engage alors une procédure de licenciement à  son égard et ne paye plus le cabinet d’avocats.

 

Un certain Emmanuel Macron

Pendant ce temps, en d’autres lieux, des tractations se déroulent entre, d’une part, Patrick Kron, PDG d’Alstom, et GE et, d’autre part, le DOJ. Kron négocie la vente de la division Énergie d’Alstom à GE et son immunité judicIaire contre une amende payable par Alstom. Kron annonce la vente, en court-circuitant l’État français, pourtant actionnaire d’Alstom. Le ministre de l’Industrie Montebourg est furieux, mais un certain Emmanuel Macron, alors dans l’entourage de Hollande, est moins surpris et fait approuver par la présidence cette vente d’un entreprise déclarée stratégique car ayant construit les turbines des 56 réacteurs nucléaires et celles des sous-marins de la force de frappe océanique et du porte-avion. Kron fait adopter par un conseil d’administration à sa botte la transaction, pour une somme qui couvre l’endettement de l’entreprise et le paiement de l’amende négociée avec le DOJ, ainsi qu’un bonus personnel de 4 millions d’euros. Perucci apprendra que Kron s’est rendu aux USA pendant sa détention et qu’il n’a pas été arrêté, ce qui montre la collusion entre General Electric et le DOJ, complices dans l’appropriation d’Alstom par GE.Cette transaction réalisée, le procès Pierucci se déroule. Après une séance digne d’un procès stalinien ou l’accusé récite un texte négocié par le cabinet d’avocats, la juge lui annonce que, selon le barème, sa peine serait de 29 à 35 ans de prison, Après un délibéré d’une heure, la même juge vient lui annoncer sa décision : 30 mois de prison… De quoi couvrir la prison déjà réalisée avec un reliquat à faire. Une sinistre comédie…. Direction, donc, la prison. Pierucci demande alors à terminer sa peine en France comme le droit l’autorise. Ces démarches prendront du temps. De retour en France il est libéré par un juge de Bobigny.La triste histoire de Pierucci est une belle illustration du fait que le monde économique de libre marché n’est pas un terrain de jeu où les règles seraient claires et respectées, mais plutôt une arène où tous les coups sont permis (à condition de ne se faire prendre) pour maintenir et accroître les privilèges des capitalistes, même au prix du sacrifice de quelques-uns de ses serviteurs les plus zélés.

Jean-Paul Petit